"L'asile ne se réduit pas à une gestion de flux"
Les États européens n’ont pas tiré les leçons de la crise de 2015 et persistent à réduire la politique de l’asile à celle de la lutte contre l’immigration irrégulière, estime le chercheur Matthieu Tardis. Conséquence ? Malgré les affichages politiques, les moyens manquent pour assurer un accompagnement de qualité vers l’intégration et pour résoudre les dysfonctionnements structurels du dispositif d’accueil.
Cet été, les images de l’aéroport de Kaboul envahi par les Afghans qui tentaient de fuir les talibans ont ravivé le souvenir de la crise migratoire de 2015. Ces situations sont-elles comparables ?
Mathieu Tardis : En réalité, elles n’ont rien à voir. En Syrie, la guerre a éclaté en 2011 dans un régime stable, provoquant des mouvements de population d’abord à l’intérieur du pays et vers les pays limitrophes (Jordanie, Liban, Turquie). Ces mouvements se sont déplacés vers l’Europe à partir de 2015, comme une sorte de deuxième choix, poussés par la dureté des conditions de vie dans ces pays. On a beaucoup dit qu’Angela Merkel avait ouvert les frontières de l’Europe. La vérité, c’est que les gens étaient là, et qu’il était impensable de laisser un million de réfugiés bloqués en Hongrie ou en Autriche. Les Afghans, quant à eux, vivent une crise humanitaire permanente depuis 40 ans. En tout, 2,6 millions d’entre eux sont réfugiés dans un autre pays, dont 2,2 millions en Iran et au Pakistan. Quand les talibans ont repris Kaboul, il s’est agi pour les Européens d’organiser l’évacuation des personnes directement visées par le nouveau pou voir. Environ 22000 Afghans ont été exfiltrés en Europe, dont 2600 vers la France. Depuis, il n’y a pas eu de déplacements importants d’Afghans au Pakistan, en Iran et encore moins en Europe. On voit bien que pour les Occidentaux, les enjeux ne sont pas du tout les mêmes. II s’agit surtout d’aider les pays limitrophes et d’organiser des programmes de réinstallation de réfugiés afghans vers l’Union
Ce conflit pourrait-il redonner un élan au Pacte européen pour l’asile et l'immigration ?
Matthieu Tardis : C’est difficile à dire. Au fond, l’Europe n’a jamais fait son examen de conscience sur les raisons de la crise de 2015, en particulier sur les mouvements secondaires à l’intérieur du continent. Pourquoi les Vingt-Sept, pourtant liés par les mêmes textes, n’ont-ils pas tous les mêmes standards ? Comment avancer avec des États
membres qui refusent le compromis ? Pourquoi la Commission s’entête-t-elle à proposer des textes cohérents sur le papier, mais inapplicables dans la vraie vie ? Pour satisfaire les États qui refusent d’accueillir des demandeurs dans le cadre de la répartition, la Commission a par exemple inventé le « parrainage de retour ». Ainsi, la
Hongrie pourrait superviser et prendre en charge le retour d’un demandeur qui se trouve en Italie. Mais avec quelle responsabilité juridique? Quels moyens, quelles compétences, quelles modalités et conséquences pour les opérateurs italiens ? C’est à la présidence française, à partir du 1er janvier 2022, qu’il reviendra de remettre sur le
sujet sur la table. Mais je doute que le contexte (élection présidentielle, débats sur l’immigration...) favorise une discussion rationnelle et éclairée. D’autant que le souvenir de 2015 reste cuisant C’est probablement ce qu’Emmanuel Macron avait en tête quand, le 17 août, il a déclaré que la France accueillerait les Afghans « les plus menacés », mais devait « se protéger contre des flux migratoires irréguliers et importants ».
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« Le mécanisme d’orientation directive est un outil administratifredoutable, puisque ceuxquila refusent se voient retirer les conditions matérielles d’accueil. », Matthieu Tardis
De quel glissement conceptuel ce discours est-il révélateur ?
Matthieu Tardis: II montre à quel point l’asile est désormais confondu avec l’immigration. Jusqu’aux années 1980, la politique occidentale de l’asile était essentiellement un instrument de politique étrangère à l’égard des pays communistes. Avec la chute du bloc soviétique, la guerre des Balkans, le conflit kurde, les profils
ont changé. Sont arrivées des personnes qui fuyaient des conflits indiscriminés, de nationalités extra
européennes... On a vu apparaître des discours sur des « faux réfugiés », « l’abus du droit d’asile », et
la question s’est progressivement réduite à un enjeu de gestion des flux migratoires.
En quoi ces représentations pèsent-elles sur le dispositif national d’accueil (DNA) ?
Matthieu Tardis : II a été conçu comme un dispositif d’insertion sociale. Dans la réalité, les moyens attribués aux
structures ne leur permettent d’assurer que le strict minimum: l’accompagnement dans la procédure administrative et l’ouverture des droits. Le reste, y compris ce qui a trait à la vie quotidienne, repose sur des partenariats avec les acteurs locaux, dont les associations caritatives. Le DNA est aujourd’hui un instrument de la politique de gestion des flux migratoires.
Pourtant, d’importants moyens ont été déployés pour augmenter la capacité du dispositif...
Matthieu Tardis : C’est vrai. Le nombre de places dans le parc d’hébergement a doublé depuis 2015, passant de 55000 à près de 110000. Pour autant, le DNA ne loge aujourd’hui qu’un demandeur d’asile en cours de procédure sur deux, et manque d’au moins 20000 places... alors même que plusieurs milliers sont vacantes ! Le dysfonctionnement est structurel. On a tenté de bricoler des solutions palliatives qui perdurent (les hébergements d’urgence pour demandeurs d’asile - Huda), de créer un système de sas (avec les centres d’accueil et d’évaluation de la situation administrative), mais sans jamais réussir à régler l’embolie du dispositif principal constitué des centres d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada) et centres provisoires d’hébergement (CPH).
Même la réduction des délais de procédure - une bonne chose en soi - peut finir par se retourner contre l’intérêt des personnes. Exemple : la protection subsidiaire peut être accordée à un demandeur afghan à peine trois mois après le dépôt de sa demande. Et tant mieux. Sauf qu’aussitôt, au nom de la fluidité du DNA, la préfecture met la pression sur le gestionnaire du Cada pour faire sortir la personne, qui doit se débrouiller par elle-même pour parler français, trouver un boulot et obtenir un logement.
De sorte que l’intégration n’apparaît pas comme une priorité ?
Matthieu Tardis : En tout cas, c’est très révélateur des ambiguïtés de la politique de l’asile. L’orientation directive par exemple (le transfert des demandeurs depuis l’île-de-France, saturée, vers les autres régions) est présentée comme un instrument au service de l’intégration. Et, de fait, on constate que hors des grandes métropoles cette dernière peut fonctionner. C’est quelque chose que j’ai observé en travaillant sur les programmes de réinstallation en milieu rural. La préfecture, la direction régionale du Travail, les élus locaux, les associations, les acteurs du logement y travaillent davantage en coordination. Et puis, ils s’appuient sur la mobilisation de bénévoles locaux, impliqués sur les aspects humains: l’apprentissage du français, l’acquisition d’éléments de la culture quotidienne, l’inscription dans la vie sociale...
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Ecouter l'entretien sur le site de Directions.
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