« L’Allemagne est prisonnière d’un modèle qui a fait ses preuves mais n’est plus adapté »
Entre la montée de l’AfD, le déclin de son modèle économique et les tensions avec Musk, l’Allemagne affronte le péril des législatives du 23 février. Entretien avec Paul Maurice, chercheur à l’Ifri.

L'un des meilleurs spécialistes de l'Allemagne, Paul Maurice, a accepté d'analyser pour Le Point les enjeux des législatives allemandes du 23 février, cruciales pour le destin de l'Europe. Secrétaire général du Comité d'études des relations franco-allemandes à l'Institut français des relations internationales (Ifri), ce chercheur brillant a été chef de la Mission de l'Allemagne, de l'Europe alpine et adriatique à la Direction de l'Union européenne du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, de septembre 2022 à août 2024. Les diplomates allemands à Paris reconnaissent sa valeur.
Emmanuel Macron va bientôt sortir de son face-à-face peu fructueux avec le chancelier social-démocrate Olaf Scholz. Le leader de la CDU, Friedrich Merz, apparaît le mieux placé pour devenir son partenaire. Un meilleur alter ego ? Il leur faudra beaucoup d'efforts pour relancer l'Europe, menacée à l'Est par le tandem formé par Vladimir Poutine et Xi Jinping et à l'Ouest par les foucades imprévisibles de Donald Trump sur le dossier ukrainien. L'Allemagne, à l'économie bien mal en point, peut-elle relever les défis et compter sur la France, et réciproquement ? Les réponses de Paul Maurice.
Le Point : Le score de l'AfD pourrait-il être plus élevé que prévu, comme on l'a vu récemment en Roumanie ?
Paul Maurice : Les sondages allemands sont plutôt fiables. Jusqu'ici, ils se sont rarement trompés. Pour les élections dans les Länder de l'Est en septembre, les derniers sondages ont collé au résultat à 1 ou 2 % près. C'est logique, même si nous avons un électorat de plus en plus volatil, notamment à l'extrême droite. Il s'agit en partie d'un électorat protestataire qui peut, selon les circonstances, voter pour un parti traditionnel si le programme lui semble raisonnable ou, par colère, se tourner vers l'AfD. On voit néanmoins l'AfD s'installer autour de 20 ou 21 % dans les sondages, alors qu'elle était à 4 ou 5 points en dessous il y a quelques mois.
Les motivations du vote AfD sont-elles les mêmes à l'Est et à l'Ouest ?
Pas tout à fait. Le rejet de l'immigration reste le terreau principal. À l'Est, l'immigration dans l'espace public est quelque chose de nouveau. Du temps de la RDA, les travailleurs étrangers – des Angolais, des Mozambicains, des Vietnamiens, des Cubains – étaient parqués dans des immeubles à l'écart des villes. Il n'y avait pas de mixité. À l'Ouest, on trouve plutôt un électorat conservateur ou libéral du FDP (parti libéral-démocrate) déçu, des petits entrepreneurs qui exigeaient plus d'efficacité. Dans les anciennes zones industrielles, comme partout, un ancien électorat ouvrier se tourne vers le nationalisme.
Texte citation
« Les syndicats, les associations locales, le militantisme politique : tout ce tissu social qui structure la société ouest-allemande est plus fragile à l’Est. Cette absence de corps intermédiaires facilite la progression de l’extrême droite ».

Secrétaire général du Comité d'études des relations franco-allemandes (Cerfa) à l'Ifri
Comment expliquer la persistance de ce sentiment d'abandon à l'Est, malgré les milliards d'euros investis depuis la réunification ?
C'est un paradoxe. Si l'on considère les chiffres du chômage, certains Länder de l'Est font mieux que Hambourg ou la Sarre. Mais les investissements restent systématiquement plus faibles qu'à l'Ouest. La sous-représentation des Allemands de l'Est aux postes de pouvoir est frappante. Hormis Angela Merkel, qui fut une exception notable, la plupart des dirigeants viennent de l'Ouest. Le cas de Björn Höcke, le responsable local de l'AfD en Thuringe, est emblématique : bien que fer de lance du parti dans ce Land de l'Est, il est originaire de l'Ouest. Même constat pour Hans-Georg Maassen, l'ancien ministre-président de l'Union démocratique qui se présentait comme un défenseur de l'Est. Parmi les rares exceptions, on peut citer Manuela Schwesig, la ministre présidente sociale-démocrate du Land de Mecklembourg-Poméranie-occidentale.
La récente popularité de Sahra Wagenknecht [cheffe du parti de gauche radicale l'Alliance Sahra Wagenknecht] s'explique en partie par ses origines : née à Iéna à la fin des années 1960, cette figure politique incarne une voix authentique de l'Est allemand, ce qui résonne particulièrement auprès d'un électorat nostalgique. Un autre exemple marquant est celui de Karamba Diaby, député social-démocrate d'origine sénégalaise élu à l'Est, en Saxe-Anhalt, qui a dû surmonter durant sa carrière politique de nombreux obstacles liés à son parcours.
Pourquoi les structures sociales traditionnelles sont-elles si affaiblies à l'Est ?
La RDA a systématiquement démantelé ces contre-pouvoirs. Les églises, très actives lors de la transition démocratique en 1989-1990, ont été marginalisées depuis. Étant majoritairement évangéliques-luthériennes et sociales-démocrates, elles ne correspondaient pas à la CDU chrétienne-démocrate qui a géré la réunification. Les syndicats, les associations locales, le militantisme politique : tout ce tissu social qui structure la société ouest-allemande est plus fragile à l'Est. Cette absence de corps intermédiaires facilite la progression de l'extrême droite. C'est aussi lié à une moindre adhésion aux valeurs de la République fédérale : la culture démocratique ouest-allemande, construite sur la culpabilité de la période nazie, ne résonne pas de la même façon à l'Est, où l'on s'est défini comme un État antifasciste.
Friedrich Merz devrait devenir chancelier. Peut-il relancer la construction européenne ?
Il y a du pour et du contre. Friedrich Merz est francophile, héritier de la CDU des années 1980-1990, tourné vers l'ancrage occidental. Il sera certainement plus proactif qu'Olaf Scholz sur l'Europe. Mais côté allemand, la France est perçue comme un partenaire peu fiable, qui ne tient pas ses engagements budgétaires et traverse une période d'instabilité politique. En outre, cela dépendra en grande partie de la coalition. Avec une majorité stable, Friedrich Merz pourra agir. Avec un troisième partenaire, comme les Verts, imposé par les urnes, ce sera plus compliqué.
Texte citation
« L’Allemagne doit aussi réformer son “frein à l’endettement” pour investir massivement dans les infrastructures et l’éducation ».

Secrétaire général du Comité d'études des relations franco-allemandes (Cerfa) à l'Ifri
Le modèle économique allemand – gaz russe peu cher, sécurité déléguée aux Américains et exportations chinoises – est à reconstruire complètement. La France peut-elle aider l'Allemagne ?
Paradoxalement, le modèle français semble mieux armé pour les défis futurs. La France investit davantage dans les technologies d'avenir, comme l'intelligence artificielle. L'Allemagne peine à engager sa transition, prisonnière d'un modèle qui a fait ses preuves mais n'est plus adapté. Les programmes des candidats restent très classiques : subventions pour le SPD, baisses d'impôts pour la CDU-CSU… Cela ne résistera pas à une barrière d'une guerre commerciale américaine. La France peut aider via une réflexion commune sur la compétitivité européenne, avec la mise en œuvre des rapports Draghi et Letta. Mais l'Allemagne doit aussi réformer son « frein à l'endettement » pour investir massivement dans les infrastructures et l'éducation.
>> >> Lire l'intégralité de l'article sur le site de Le Point.
Média

Journaliste(s):
Format
Partager