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Intelligence artificielle, innovation, recherche… la science dans l’étau des tensions géopolitiques

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interviewée par Laure Belot, David Larousserie et Hervé Morin dans

  Le Monde
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Dans un entretien au « Monde », l’historien Guillaume Carnino, la chercheuse en géopolitique des technologies Mathilde Velliet et le mathématicien Cédric Villani débattent de la place des sciences et de l’Europe dans le nouvel ordre mondial, à l’heure de l’avènement de l’IA, du retour de Donald Trump et d’une rivalité accrue avec la Chine.

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Concept de technologie scientifique
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Dès le lendemain de sa prise de fonctions, le 21 janvier, Donald Trump a annoncé vouloir faciliter l’investissement dans les infrastructures d’intelligence artificielle (IA). Une initiative à 500 milliards de dollars (484 milliards d’euros), parmi d’autres, suggérant que le monde de la tech et la Maison Blanche sont alignés pour asseoir la suprématie américaine sur l’innovation.

La Chine, dont les ambitions dans ce secteur et celui de la recherche fondamentale l’ont conduite au premier rang mondial en matière de publications scientifiques et de dépôts de brevets, a aussitôt répliqué : DeepSeek, une IA aux performances inattendues, a bousculé ChatGPT, l’outil développé par l’entreprise américaine OpenAI. Au-delà des effets d’annonce, cette joute technologique indique-t-elle un basculement sur la scène géopolitique et scientifique ?

Plusieurs marqueurs récents le laissent penser. Prenons un symbole, le prix Nobel. Celui de chimie, en 2024, a honoré une filiale de Google, DeepMind, pour sa capacité inédite à prédire grâce à l’IA la structure des protéines. Un signe que la recherche fondamentale dans des secteurs de pointe peut s’affranchir du monde académique, tout en diversifiant ses centres d’intérêt. Les levées de fonds dans l’IA sont impressionnantes, alors que la recherche publique peine à retenir les cerveaux aspirés à un rythme effréné par le secteur privé.

Celui-ci s’est aussi engouffré dans la course à l’ordinateur quantique, autre nouvelle frontière scientifique où start-up et ogres industriels prennent le relais des laboratoires publics. Les tycoons sont en passe de maîtriser l’accès à l’espace. SpaceX, société d’Elon Musk, a été à elle seule responsable de la moitié des lancements de fusées dans le monde en 2024. Jeff Bezos, avec Blue Origin, lui emboîte le pas dans ce domaine. Les Gafam (Google, Amazon, Facebook – Meta –, Apple, Microsoft) investissent dans l’énergie pour alimenter leurs algorithmes insatiables : Microsoft prévoit ainsi la relance d’un réacteur nucléaire à Three Miles Island (Pennsylvanie), jumeau de celui de l’accident de 1979.

Symbole ultime de cette évolution ? L’« homme le plus riche du monde », Elon Musk, dont l’empire couvre à la fois l’espace, l’automobile, les implants cérébraux, les télécommunications et les réseaux sociaux, mais aussi l’IA, est désormais en position, depuis la Maison Blanche, de court-circuiter l’appareil de régulation des innovations.

Que va-t-il advenir des partenariats public-privé, ces formidables moteurs d’innovation qu’ont été les agences de moyens comme la NASA et l’agence de recherche chargée du développement des nouvelles technologies destinées à un usage militaire (Darpa) aux Etats-Unis. Ou encore, en France, les organismes de recherche à vocation industrielle comme le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) ? Seront-ils redéfinis, marginalisés ?

Donald Trump ne cache pas sa volonté d’affaiblir les agences fédérales américaines qui conservent une expertise scientifique, notamment celles qui pourraient rappeler la dure réalité de la crise climatique ou de l’effondrement de la biodiversité, dangers pourtant existentiels. Le monde académique paupérisé ne risque-t-il pas d’être dévitalisé face aux sirènes du privé, laissant le citoyen seul face aux propositions parfois empoisonnées des géants du numérique ou de ceux de l’agro-industrie ? L’Europe, prise en tenaille entre la frénésie américaine et le rouleau compresseur chinois, peut-elle encore faire valoir une troisième voie ?

Pour réfléchir à ces questions, nous avons réuni le mathématicien Cédric Villani (université Claude-Bernard Lyon-I), Mathilde Velliet, chercheuse au centre géopolitique des technologies de l’Institut français des relations internationales (IFRI) et doctorante à l’université Paris Cité avec l’université d’Aix-Marseille, et l’historien des sciences et techniques Guillaume Carnino (université de technologie de Compiègne, Oise). Entretien à trois voix.

La réélection de Donald Trump et l’arrivée à la Maison Blanche d’Elon Musk marquent-elles une situation inédite en matière d’innovation, de science et de technologie ?

Cédric Villani : Je me lance, en disant que oui, c’est un moment inédit. Evidemment, ce n’est en aucun cas l’acte fondateur de la collusion entre science et politique. Au XXᵉ siècle, la bombe atomique à Hiroshima, le 6 août 1945, a changé le cours de l’histoire et marqué le début de toutes les grandes politiques, nationales ou continentales, des sciences. Quelques années plus tard, le président Eisenhower dénonçait le complexe militaro-industriel américain [...].

Mathilde Velliet : Ces entrepreneurs sont beaucoup plus riches qu’auparavant. En 2024, Elon Musk a gagné plus de 200 milliards de dollars, alors qu’en 1983 la personne la plus riche du classement Forbes 400, Gordon Getty, avait une fortune de 2,2 milliards de dollars (environ 6 milliards en équivalent 2025), construite sur l’exploitation pétrolière.

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Ces milliardaires sont aussi des oligarques de l’attention. Ils maîtrisent les plus grandes plateformes numériques, les réseaux sociaux, comme Mark Zuckerberg, mais aussi les médias traditionnels, avec Jeff Bezos, propriétaire du Washington Post. Par ailleurs, le président Trump choisit comme ministre de la santé Robert Kennedy Jr, qui a pris des positions antiscientifiques. Et il nomme de nombreuses personnes issues de la tech – comme David Sacks à la tête du conseil des conseillers du président sur les sciences et les technologies, ou Michael Kratsios au Bureau de la politique scientifique et technologique [OSTP] de la Maison Blanche – à des postes traditionnellement occupés par des scientifiques, avec une carrière universitaire bien établie. 

Qu’est-ce que cela peut augurer ?

Mathilde Velliet : « Des racines idéologiques anciennes sous-tendent ce que l’on observe : l’avènement politique d’un technosolutionnisme qui privilégie des solutions technologiques, y compris fantasques, et parfois même une réorganisation politique, sans forcément écouter la science. Tout cela avec un enthousiasme certain sur la capacité à faire avancer le progrès scientifique et technologique, au bénéfice de l’humanité. Cette veine idéologique et partisane favorise certains axes de développement scientifique plutôt qu’un respect de la science, y compris en termes de valeurs éthiques. Le mot d’ordre de la Silicon Valley, c’est "move fast and break things'' – ''avancer vite et casser les choses'' –, ce n’est pas vraiment l’éthique du milieu académique ».

Historiquement, existe-t-il des précédents ?

Guillaume Carnino : En tant qu’historien, je pense que nous assistons plutôt à une accélération qu’à une rupture. L’idée de science, dans son acception contemporaine, est dès le départ très étroitement liée à l’industrie. Une première phase de la mondialisation industrielle a beaucoup fonctionné par essais et erreurs. Dans un second temps, les processus à maîtriser sont devenus si complexes que ça ne suffisait plus. On a eu besoin d’une formation savante, de travaux de laboratoire pour la chimie du pétrole, l’électricité, l’aéronautique, etc. C’est dans ce cadre-là que l’idée de science émerge en France aux alentours du milieu du XIXᵉ siècle, au sens où on l’entend aujourd’hui [...].

C. V. : Je suis complètement d’accord sur le fait que la culture scientifique moderne s’est développée avec l’idée de progrès technique, l’idée d’enrichissement de la société. C’est tellement vrai que c’est Colbert lui-même qui fonde l’Académie des sciences en 1666, en réaction à la fondation juste auparavant de la Royal Society en Angleterre.

Il n’empêche que, en termes de concentration explicite de pouvoir, selon moi, il y a une vraie rupture avec Donald Trump. D’ailleurs, si Kamala Harris avait été élue, les Etats-Unis n’auraient pas annoncé leur retrait de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, ni de l’Organisation mondiale de la santé, et de tout ce qui peut ressembler à un consensus scientifique international.

Mathilde Velliet

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L’exemple des Bell Labs, avec leurs dix prix Nobel honorant seize de leurs chercheurs, leurs cinq prix Turing, leurs plus de 30 000 brevets, illustre aussi l’histoire des contre-pouvoirs.

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Le démembrement de ces laboratoires découle de poursuites du département de la justice américain dans les années 1970 pour lutter contre les pratiques monopolistiques de ce mastodonte technologique. L’une des craintes des Gafam était précisément des démarches de ce type de l’administration Biden. Même si Trump est ambigu à ce sujet, leur réalignement avec lui s’explique par l’espoir que leurs pratiques monopolistiques ne soient pas remises en question. Ils misent aussi sur la dérégulation, un discours auquel il est sensible, que ce soit sur l’éthique de l’IA, les cryptomonnaies, la lutte contre la désinformation, l’environnement…

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Comment cette collusion s’exprime-t-elle en Chine ?

C. V. : En quelques années, la reprise en main et la censure explicite du Parti communiste chinois sont devenues spectaculaires. Le contrôle des universitaires, quel que soit leur secteur, est d’une puissance inédite depuis la révolution culturelle : les chercheurs doivent apprendre la pensée [du président] Xi et le contrôle est à tous les étages. La situation est similaire dans les grandes entreprises. Avant, vous pouviez échanger assez librement avec des salariés de Baidu, de Huawei [...].

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Dans les sciences humaines, les échanges entre les chercheurs européens et leurs homologues chinois, à la parole contrainte, sont devenus plus difficiles.

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Mathilde VELLIET
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Guillaume Carnino, les travaux d’historiens soulignent cependant que les sciences et les techniques peuvent avoir leur propre tempo face aux pouvoirs politiques…

G. C. : Sur le long cours, en effet, les grilles de lecture nationales et géopolitiques ne suffisent pas à expliquer certaines évolutions. Derrière Amazon et Alibaba [les plateformes américaine et chinoise], par exemple, au-delà de leurs différences entrepreneuriales, sociales, etc., existe une dynamique technologique en partie indépendante des pouvoirs politiques.

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C. V. : Ces évolutions et décalages sont passionnants à étudier, mais il faut rappeler que le pouvoir politique russe a littéralement fusillé ou emprisonné les économistes non orthodoxes et détruit sa propre recherche en biologie. En revanche, il a préservé tout ce qui relevait des sciences mathématiques et physiques, sans doute parce que le pouvoir en avait besoin pour l’industrialisation, la défense, la bombe atomique, les fusées, l’énergie…

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Mathilde Velliet

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Il est bon de se souvenir également du discours du président américain Bill Clinton, en 2000, qui avait décrit l’arrivée des technologies de l’information et de la communication en Chine comme un agent libérateur. Pékin pouvait bien essayer de censurer l’Internet, avait-il dit, elle n’y arriverait jamais – « autant tenter de clouer au mur de la Jell-O [un dessert gélatineux] ». Cela n’a pas empêché la Chine de contrôler les usages des technologies de la communication.

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A cet égard, la première grande tendance du XXIe siècle concerne l’essor scientifique de la Chine et sa concurrence frontale avec les Etats-Unis, mise récemment en scène sur l’IA. Qu’est-ce que cela vous évoque ?

M. V. : On a tendance à voir la compétition sino-américaine sur l’IA comme un événement très récent. Mais si on dézoome un peu, l’IA était déjà, dans les années 1980, reconnue, dans des textes du secrétaire américain à la défense Harold Brown, comme une technologie stratégique. Le grand concurrent était alors le Japon. Cette intersection entre concurrence géopolitique et concurrence scientifique et technologique sur l’IA n’est pas du tout nouvelle.

En Chine, par ailleurs, le plan de développement des sciences et technologies 2016-2020 avait inclus, dès février 2006, un soutien politique à l’IA. D’ailleurs, le fameux plan « Made in China 2025 » [annoncé en 2015] a fortement crispé Washington en détaillant les objectifs de Pékin pour prendre l’ascendant dans de nombreuses technologies.

Dix ans plus tard, la Chine publie plus de recherches et dépose plus de brevets que les Etats-Unis. L’Europe est à la peine…

M. V. : Le rapport de 2023 de l’Australian Strategic Policy Institute, qui a alimenté les inquiétudes américaines, explique que, si l’on regarde le top 10 des articles de recherche les plus cités dans quarante-quatre secteurs technologiques-clés (robotique, spatial, IA…), la Chine est leader dans trente-sept d’entre eux, y compris dans l’IA. L’argumentaire d’une moindre qualité de leurs publications et brevets ne tient plus.

C. V. : Le fait géopolitique scientifique majeur de ces dernières décennies est incontestablement la montée de la Chine. Elle a investi massivement dans la recherche et en tire les bénéfices. Et la force de frappe des Etats-Unis et de la Chine sur les secteurs technologiques et industriels les plus récents est sans commune mesure avec celle de l’Europe, alors que notre économie est du même ordre de grandeur [...].

La seconde grande tendance est un décrochage mondial des financements publics de la recherche par rapport aux budgets recherche et développement des entreprises. La distinction public-privé, très présente dans la culture française, est-elle encore pertinente ?

C. V. : Je préfère parler de différence entre recherches d’intérêt public et d’intérêt privé. Les scientifiques des Bell Labs, pour reprendre cet exemple, travaillaient sur les deux tableaux. Ils avaient une vie universitaire et une vie au service de l’entreprise, en jouissant d’une forme de liberté académique [...].

M. V. : L’entreprise chinoise DeepSeek, dont l’IA concurrence les meilleurs modèles américains, semble avoir suivi un modèle similaire : celui d’un laboratoire académique où régnait une grande liberté d’expérimentation.

G. C. : Le recul historique invite à juger au cas par cas. Aux Etats-Unis, même le département de la défense a financé des laboratoires dont la seule contrainte était de faire une présentation annuelle de leurs travaux. Dans notre milieu académique français aussi les passerelles avec le privé sont nombreuses [...].

A ce sujet, plusieurs agences de renseignement, le MI5 britannique, la DGSE en France, ont alerté sur les risques d’espionnage et d’influence chinois dans les laboratoires. Est-ce nouveau ?

Mathilde Velliet : La question de l’entrisme dans la recherche a connu un changement de politique important aux Etats-Unis lors du premier mandat de Trump [2017-2021], et en Europe, depuis les années 2020, avec l’instauration de mécanismes de contrôle pour tenter de concilier sécurité et ouverture dans la recherche.

Aux Etats-Unis, la China Initiative, lancée en 2018, a eu pour vocation de lutter contre les financements chinois non déclarés de chercheurs dans des universités américaines, contre l’espionnage industriel, contre le transfert de propriété intellectuelle non contrôlée. Cela en réaction au programme chinois « 1 000 talents », qui visait le retour au pays de scientifiques chinois.

En 2022, l’administration Biden a annulé cette initiative, accusée de faire du profilage racial. La pression politique reste cependant importante sur les universités pour prévenir le siphonnage des connaissances. Dans la même logique, un contrôle américain sur les exportations de technologies sensibles, telles que les puces avancées de Nvidia, a été mis en place. La crainte est qu’elles permettent de développer des modèles d’IA à des fins militaires.

En France, le dispositif de « protection du potentiel scientifique et technique » a été lancé dès 2012, avec un vrai réexamen des mécanismes existants en matière de sécurité de la recherche. Au niveau de la Commission et de l’Union européennes [UE], un virage s’est opéré au début des années 2020, avec des exigences de déclaration pour les candidats aux financements européens de leurs liens avec l’étranger et une possibilité pour l’UE de refuser les candidats contrôlés par des pays non éligibles. En 2024, le Conseil de l’UE a émis des recommandations sur la « sécurité de la recherche », un vocable assez nouveau.

Des travaux ont montré que la China Initiative avait eu un impact sur la coopération scientifique sino-américaine, et sur la qualité des travaux des chercheurs chinois.

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Pour les Etats-Unis comme pour l’Europe, il y a une réévaluation du rapport bénéfices-risques de l’ouverture, qu’elle soit commerciale ou qu’elle concerne les données ou la recherche. Au-delà de la Chine, l’Europe est vigilante sur les risques d’espionnage scientifique en provenance d’alliés historiques tels que les Etat-Unis.

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Laure Belot, David Larousserie et Hervé Morin

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