Laurence Nardon : "Les États-Unis souffrent du syndrome de la fatigue de l’Empire"
Malgré la montée en puissance de la Chine et le retour d’une Russie belliqueuse, l’Amérique a les moyens économiques, technologiques ou militaires de maintenir sa domination, estime la chercheuse.
Si les années 1990 ont marqué, avec l’éclatement de l’Union soviétique, le triomphe - peu modeste - des Etats-Unis et de l’ordre libéral occidental, la première puissance mondiale a été continuellement défiée depuis le début du millénaire. Par les attentats islamistes de 2001, la montée en puissance de la Chine, et désormais par l’agressivité de la Russie.
Malgré les avancées chinoises et ses faiblesses internes, l’Amérique a cependant les moyens de conserver son leadership sur les plans économique, militaire, économique et technologique, estime Laurence Nardon, auteur de Géopolitique de la puissance américaine (ed. Presses universitaires de France). A condition toutefois qu’elle le veuille.
"Le gros problème de l’Amérique, c’est qu’une partie d’elle-même partage les doutes du "Sud Global" sur sa légitimité à agir à l’international, tandis qu’une autre partie n’a tout simplement plus envie d’être le gendarme du monde", estime la chercheuse.
L’avenir du pays dépendra en grande partie du choix que feront les Américains lors de l’élection présidentielle du 5 novembre. Si les candidats ont annoncé les grandes lignes de leur programme en politique étrangère, l’incertitude demeure. Selon Laurence Nardon, que Donald Trump ou Kamala Harris accède à la Maison-Blanche, la tendance du pays semble être au repli sur lui-même. Pas de quoi rassurer les Ukrainiens…
L’Express : A quelques semaines d’une élection déterminante, quelles directions peut prendre la politique étrangère américaine ?
Laurence Nardon : Sur le papier, Donald Trump et Kamala Harris sont clairs sur ce qu’ils veulent faire en politique étrangère, notamment vis-à-vis de l’Europe. Mais en réalité, une bonne dose d’incertitude demeure. Si l’on se fie à son discours, Trump veut se retirer de l’Europe : prendre ses distances avec l’Otan et mettre fin à la guerre en Ukraine en 24 heures (et donc à l’aide pour ce pays) en imposant une négociation entre les deux belligérants. C’est l’un des rares sujets sur lesquels il n’a jamais changé d’avis. Mais globalement, quand on regarde de plus près, on s’aperçoit que Trump n’entre absolument pas dans les détails de ses projets en matière de politique étrangère - il reste dans l’invective et la colère.
De son côté, Kamala Harris a affirmé en août dernier, lors de la convention démocrate, qu’elle continuerait à soutenir l’Ukraine. En tant que femme, noire, et candidate depuis quelques semaines, elle était obligée de se montrer assez "virile", d’incarner une commandante en chef très dure - elle a également indiqué qu’elle ne laisserait pas la Chine gagner la bataille du XXIe siècle.
Vous ne croyez pas à ces discours ?
Il faut aussi prendre en compte les positions des conseillers et des appareils politiques, qui ne sont pas forcément sur la même ligne que les candidats. Ainsi, Phil Gordon, le conseiller pour les affaires de politique internationales de Kamala Harris, est un pragmatique prudent, très réticent aux interventions américaines à l'étranger, ce qui tranche avec le discours de la candidate démocrate.
La réalité, c’est que les démocrates évoluent dans la même direction que les républicains, concernant l’Ukraine. Kamala Harris a promis un soutien sans faille, mais il n’est pas sûr qu’il soit aussi intensif que ce que demandent les Ukrainiens. Surtout, l’idée fait son chemin que les Ukrainiens, qui ne peuvent pas se passer de l’aide occidentale, ne pourront pas l’emporter sur les Russes. Si Phil Gordon est nommé à un poste important dans une administration Harris, il y aura sans doute à un moment une ouverture vers des négociations.Quant à Trump, il compte dans le camp républicain un certain nombre d’élus qui ont des points de vue différents du sien, comme notamment Lindsey Graham, le sénateur de Caroline du Sud, unrépublicain traditionnel, un peu “faucon”, qui incarne ce courant très méfiant envers la Russie, en souvenir de l’ère communiste, mais aussi parce qu’il n’aime pas l’autoritarisme et les dérives de Poutine. Quoi qu’il en soit, si Trump est réélu, les Etats-Unis redeviendront sans doute l’acteur imprévisible et déstabilisant qu’ils ont été entre 2016 et 2020, tournant le dos à toute responsabilité internationale.
Et sur les autres dossiers, prévoyez-vous des ruptures avec la politique étrangère de Joe Biden, si Kamala Harris est élue ?
On ne sait pas très bien comment elle agirait. Prenons le conflit au Moyen-Orient. Par rapport à Joe Biden, elle a davantage mentionné les souffrances des Palestiniens, en Cisjordanie et à Gaza, car elle doit rassurer l’aile gauche de son parti sur son engagement à y mettre un terme. Mais quelle décision prendra-t-elle sur les livraisons d’armes à Israël ? Il est peu probable qu’elle renonce à en fournir à l’allié de toujours de l’Amérique. Sans doute poserait-elle plus de conditions de type humanitaire ?Concernant la Chine, elle ne connaît pas ce pays, où elle n’est jamais allée, tandis que son colistier, Tim Walz, y a été 30 fois. Mais qu’il s’agisse de Trump ou de Harris, aucun des deux ne cache son opposition à la Chine : ils semblent bien décidés à contrer la menace qu’elle représente sur les plans économique, technologique et géopolitique. A mon avis, Harris va rester dans l’ambiguïté stratégique par rapport à une intervention américaine en cas d’attaque sur Taïwan, ce qui est la position de Washington depuis 79, et celle de Trump – même si Joe Biden a affirmé plusieurs fois que les Etats-Unis interviendraient, avant que ses conseillers ne rétropédalent.Elle devrait néanmoins s’inscrire dans cette nouvelle période de la politique étrangère américaine, où la tendance est au repli sur soi. Le courant non interventionniste a le vent en poupe : beaucoup ne se sont pas remis des opérations en Irak et en Afghanistan. Contrairement à Biden, Harris n’est pas une enfant de la guerre froide. On peut penser qu’elle incarnera une Amérique qui veut certes être présente dans le monde, mais qui est quand même plus prudente et plus réticente à intervenir que l’administration Biden. En ce sens, elle s’inscrirait dans la continuité de Barack Obama et de Donald Trump.
Va-t-elle reprendre le discours de l’administration Biden, qui a mis en scène la lutte des démocraties contre les autocraties ?
C’est une vision dumonde très manichéenne. Je pense que Harris sera plus prudente sur ce sujet et qu’elle n’en fera pas une ligne de force de sa politique étrangère. J’en veux pour preuve que, déjà, sa campagne a cessé d’utiliser cet argument en politique intérieure, alors que Biden agitait la menace du risque que la démocratie américaine n’explose si Trump est réélu. Il n’avait pas forcément tort, mais ce discours ne prenait pas. Kamala Harris en parle donc beaucoup moins. Au lieu de jouer sur les angoisses en cas de victoire de Trump, elle préfère crée un discours positif autour de sa propre victoire.
Quelle influence peut avoir son colistier Tim Walz en matière de politique chinoise ?
Le fait qu’il connaisse bien le régime chinois et son bilan en matière de droits de l’Homme.Nombre de ses visites étaient des voyages d’affaires : il allait vendre les productions du Minnesota en Chine. Donc il pouvait difficilement être critique sur les droits de l’Homme. Mais il connaît bien le régime et ce sera nécessairement une bonne chose. Cela peut permettre de mettre de l’huile dans les rouages, alors que les tensions entre les deux pays ont atteint des sommets ces dernières années, notamment après l’histoire des ballons chinois “espions”. D’ailleurs, depuis un an au moins, il y a des tentatives des deux côtés pour renouer le contact.
Avec la montée en puissance de la Chine, l’agressivité de la Russie, et l’impuissance des Etats-Unis à mettre fin au conflit au Moyen-Orient, la superpuissance américaine est-elle menacée, à la veille de l’élection présidentielle ?
Les Etats-Unis restent sans aucun doute LA superpuissance mondiale. Sur le plan militaire, ils sont toujours les premiers, loin devant Pékin, tant en matière budgétaire (842 milliards de dollars pour 2024, contre 292 milliards en 2022 pour la Chine) que technologique. Leurs troupes sont déployées dans de nombreuses bases sur la planète, et très bien entraînées, contrairement à la Chine qui n’a pour l’heure installé qu’une seule base à l’étranger, et n’a aucune expérience récente de la guerre (la dernière remontant à 1979, avec le Vietnam). Seul bémol, l’armée américaine connaît quelques problèmes de recrutement. Sur le plan économique aussi, les Etats-Unis mènent la course. Leur PIB reste le plus important du globe et, alors que nombre d’observateurs évoquaient ces dernières années le moment où la Chine leur passerait devant, cette perspective semble s’éloigner, du fait des difficultés économiques du géant asiatique.L’écart technologique reste aussi conséquent.Certes, si on regarde le nombre de brevets déposés par an, la Chine est leader, mais l’avance technologique ne se limite pas au nombre de brevets. Il faut aussi prendre en compte tout l’écosystème financier qui permet à une start-up de se créer et de prospérer.
Et en matière de soft power, les Etats-Unis font-ils toujours autant rêver ?
Je suis très frappée de voir à quel point nos enfants et nos adolescents vivent dans un univers mental anglo-saxon. Via les plateformes de streaming, YouTube ou les réseaux sociaux, ils sont en permanence soumis à des contenus de cette origine. L’influence culturelle américaine est toujours absolument massive. Elle se manifeste par le cinéma, la musique, mais aussi par sa capacité à orienter les débats de société dans le reste du monde – sur les questions de genre et de race, par exemple.Le soft power comporte toutefois une autre dimension : le prestige moral. Or cette autorité morale a été très abîmée par l’intervention en Irak en 2003 ou l’invasion du capitole en janvier a 2021, qui a écorné l’image de la démocratie américaine. Indéniablement, les dernières décennies ont vu une perte de crédibilité de la puissance américaine dans le “Sud Global”. C’est la face plus sombre du soft power américain.
Vous mentionnez aussi dans votre livre la puissance juridique des Etats-Unis…
C’est un atout majeur. La prééminence du dollar leur permet de sanctionner des entreprises dans le monde entier selon leurs critères, y compris en Europe. De fait, un juge américain peut condamner des acteurs qui ne sont pas américains à partir du moment où ils utilisent le dollar. Cette capacité à décider des sanctions ou à interdire les exportations de technologies stratégiques, notamment vers la Chine, est un instrument de puissance majeur aujourd’hui.En résumé, les Etats-Unisont tous les instruments d’une superpuissance : économiques, technologiques, militaires, juridico financiers, et culturels. Même si c’est un peu plus nuancé s’agissant du soft power.
Pourtant, la question du déclin de l’empire américain revient régulièrement dans le débat…
Les Etats-Unis sont une grande puissance, mais en même temps, c’est un pays qui connaît des difficultés sociales extrêmement lourdes (le problème de la drogue, et notamment du Fentanyl ; l’endettement des étudiants en raison du coût des universités, la violence et les tueries de masse…). Depuis 2016, tous les présidents ont essayé de résoudre cette contradiction, en mettant au centre du débat le fait que la croissance devait bénéficier aux classes moyennes. L’idée s’est imposée que la mondialisation a fait beaucoup de mal à cette catégorie et qu’il faut en sortir. C’est une tendance qui va continuer après les élections de cette année, quel que soit le ou la vainqueur(e).Au-delà des faits, l’avenir de la position des Etats-Unis dans le monde relève presque de la psychologie. Le gros problème de l’Amérique, c’est qu’une partie d’elle-même partage les doutes du “Sud Global” sur sa légitimité à agir à l’international, tandis qu’une autre partie n’a tout simplement plus envie d’être le gendarme du monde. Les Etats-Unis ont les moyens de rester une superpuissance, toute la question est de savoir s’ils le veulent encore.
Les Etats-Unis ont-ils les moyens de contrer la montée en puissance de la Chine ?
Oui. Et pas seulement du fait de leur domination économique, technologique ou militaire. Le moyen le plus efficace déployé par Washington aujourd’hui, c’est le contrôle de ses exportations de produits stratégiques vers Pékin. Trump les avait renforcés. Bidenest alléencore plus loin dans ce domaine, y compris en entravant les investissements entre les deux pays dans les secteurs stratégiques. Les Etats-Unis ont une attitude très coercitive. Tout cela risque de compliquer le développement économique et technologique de la Chine.Plus globalement, on ne dira jamais assez à quel point Biden, malgré ses signes de vieillissement, aura été un président transformationnel, beaucoup plus qu’Obama, beaucoup trop prudent et velléitaire. Biden a vraiment changé la face de l’Amérique, en actant notamment la fin du néolibéralisme reaganien. Biden a tiré les conséquences de la victoire de Trump en 2016. Il a compris qu’il fallait réduire les inégalités pour calmer la colère de la population. Il a remis en route une politique volontariste dans le pays, en réactivant le rôle de l’Etat fédéral et en incorporant un volet protectionniste antichinois.
Les Etats-Unis ont-ils réagi trop tard à la montée en puissance chinoise ?
Certains parlent d’une décennie perdue…La prise de conscience du fait que la Chine devient menaçante, qu’elle ne respecte pas les règles de l’OMC – alors qu’elle bénéficie d’exemptions – et qu’elle fait du tort aux classes moyennes des pays développés, est venue assez rapidement après la crise de 2008. C’est de cette époque que date le “pivot vers l’Asie” annoncé sous Obama, une politique qui visait à endiguer la puissance chinoise. Mais elle n’a pas été vraiment mise en place parce que très rapidement, il y a eu les printemps arabes et l’annexion de la Crimée, puis plus récemment la guerre en Ukraine et le conflit au Moyen-Orient.Jusqu’à présent, les États-Unis n’ont donc pas réussi à se redéployer complètement dans ce qu’ils appellent maintenant la région Indopacifique. Obama n’avait pas été assez efficace. Mais ensuite, Trump est arrivé avec une rhétorique très antichinoise. Biden a accentué cette tendance, au point que la Chine est désormais qualifiée dans les textes officiels de “défi structurant”. Avec lui, on est entré dans une troisième phase, avec cette politique de contrôle des exportations. Et en même temps, on voit bien que les Etats-Unis se sont fait peur, avec cette hostilité croissante. D’où ces tentatives de réconciliation souterraines ces dernières années. Est-ce que cela veut dire arrêter d’être hostiles, non. Mais l’objectif est de réussir à gérer cette hostilité officielle, pour éviter que les choses dérapent.
Vous semble-t-il inéluctable que la Chine parvienne un jour à bouter les Etats-Unis hors de leur région ?
La Chine essaye de renforcer sa présence en mer de Chine du Sud. Mais elle est confrontée à plusieurs obstacles : d’une part, son ralentissement économique. Et d’autre part, mis à part la Corée du Nord, elle manque d’alliés officiels pour établir un pôle de pouvoir régional, contrairement aux Etats-Unis. Quant à la puissance militaire chinoise, il faut aussi la relativiser.Certes,ils mettent beaucoup de nouveaux navires à l’eau chaque année, mais ils partent de loin, avec de nombreux modèles qui datent de l’époque soviétique. Surtout, ils n’ont pas eu d’expérience de la guerre depuis 1979.C’est la faiblesse chinoise. La faiblesse américaine, c’est la question de savoir s’ils vont vouloir continuer à se déployer dans la région. Les Etats-Unis souffrent du syndrome de la “fatigue de l’Empire”. Beaucoup va dépendre de l’attitude et des choix américains. S’ils se retirent, le monde pourrait être partagé en plusieurs zones d’influence. Mais ils peuvent aussi décider de rester une puissance active en Asie Pacifique. Peut-être en faisant plus participer financièrement leurs nombreux alliés dans la région.
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>lire l'interview intégrale sur le site de L'Express
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