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« Le concept de souveraineté économique et industrielle de l’Europe fait progressivement son chemin »

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L’Europe a compris qu’elle ne pouvait être le seul bloc mondial à ne pas défendre sérieusement ses intérêts économiques, insistent, dans une tribune au « Monde », l’avocate Nicola Lohrey et le spécialiste de la politique européenne Eric-André Martin. Les outils de protection se mettent enfin en place.

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Le contexte dans lequel les entreprises européennes exercent leur activité se durcit sous l’effet de multiples crises : sanitaire, énergétique, sécuritaire et géopolitique avec la guerre d’Ukraine. Ces crises suscitent des réflexes protectionnistes au plan global. Ainsi, la loi dite Inflation Reduction Act (IRA) de l’administration Biden permet aux investissements sur le sol américain de bénéficier d’avantages substantiels par rapport à l’Europe.

L’IRA est tout à la fois le marqueur de l’accélération de la transition de l’économie américaine vers un marché décarboné et d’une préférence donnée au made in America. En effet, les subventions ne seront versées que pour des produits fabriqués aux Etats-Unis, ce qui va favoriser les Tesla américaines par rapport aux voitures électriques européennes, et l’acier américain pour des projets de parcs éoliens. Les Européens redoutent des délocalisations massives d’entreprises, qui préféreront fabriquer sur le sol américain pour pouvoir bénéficier de ces aides.

Autre exemple, l’amélioration des conditions d’accès au marché chinois pour les entreprises européennes dépend de la ratification de l’accord global sur les investissements entre l’UE (Union européenne) et la Chine. Par ailleurs, le ralentissement de la croissance chinoise a des effets négatifs sur un grand nombre de secteurs du fait de la forte dépendance de pans entiers de l’économie européenne aux productions chinoises.

 

Réciprocité

Face à ce durcissement protectionniste, l’Europe peut-elle continuer à penser que le jeu de la libre concurrence en faveur du moins-disant reste la meilleure réponse sur le plan global ? Les choses changent. Ainsi le concept de souveraineté économique et industrielle de l’Europe fait-il progressivement son chemin. Le contexte de polycrises a accéléré la prise de conscience par l’Europe que celle-ci ne pouvait plus rester « l’idiot du village planétaire », mais qu’elle devait se doter de toutes les armes compatibles avec le droit international pour favoriser et protéger ses entreprises dans la concurrence internationale.

Qu’on en juge : dans le domaine du numérique, l’UE se dote d’un nouveau dispositif qui encadre fortement les géants du secteur. Sur le plan industriel, elle a mis en place un dispositif de surveillance des investissements étrangers et vient de se doter d’un instrument pour bloquer l’accès à ses marchés publics aux entreprises de pays n’autorisant pas les Européens à participer à leurs propres appels d’offres. De même, un dispositif est en cours d’élaboration en vue de cibler les pays tiers subventionnant leurs productions et le concept de réciprocité s’est installé.

D’autres mesures plus fortes pourraient être adoptées à l’avenir, notamment des sanctions européennes pour permettre l’adoption de mesures de représailles à l’encontre des pays qui utilisent l’arme de l’extraterritorialité du droit contre des entreprises européennes ; des règles visant à exclure du marché européen tous les produits issus du travail forcé ; des politiques industrielles sectorielles pour favoriser la création de groupes européens dans des secteurs stratégiques, notamment les batteries électriques, l’hydrogène ou le cloud computing. Et pourquoi pas aller jusqu’à l’adoption d’un véritable « Buy European Act » pour créer une « préférence européenne ? ».

Ainsi, le concept de politique industrielle n’est plus un tabou pour assurer la double transition de l’économie européenne vers la décarbonation et la numérisation, ni même l’idée que les règles du droit européen de la concurrence (notamment en matière d’aides d’Etat) devront être assouplies. Ce changement de paradigme doit permettre à l’Europe de lutter à armes égales avec les autres grands blocs, principalement les Etats-Unis et la Chine, et suppose une véritable solidarité des pays européens pour défendre leurs entreprises et préserver leur prospérité dans la féroce compétition économique internationale.

 

Difficultés du couple franco-allemand

Certes, l’Europe n’a pu se construire que grâce à la réconciliation franco-allemande et à la coopération intense qui s’est développée entre les deux partenaires, au service de l’intégration européenne. Fortes de ce rapprochement, la France et l’Allemagne ont pu tisser des relations économiques intenses, qui ont conduit à d’importants investissements croisés et à la création d’emplois dans les deux pays : 2 500 entreprises allemandes opèrent en France et emploient 320 000 personnes. Dans le sens inverse, la France est le deuxième partenaire commercial au niveau européen, 3 000 entreprises françaises sont implantées en Allemagne, où elles emploient 325 000 personnes.

La guerre en Ukraine agit comme un révélateur des difficultés du couple franco-allemand à apporter des réponses à la hauteur des enjeux, comme en témoignent les différends qui pèsent sur les débats européens relatifs à l’énergie, mais aussi les difficultés que rencontre la coopération bilatérale en matière d’armement. Assurément, le temps n’est pas à la nostalgie, à la concurrence mutuelle, mais à l’action, pour prévenir le risque de pénurie énergétique, de désindustrialisation et de crise sociale en Europe. Fortes de la légitimité de leur histoire, les relations franco-allemandes restent soumises au défi de l’exemplarité et de l’efficacité.

Le contexte de polycrises valorise certains acquis fondamentaux du marché unique, tels que le fait de disposer d’un cadre réglementaire stable et d’une proximité géographique avec les clients et fournisseurs. Ce cadre facilite la marche vers une économie décarbonée, la clé d’un changement de modèle industriel et d’une compétitivité durable pour les entreprises européennes. Pour valoriser ces atouts, les deux partenaires doivent penser leur relation dans un monde dominé par la rivalité de puissance et les tensions géopolitiques. Et considérer l’Europe non pas comme la somme des intérêts individuels de ses membres mais comme le fruit d’une coopération, où chacun doit accepter des sacrifices, au service d’une vision commune.

 

Nicola Lohrey est avocate au cabinet Rödl & Partner

Eric-André Martin est secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) de l’Institut français des relations internationales (IFRI)

 

>> Lire l'article dans Le Monde (réservé aux abonnés)

 

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Éric-André MARTIN

Éric-André MARTIN

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Ancien secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) de l'Ifri

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