« La Russie est en train de se livrer à une démonstration de force globale »
Thomas Gomart (Directeur de l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI).) Historien et spécialiste de la Russie, Thomas Gomart vient de publier un rapport pour l’Institut de l’Entreprise sur « Le retour du risque géopolitique : le triangle stratégique Russie, Chine, Etats-Unis ».
Que cherche à démontrer la Russie en Syrie ?
La Russie cherche à transformer le plus rapidement possible son intervention militaire en bénéfice diplomatique. Elle est intervenue depuis le mois de septembre, créant un effet de surprise, et modifie le rapport de force sur le terrain en remettant en selle le régime alaouite. Elle a réussi à relancer un processus diplomatique à Vienne à l’automne pour le Moyen-Orient et voudra reproduire cela dans les relations euro-atlantiques. Du point de vue russe, Syrie et Ukraine sont correllés de manière très étroite. Dans les deux cas, il s’agit d’un recours à la guerre limitée pour façonner l’ordre international. La diplomatie russe veut montrer que les Occidentaux se sont trompés.
Tous les moyens sont bons ?
A Paris, après les attentats du 13 novembre, on a pensé pouvoir s’entendre avec les Russes. Le problème est que la Russie est en train de se livrer à une démonstration de force globale qui s’observe en Syrie, en Ukraine, mais aussi dans le déploiement de forces navales et aériennes pour tester la solidité de l’Otan. La Russie veut exploiter le vide produit par le retrait américain d’Europe et du Moyen-Orient. Elle accentue le désarroi européen en soutenant des partis anti-establishment, comme le Front National en France, ou en renforçant les flux migratoires avec ses interventions. Un phénomène dont elle se sent elle-même victime, car elle a accueilli un million de personnes après les événements en Ukraine. Les Russes sont contre le multiculturalisme. Il pensent plus en termes de coexistence de civilisations qu’en termes de métissage.
La montée des tensions entre Ankara et Moscou devient très dangereuse ?
La situation est explosive entre la Russie et la Turquie et par voie de conséquence entre la Russie et l’Otan. La cohésion de l’Otan peut être en effet plus facilement testée avec la Turquie qu’avec les pays Baltes. Les leaderships d’Erdogan et de Poutine sont comparables et les deux régimes ont aussi leurs similitudes en termes d’organisation civilo-militaire. La Russie pointe les contradictions fondamentales de la Turquie, c’est à dire l’ambivalence du soutien d’Erdogan aux Frères musulmans comme le fait qu’il combat les Kurdes avant de combattre l’Etat Islamique. Les Russes sentent l’embarras très fort des capitales européennes et américaine vis-à-vis d'Erdogan.
Risque-t-on un conflit beaucoup plus étendu ?
L’histoire montre que les logiques d’alliances peuvent être un facteur déclenchant. C’est une situation très dangereuse. Nous sommes dans une fin de mandat américain, avec des leaders européens très en retrait, dont Angela Merkel affaiblie par la question des réfugiés. La crise en Syrie a permis à Moscou de se remettre dans un dialogue direct avec Washington, ce qui est l’obsession de Vladimir Poutine. La question est de faire redescendre la tension.
Dimitri Medvedev a reparlé de guerre froide. Est-ce approprié ?
La Russie renoue avec un travail d’influence et de propagande très systématique, qui est couplé à sa démonstration de force. Elle veut forger sa propre narration sur les affaires internationales. Ce n’est pas une nouvelle guerre froide dans le sens où il y a une volonté russe de s’intégrer dans l’économie mondiale et que la capacité d’entraînement de la Russie sur un bloc reste faible. Mais il y a des éléments de confrontation idéologique avec, par exemple, le rapprochement avec la Chine sur le concept de capitalisme d’Etat. Il y a une volonté d’accélérer la « désoccidentalisation » du monde. L’utilisation de cette formule par Medvedev traduit le durcissement idéologique de Moscou. Poutine fait le choix de la guerre limitée, quand son économie est en pleine récession. C’est un choix très russe de donner plus d’importance à sa dépense militaire que ne l’autorise son potentiel économique. L’empreinte de la Russie n’a cessé de se rétrécir sur la scène internationale depuis 40 ans, et c’est sans doute pourquoi elle est si démonstrative.
Virginie Robert