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Joe Biden et le Moyen Orient : le changement dans la continuité

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La politique américaine au Moyen-Orient semble placée sous le signe de la continuité, mais le ton et les méthodes ont changé. Ce changement affecte notamment les relations des Etats-Unis avec l’Arabie saoudite, la Turquie et Israël. La principale rupture concerne la volonté du président Biden de revenir à l’accord sur le nucléaire iranien. A cela s’ajoute le souci de promouvoir les droits de l’homme à travers le monde. Spécialiste du monde arabe, le diplomate Denis Bauchard, qui fut notamment ambassadeur en Jordanie et directeur pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient au Quai d’Orsay, dresse le bilan des cent premiers jours de l’administration Biden.

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Comme on pouvait s’y attendre, le Moyen-Orient ne constitue pas une préoccupation majeure de politique étrangère pour la nouvelle administration américaine. La priorité, amorcée par le président Obama, reste le Pivot du Pacifique et la volonté de contrer la puissance chinoise.

La définition de la politique moyen-orientale est toujours en cours dans le cadre du processus de review inter-agences, traditionnel à l’arrivée de toute nouvelle administration. On notera que le directeur compétent du département d’Etat, l’Assistant Secretary of State for Near-Eastern Affairs, n’a toujours pas été nommé, de même que les nouveaux ambassadeurs dans la région. Cependant à quelques ajustements près, la politique américaine au Moyen-Orient semble devoir être placée sous le signe de la continuité, la seule rupture significative étant la volonté affichée de revenir à l’accord de Vienne de 2015 sur le nucléaire iranien. Mais le ton et les modalités de mise en œuvre de la politique ont changé, et le dialogue avec les partenaires européens a été rétabli, même si parfois, comme c’est le cas pour l ‘Afghanistan, il peut y avoir quelques crispations. Ainsi, le désengagement américain du Moyen-Orient – les effectifs des troupes sont déjà passés en quelques années de 90 à 50.000 hommes - devrait se poursuivre.

Un « recalibrage » mal perçu en Arabie saoudite

Cette continuité se fait cependant avec quelques ajustements. L’évolution des relations entre les Etats-Unis et l’Arabie saoudite en est l’exemple le plus évident. Il est clair que l’élection de Joe Biden n’a pas été une bonne nouvelle pour le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohamed Ben Salman, qui bénéficiait avec Donald Trump et son gendre Jared Kushner d’une relation privilégiée et complaisante. Très rapidement, MBS a fait des gestes : libération de Loujain al-Athoul emprisonnée pour avoir critiqué le régime, ralentissement des exécutions capitales, reprise de relations normales avec le Qatar. De son côté l’administration américaine prenait une série de mesures pour « recalibrer » la relation avec l’Arabie saoudite, notamment la suspension des livraisons de matériel d’armement ou le retrait de trois batteries Patriot.

On notera cependant que Washington souligne le caractère provisoire de mesures qualifiées de routine, liées à l’entrée en fonction d’une nouvelle administration. Le rapport des services de renseignements américains sur l’affaire Khashoggy a bien été publié. Mais s’il sanctionne de nombreux officiels saoudiens proches de MBS, il évite toute mise en cause personnelle de celui-ci. Certains ont prêté aux Etats-Unis l’intention de déclencher un soft coup, un coup d’Etat en douceur qui conduirait au départ de MBS. Une telle opération serait très risquée, même si une partie de la famille des Saoud serait susceptible d’y apporter son appui. En fait, le pouvoir du prince héritier s’est renforcé non seulement par la peur mais en recrutant une nouvelle génération de princes à son service.

La nomination d’un envoyé spécial pour le Yémen, Tim Lenderking, qui s’est déjà rendu sur place, montre la volonté américaine de mettre fin au conflit yéménite, véritable désastre humanitaire, et de lancer une initiative de paix. La tâche ne sera pas facile, compte tenu de la difficulté de faire admettre à l’Arabie saoudite son échec. La persistance des combats dans la région de Marib confirme l’intention saoudienne de ne pas perdre la face.

En fait les liens historiques depuis 1945 entre les Etats-Unis et l’Arabie saoudite ne sont pas fondamentalement remis en cause, même si les relations personnelles avec la nouvelle administration sont manifestement placées, de part et d’autre, sous le signe de la méfiance. Du côté saoudien, comme de celui de nombreux pays du Golfe, une interrogation demeure sur la volonté ou la capacité des Etats-Unis à honorer leurs engagements de protection des familles monarchiques.

La déception du président Erdogan

Le président Erdogan fait également partie des déçus des résultats des élections américaines. Il avait bénéficié d’une relation personnelle habilement nouée avec Donald Trump, malgré les réserves du Pentagone. Il avait réussi à obtenir le retrait tout au moins partiel des troupes américaines du nord de la Syrie, lui laissant le champ libre pour attaquer les troupes kurdes. De multiples sources de tensions existent de part et d’autre entre les deux pays, notamment l’achat à la Russie par la Turquie de missiles S 400, jugé incompatible avec son adhésion à l’OTAN ou la relation américaine jugée par Ankara trop étroite avec les Kurdes du PYD, émanation du PKK. Le pragmatisme du président turc l’a conduit déjà à évoluer vers une certaine modération de propos et d‘action. Il n’est pas sûr que l’administration Biden soit aussi sévère que certains l’espèrent : la Turquie demeure pour les Etats-Unis un allié essentiel.

Vers une grave crise avec Israël ?

S’agissant d’Israël, même si les premiers contacts avec le gouvernement israélien ont été tardifs et rugueux, la relation étroite n’est bien évidemment pas remise en cause. Le président Biden, qui s’était réjoui en son temps de la conclusion des accords d’Abraham, a confirmé le transfert de l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem de même que la reconnaissance de la souveraineté d’Israël sur le plateau du Golan. Il a fait cependant quelques gestes en direction de l’Autorité palestinienne, avec la lettre du 7 avril du secrétaire d’Etat qui confirme la reprise de l’aide. Certes le « deal du siècle » de Donald Trump est abandonné et la solution des deux Etats rappelée, mais il est peu probable qu’une initiative soit prise sur la question palestinienne. Il n’est pas envisagé de nommer un envoyé spécial qui permettrait une telle relance.

En fait le principal sujet de désaccord porte sur la volonté du président américain, malgré l’opposition d’Israël, de revenir dans l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien d’où Donald Trump s’était retiré en 2018. Malgré les pressions exercées par le secrétaire à la Défense, Lloyd Austin, lors de son récent voyage en Israël, Benjamin Netanyahou, comme son ministre de la défense, Benny Gantz, ou le chef d’Etat-major ont clairement indiqué leur hostilité à la reprise de toute négociation avec l’Iran. Ils n’ont pas caché qu’Israël ne se sentirait pas tenu par un éventuel accord et conserverait sa liberté d’action contre cette « menace existentielle », y compris par des frappes destructrices. De fait, les Etats-Unis craignent qu’Israël ne fasse tout pour saboter les négociations. Certaines initiatives récentes leur donnent raison et témoignent de l’extension de la guerre de l’ombre que mène Israël contre l’Iran, comme l’attaque contre un navire iranien en mer Rouge ou l’incendie qui s’est déclaré sur le site nucléaire de Natanz le 10 avril.

Une rupture avec des chances de succès limitées : la relation avec l’Iran

Les chances de succès de la négociation devant conduire au retour des Etats-Unis dans l’accord de Vienne semblent pourtant minces. En effet, du côté américain, il ne s’agit pas d’un retour pur et simple dans l’accord par levée des sanctions. Washington demande l’arrêt immédiat des opérations menées par l’Iran en infraction avec l’accord, notamment l’enrichissement d’uranium au-delà du seuil prévu, mais également l’extension des négociations aux missiles et aux activités déstabilisatrices de l’Iran dans le Moyen-Orient arabe. Du côté iranien, la situation a changé à la suite des « pressions maximales » de Trump, qui ont eu pour résultat de renforcer l’influence des éléments les plus durs du régime et notamment des gardiens de la révolution. La méfiance vis-à-vis du sérieux des engagements de leur partenaire n’a fait que croître. Il en résulte une double exigence : la simultanéité de la levée des sanctions et du retour de l’Iran à ses obligations prévues à l’accord ; la mise en place d’un processus de vérification des engagements de part et d’autre, y compris sur le caractère effectif de la levée des sanctions.

L’Iran n’a pas oublié les difficultés rencontrées en 2015 après la conclusion de l’accord de Vienne. Les conditions exigées par l’OFAC, l’Office of Foreign Assets Control, agence dépendante de la trésorerie, avaient dissuadé les éventuels investisseurs de s’engager en Iran. L’accord sur la procédure de travail obtenu à la commission conjointe des parties signataires à l’accord, qui s’est tenue début avril à Vienne, hors d’une présence officielle américaine, est un élément positif. Mais ceci ne préjuge pas des difficultés d’une négociation qui sera longue et aléatoire. La décision prise le 10 avril par l’Iran de mettre en place sur le site de Natanz 164 nouvelles centrifugeuses performantes, comme l’ « incident » survenu sur ce même site le lendemain et attribué au Mossad, montrent que de part et d’autre il y a la tentation de jouer les provocations, voire la politique du pire.

Le retour de la promotion de la démocratie

Le projet de convoquer un « sommet pour la démocratie », annoncé par Joe Biden pendant sa campagne électorale, et confirmé depuis, de même que le souci de promouvoir les droits de l’homme à travers le monde, constituent bien évidemment une rupture par rapport à l’indifférence de son prédécesseur dans ce domaine. Certes, une telle initiative dépasse largement le Moyen-Orient : elle visera sans doute en priorité la Chine et la Russie, mais il est sûr qu’une telle politique provoquera des réactions dans la région. En effet les régimes autocratiques qui prévalent aussi bien en Egypte que dans le Golfe et en Turquie ne peuvent que s’inquiéter de ce qu’ils voient comme des ingérences dans leur souveraineté.

Biden a prévu de participer au « sommet de Copenhague pour la démocratie » qui se tiendra les 10 et 11 mai 2021 en « format hybride ». Cette manifestation permettra de connaître les intentions américaines : est-ce une grand-messe symbolique ou aura-t-elle un caractère opérationnel ? On se souviendra que la précédente initiative d’une administration démocrate, qui s’était tenue à Varsovie en juin 2000, avait tourné court, plusieurs pays hostiles à la logique des blocs, dont la France, ayant refusé de s’associer à la déclaration finale. Elle avait débouché sur une « Communauté des démocraties », regroupant 29 pays, essentiellement les pays proches des Etats-Unis mais également l’Inde et la Mongolie (sic), que s’est révélée une coquille vide dont le secrétariat avait été confié à un diplomate américain.

Au total, il n’est pas sûr que cette politique américaine ainsi ajustée suffise pour combler le vide actuel qui profite à la Russie, à la Chine et aux puissances régionales comme la Turquie ou l’Iran. Elle interpelle la diplomatie française, qui pourrait essayer de reprendre l’initiative dans une région où traditionnellement, les Etats-Unis, y compris sous administration démocrate, la considérait comme inopportune et contraire à leurs intérêts. Il est vrai que les temps ont changé et que, sur le dossier du nucléaire iranien, la politique française joue le jeu américain. Mais les sujets de crispations et de rivalités économiques comme politiques risquent de se réveiller pour une raison simple : au Moyen-Orient les intérêts français et américains ne sont pas les mêmes, parfois ils divergent voire s’opposent.

 

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Denis BAUCHARD

Intitulé du poste

Conseiller, Programme Turquie/Moyen-Orient de l'Ifri

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