La guerre mondiale de la France
Le 11 novembre 2019, le président de la République a inauguré le « Monument aux morts pour la France en opérations extérieures » situé dans le parc André-Citroën (Paris, XVe arr.).
Composé de deux éléments – un édifice représentant six porteurs anonymes d’un cercueil invisible et un mur des noms des militaires morts pour la France –, ce monument symbolise l’engagement militaire de la France dans le monde pour défendre les intérêts du pays et participer à la résolution des crises internationales depuis 1963. Au moment de l’inauguration, 549 noms y étaient gravés. Ce nombre est remarquable pour deux raisons principales. Il est très faible au regard des pertes militaires subies au cours des deux conflits mondiaux, puis des guerres d’Indochine et d’Algérie. Il est élevé au regard des pertes consenties par les autres pays européens sur la même période.
En soixante ans, la France a engagé ses militaires dans trente-deux grandes expéditions et dans une centaine d’opérations de plus petite ampleur, sans compter les opérations clandestines dont le nombre est, par définition, inconnu. Le 8 novembre 2019, Emmanuel Macron avait aussi inauguré un mur de bleuets anonymes dans l’enceinte de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). À l’intérieur de chaque bleuet figurent le prénom ou le pseudonyme du disparu. Selon des estimations impossibles à vérifier, environ 200 agents seraient morts en activité depuis 1982, date de la création de la DGSE. En valeur absolue, le nombre d’opérations conduites par la France est seulement inférieur à celui des États-Unis qui disposent d’un volume de forces sans comparaison. Par conséquent, les soldats français sont les plus sollicités au monde, « combattants nomades sautant en permanence d’un point à l’autre du globe dans une sorte de guerre mondiale en miettes au service des intérêts de la France et surtout de son statut de puissance », constate Michel Goya dans son dernier ouvrage, Le temps des Guépards1.
Ancien officier des troupes de marine devenu historien, il conduit une réflexion particulièrement utile sur le sens de ces interventions en les replaçant dans une perspective historique. Au-delà des spécialistes, ces « miettes » de guerre sont oubliées ou tout simplement ignorées par l’opinion. Pour lui, dix-neuf des trente-deux opérations relèvent de la guerre et les treize autres de la police internationale, ce qui reflète la ligne de plus en plus floue entre guerre et paix et la difficulté d’assumer politiquement l’usage de la force. Sur le plan militaire, la Cinquième République se caractérise par la dissuasion nucléaire, qui régit la fonction présidentielle, et par cet interventionnisme. Celui-ci est rendu possible, voire encouragé à certains égards, par les institutions qui offrent une chaîne extrêmement courte entre la décision présidentielle d’engagement, à laquelle il n’existe aucun contre-pouvoir si ce n’est la contre-signature du Premier ministre, et la mise en œuvre militaire. C’est un trait essentiel de la singularité stratégique de la France. Elle présente bien des avantages en termes de réactivité mais aussi bien des risques en termes de conduite.
Depuis 1962, la France a connu quatre « journées noires » au cours desquelles elle a perdu plus de dix soldats, provoquant ainsi une émotion dans l’opinion à laquelle les autorités politiques se croient obligées de répondre. Face aux attaques terroristes, elles inventent par exemple ce que Goya appelle « l’opération anxiolytique » (Vigipirate, Sentinelle), qui mobilise des forces sans produire de véritable effet autre que la vague impression de rassurer la population. Revenant sur les caractéristiques de chaque opération, il souligne le décalage, accéléré par les décisions de Nicolas Sarkozy, entre les moyens alloués aux forces armées et leur emploi, qui crée une situation de surchauffe ainsi résumée : « Nos troupes sont excellentes mais nous souffrons de deux grosses faiblesses : ces mêmes troupes sont trop peu nombreuses et nos responsables politiques sont ébranlés dès que nos soldats tombent. » Au final, ces interventions ont-elles surtout servi à la France à maintenir son « rang » diplomatique ou à améliorer sa sécurité et celle de ses ressortissants ? Elles montrent peut-être qu’elle est parvenue à tenir l’affrontement à distance de son propre territoire. Ce n’est pas rien au regard de son histoire contemporaine.
> Lire la chronique sur le site de la revue Études.
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