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Entretien. « L’Iran a tous les avantages de l’arme nucléaire, mais sans les inconvénients »

Interventions médiatiques |

interviewée par Yovan Simovic pour

  Charlie Hebdo
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Deux semaines, c'est le temps qu'il faudrait désormais à la République islamique pour produire des matières dites « fissiles », une étape importante vers l'obtention de la bombe nucléaire. Mais concrètement, ça change quoi ? « Charlie » a posé la question à Héloïse Fayet, responsable du programme de recherche Dissuasion et prolifération à l'Ifri.

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Manifestation contre le nucléaire iranien aux Etats-Unis
Manifestation contre le nucléaire iranien aux Etats-Unis
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Charlie Hebdo : Ça veut dire quoi « deux semaines pour produire la matière fissile », comme l’a dit Blinken au sujet du programme nucléaire iranien ?

Il y a plusieurs étapes nécessaires pour concevoir une arme nucléaire fonctionnelle. Et la première première consiste à accumuler assez de matière « fissile » [de la matière dot le noyau atomique peut subir une fission nucléaire, N.D.L.R.]. On parle de « break out time », c’est-à-dire le temps nécessaire pour acquérir assez d’uranium enrichi à 90% si l’Iran en prenait la décision. Pour l’instant, l’Iran se limite à un uranium enrichi à 60%. Mais s’ils décidaient de passer à 90% [soit l’enrichissement nécessaire à la confection d’une arme nucléaire, N.D.L.R.], il leur faudrait donc deux semaines. Mais ce n’est pas nouveau. C’est une information qu’on lit déjà dans des rapports de think tanks indépendants, notamment américains, depuis plusieurs années. Cela ne veut pas dire pour autant qu’ils ont la capacité de fabriquer une arme nucléaire, car ce n’est qu’une des étapes nécessaires.

Pourquoi le gouvernement américain communique-t-il une information qui a plus de deux ans ?

Antony Blinken était interrogé à ce sujet lors d’un forum sur les questions stratégiques à Aspen, aux États-Unis : il n’a pas présenté cette information comme un fait inédit. Cependant, sa parole a plus de poids qu’un rapport de think tank américain. Il peut aussi s’agir d’un moyen de réintéresser la presse et le grand public au nucléaire iranien. 

Deux ans… et donc pas une conséquence directe de la présidence de Donald Trump ?

Si, bien sûr. Repartons en 2018. Les Iraniens respectent alors totalement leurs engagements sur le nucléaire. Mais Donald Trump considère qu’ils finiront par les trahir. Influencé par Israël et les pays du Golf, le président américain de l’époque va demander une renégociation de l’accord : plus complet, notamment sur le programme balistique iranien et les milices, proxys du régime au Moyen orient. Donald Trump était convaincu de pouvoir négocier un meilleur accord. Finalement, cela ne se fait pas et il se retire des discussions.

Les Iraniens ne réenrichissent pas tout de suite leur uranium. Ils attendent l’été 2019 puis janvier 2020, après l’assassinat du général Soleimani par un drone américain. Si les États-Unis ne respectent pas leurs engagements en se retirant de l’accord, l’Iran ne voit pas pourquoi elle devrait s’y accrocher.

Si les Iraniens entendaient aller jusqu’au bout et obtenir leur arme nucléaire, quelles sont les étapes qui suivent ce « break out time » ?

Le « break out time » est surtout une notion médiatique et pédagogique. Une fois qu’on dispose de la matière fissile il y tout un processus, l’arsenalisation qui s’enclenche, notamment et la miniaturisation de la charge. Une simple accumulation d’uranium enrichi suffit pour concevoir un dispositif explosif, mais du temps et des étapes supplémentaires sont nécessaires pour développer une arme fonctionnelle. Il faut fabriquer des gaz supplémentaires, faire des tests de missiles balistiques… Beaucoup d’étapes qui pourraient être ralenties, notamment par la pression de la communauté internationale.

C’est l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) qui s’occupe d’inspecter les usines iraniennes… Mais ont-elles, dans les faits, accès à toutes les infrastructures et données qui leur permettent d’avoir une vision globale de l’état d’avancement du programme iranien ?

Les experts de l’AIEA font du mieux qu’ils peuvent. Mais évidemment, c’est toujours compliqué d’accéder aux sites. Le directeur de l’agence, Rafael Mariano Grossi, a d’ailleurs affirme que nous avions perdu en connaissance sur le programme nucléaire iranien pendant la période du Covid 19. Mais il est tout de même possible de faire des estimations très précises de la quantité de matière dont ils disposent à travers leurs déclarations et le rythme d’installation de nouvelles centrifugeuses. On part de données que l’on connait déjà pour estimer leur situation.

Mais l’Iran laissent-elles vraiment travailler les enquêteurs ?

Tous les États avec un programme nucléaire civil subissent les inspections de l’AIEA, sinon vous vous exposez à des sanctions de la part du Conseil des gouverneurs, comme ce fut le cas en juin dernier Mais l’Iran bloque de nombreuses inspections.

Au fond, l’Iran cherche-t-elle vraiment à faire aboutir son programme nucléaire ?

Pas pour l’instant. L’Iran a tous les avantages de l’arme nucléaire, mais sans les inconvénients. Le pays joue avec cette possibilité de franchir le seuil nucléaire pour sanctuariser son territoire. Après l’attaque de l’Iran sur Israël le 13 avril dernier, les Israéliens aurait pu répliquer beaucoup plus fort. Ils ont pourtant choisi de frapper une cible iranienne symbolique et précise, sans pénétrer l’espace aérien iranien. Cela démontre bien que l’Iran dispose d’une certaine force de dissuasion, notamment liée à son programme nucléaire à un état avancé, ses missiles balistiques et son influence régionale

Pour autant, si le programme nucléaire aboutit, l’Iran sait qu’elle peut s’attendre à des actions d’Israël et des États Unis. Et ils n’ont pas envie de devenir la nouvelle Corée du Nord. Ils sont donc très satisfaits de l’état actuel de leur programme.

Il y a tout de même des points de bascule qui pourraient provoquer une avancée du programme. Le plus important serait lors de la transition entre Khamenei et son successeur. Le régime, que l’on sait paranoïaque, pourrait se sentir menacé par des ingérences extérieures lors de cette transition et croire qu’un État est à l’origine de manifestations dans le pays. On peut alors imaginer que les gardiens de la révolution les plus extrêmes prennent le pouvoir et accélèrent le processus d’obtention de la bombe atomique. Pour sanctuariser le régime, à l’instar de la Corée du Nord.

Qu’est-ce que le potentiel retour de Donald Trump pourrait changer selon vous ?

C’est compliqué à dire. Donald Trump est extrêmement imprévisible, notamment en matière de politique étrangère. D’ailleurs, même sous l’administration Biden, les Iraniens n’ont pas souhaité revenir à la table des négociations par peur d’un possible retour de Trump et donc d’un possible nouveau désengagement. Et puis la perspective d’un nouvel accord iranien est très impopulaire aux États-Unis, chez les républicains bien sûr, mais aussi chez certains démocrates.

Avec Donald Trump à la Maison Blanche, tous les scénarios sont donc possibles.  Il peut décider de revenir à table pour pacifier le Moyen Orient dans le but de se concentrer sur d’autres sujets, notamment la Chine. Mais il pourrait aussi bien soutenir Israël en frappant les sites nucléaires iraniens.

 

Lire l'interview sur le site de Charlie Hebdo

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Journaliste(s):

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Yovan Simovic

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Interview

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Héloïse FAYET

Héloïse FAYET

Intitulé du poste

Chercheuse, responsable du programme dissuasion et prolifération, Centre des études de sécurité de l'Ifri

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Manifestation contre le nucléaire iranien aux Etats-Unis
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