Guerre Hamas-Israël : « un réveil tragique » pour les pays arabes
Coincés entre leurs opinions publiques et l’amorce d’un rapprochement, les pays voisins de l’État hébreu se trouvent « dans une position délicate », explique Denis Bauchard, conseiller pour l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient à l'Ifri.
Quel est le positionnement des pays voisins d'Israël ? Parlent-ils tous d'une même voix ?
On peut parler d'une certaine unanimité des pays arabes, voire des pays musulmans. À l'exception du Maroc et des Émirats arabes unis, aucun de ces pays n'a condamné l'attaque brutale et terroriste du Hamas, et tous ont, au contraire, développé des critiques très fortes vis-à-vis d'Israël.
Le roi de Jordanie a refusé de condamner l'attaque terroriste du Hamas. Il a par ailleurs déclaré, lors du sommet du Caire, le 21 octobre, que le conflit n'avait pas commencé il y a deux semaines et « ne s'arrêtera pas si on continue sur cette voie ensanglantée ». Il a dénoncé le « deux poids, deux mesures » de la réaction occidentale qui condamne les attaques russes sur les infrastructures civiles ukrainiennes et ne fait pas la même chose pour Gaza.
L'organisation de coopération islamique basée à Djeddah [en Arabie saoudite, NDLR], qui réunit 57 pays musulmans, a aussi diffusé un communiqué très sévère, faisant porter toute la responsabilité de ce qui est arrivé à Israël… Sans condamner non plus l'attaque du Hamas, avec qui pourtant presque tous ces pays ont des relations exécrables, à l'exception notable du Qatar. On retrouve finalement globalement le même clivage que celui observé à propos de l'Ukraine, entre pays dits du Nord et pays dits du Sud global.
Le processus de normalisation entamé par Israël dans la région risque-t-il d'être remis en question ?
L'atmosphère était effectivement à un rapprochement sensible des pays arabes avec Israël, avec la signature des accords d'Abraham et les négociations en cours avec l'Arabie saoudite sous médiation américaine… Mais il est clair que les événements dramatiques ont complètement bouleversé la donne, et que nous assistons maintenant à une crispation extrêmement forte des pays arabes, et aussi musulmans, face à Israël.
Il n'y aura, à mon sens, pas de nouveaux adhérents aux accords pendant un certain temps, le processus de normalisation est gelé. L'Arabie saoudite va mettre du temps à se rapprocher, à reprendre un tel processus. Tout dépend naturellement de la durée et des conditions dans lesquelles va se dérouler la guerre actuelle.
Dans quelle situation se trouvent les Émirats, le Maroc et le Bahreïn, les signataires des accords d'Abraham ?
Ils sont embarrassés, dans une position délicate, car cette guerre entre Israël et le Hamas fait apparaître que la question palestinienne est toujours d'actualité : c'est le réveil tragique de cette question qui a toujours eu un caractère central au Moyen-Orient. En Israël, on a considéré que ce « conflit de basse intensité » était en voie de règlement grâce à des moyens adaptés. Depuis 2007, en Israël, les attentats ou incidents étaient rares et on vivait dans une fausse impression de sécurité malgré les tirs venant régulièrement de la bande de Gaza. Pour Israël, le vrai problème était la « menace existentielle » que représenterait l'Iran.
Dans les pays occidentaux, comme au niveau des gouvernements arabes, une certaine lassitude était exprimée à l'égard d'une question palestinienne qui paraissait insoluble, alors que d'autres préoccupations existaient : les Printemps arabes, la guerre en Syrie, l'Iran, la menace terroriste venant de Daech ou d'al-Qaïda…
Les accords d'Abraham ont été signés dans cette atmosphère avec les pays du Golfe et le Maroc, intéressés par un rapprochement avec Israël. Ces pays avaient tout intérêt à développer leur économie et leurs échanges avec Israël, dans le domaine des technologies avancées notamment. Israël a fourni le logiciel d'espionnage Pegasus au Maroc, par exemple. Il s'agit d'intérêts économiques et financiers plus que politiques.
Mais les opinions publiques de l'ensemble des pays arabes, y compris aux Émirats arabes unis, au Bahreïn et au Maroc, restent attachées à la cause des Palestiniens. D'importantes manifestations ont eu lieu au Maroc, que le roi a laissé faire. Les Émirats aussi sont gênés, et en froid avec Israël, même s'ils ont condamné le Hamas. Mais ils ne vont pas pour autant remettre en cause les accords, même s'ils vont sans doute adopter une certaine discrétion dans leurs relations avec Israël dans les semaines à venir pour préserver leurs opinions publiques. À terme, leurs intérêts vont primer, même si cela dépend de la façon dont la crise va se résoudre, et tout laisse à penser qu'elle ne va pas se résoudre tout de suite.
Peut-on parler d'échec diplomatique des pays arabes à l'aune de 75 ans de conflit ?
À mon avis, c'est un échec diplomatique pour tout le monde. Les États-Unis n'ont pas joué le rôle de médiateur honnête qui aurait pu être le leur, l'Europe n'a pas non plus exercé les pressions qu'elle aurait pu exercer pour aboutir à un accord…
Il n'y a pas eu de véritable volonté politique pour conclure une paix, ni du côté israélien ni du côté palestinien, alors que les principes d'un accord étaient possibles, comme l'ont montré aussi bien l'envoyé spécial de l'Union européenne en 2000 que les Israéliens et les Palestiniens de bonne volonté à l'origine de l'initiative de Genève présentée en 2003. Les pays arabes non plus n'ont pas vraiment joué leur rôle : ils ont sous-estimé cette question et lui ont préféré d'autres préoccupations qui semblaient plus urgentes, de la Syrie à l'Afghanistan en passant par l'Iran.
Pourquoi les réfugiés palestiniens n'ont-ils pas été davantage intégrés dans les pays voisins ?
Ces réfugiés sont partis malgré eux, et les pays arabes – comme les Palestiniens eux-mêmes, d'ailleurs, et l'ONU – ont considéré qu'ils avaient un droit au retour sur les terres dont ils ont été expulsés en 1948. Les Égyptiens sont dans le même état d'esprit, tous dénoncent le risque d'un nouvel exode. Cela dit, les pays voisins ont aussi des problèmes de politique intérieure qui les poussent à refuser d'intégrer les réfugiés palestiniens ou d'en accueillir davantage.
Al-Sissi [le président égyptien, NDLR] ne tient pas à recevoir les Gazaouis dans le Sinaï, où il connaît des problèmes de terrorisme ; le roi de Jordanie, dont la population est déjà aux deux tiers palestinienne, redoute de disparaître s'il en accueille davantage ; le Liban est dans l'état que l'on connaît, et l'équilibre entre ses différentes communautés est très délicat…
Quels pays peuvent jouer un rôle positif dans le conflit ?
J'en vois trois : l'Égypte, dont l'influence était un peu éclipsée mais qui revient sur la scène ; la Turquie, malgré sa condamnation sévère d'Israël ; et le Qatar, qui, à mon sens, peut surtout intervenir sur la question des otages. Il est l'un des rares pays à avoir de bonnes relations avec le Hamas, Israël et les États-Unis. C'est un avantage indéniable.
Mais on ne sait pas très bien quelle solution pourrait être apportée. La solution militaire est une illusion. Jamais Israël ne pourra éradiquer le Hamas, comme il n'a jamais pu éradiquer le Hezbollah. La solution politique reste problématique, compte tenu du contexte politique intérieur israélien, qui est plutôt annexionniste en Cisjordanie et refuse toute idée d'un État palestinien. Celui-ci serait en outre grignoté de toutes parts en Cisjordanie, entre le mur de séparation qui mord l'intérieur du territoire et les colonies de peuplement… Il ne leur reste plus beaucoup de kilomètres carrés. La crise née de cette guerre va se prolonger.
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