Rechercher sur Ifri.org

Recherches fréquentes

Suggestions

« En Russie, l’impact démographique de la guerre en Ukraine s’ajoute au déclin structurel de la population depuis la chute de l’URSS »

Interventions médiatiques |

tribune parue dans

  Le Monde
Accroche

Moscou fait face à une grave pénurie de main-d’œuvre. Les autorités tentent de répondre par l’immigration contrôlée, la robotisation et des politiques natalistes, sans résultats probants, constate la spécialiste de la Russie Tatiana Kastouéva-Jean. 

Image principale médiatique
tatiana_jean_nb.jpg
Table des matières
Table des matières
body
"L’un des problèmes actuels de l’économie russe, reconnu par tous les hauts responsables, est le manque de main-d’œuvre. Fin 2024, plus de 80 % des entreprises russes déclarent éprouver des difficultés à recruter, dans un marché du travail où le taux de chômage est tombé à son plus bas niveau historique, 2,4 % en mars. Aucun secteur n’est épargné, y compris le complexe militaro-industriel dans lequel l’Etat russe investit massivement depuis 2022. " 

Pour faire face, les employeurs proposent des salaires de plus en plus attractifs, alimentant l’inflation. Ils révisent à la baisse le niveau d’exigence pour les recrutements, alors qu’aucun indicateur ne permet de constater une amélioration de la productivité du travail en Russie, qui représente un peu plus de la moitié de celle des Etats-Unis, selon une récente étude russe.

"Le manque de cadres, notamment, s’est aggravé avec la guerre en Ukraine : des centaines de milliers de personnes combattent au front ou comptent déjà parmi les morts et les blessés. Jusqu’à 1 million de personnes auraient quitté le pays pour échapper au durcissement du régime ou à la mobilisation militaire."

Cet impact démographique de la guerre s’ajoute au déclin structurel de la population depuis la chute de l’URSS. Le faible taux de natalité des années 1990 a abouti à des générations creuses qui font aussi peu d’enfants. Selon l’agence fédérale des statistiques, Rosstat, on comptait plus de 12 millions de Russes entre 15 et 19 ans en 2001, mais seulement 7,8 millions en 2024. Et l’annexion de la Crimée et des quatre régions ukrainiennes, intégrées dans les statistiques russes depuis 2023, ne corrige pas la tendance de fond.

L’immigration pourrait être une réponse. Mais l’arrivée de travailleurs étrangers – venant majoritairement de pays d’Asie centrale, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizistan – est perçue avec méfiance par la population russe. Après l’attentat sanglant du Crocus Center en mars 2024, commis par des ressortissants tadjiks, plus de 80 000 migrants en situation irrégulière ont été expulsés, soit deux fois plus qu’en 2023.

La plupart des migrants sont mal intégrés en Russie : sous-payés et ayant peu de droits, ils vivent souvent en communautés closes, qui sont aussi parfois des foyers de radicalisation. Selon une décision récente, les écoles russes n’accepteront désormais plus les enfants ne maîtrisant pas la langue russe : une mesure qui risque d’accentuer l’isolement des communautés immigrées et de décourager les nouvelles arrivées.

Migrants centrasiatiques

La situation pousse les autorités et les employeurs dans une recherche frénétique de solutions. Ceux de l’Extrême-Orient se tournent vers des pays plus exotiques comme, par exemple, la Corée du Nord ou la Birmanie pour le secteur du bâtiment. Plusieurs entreprises du textile ont commencé un transfert de la production vers l’Asie centrale. Une idée surprenante concerne le « visa idéologique » que les autorités russes proposent depuis août 2024 aux personnes qui fuient les politiques néolibérales de leurs pays natals et partagent les valeurs traditionnelles russes. A la différence des exigences pour les migrants centrasiatiques, ces visas ne demandent pas la maîtrise du russe. Depuis janvier 2024, un institut a vu le jour pour faciliter le retour des compatriotes partis à l’étranger. Il ne s’agit pourtant que de gouttes dans l’océan des besoins du marché du travail russe.

La tension actuelle sur le marché du travail se combine à la réflexion sur la démographie de demain. Le président russe prône la famille nombreuse comme nouvelle norme. Des mesures natalistes – financements, avantages sociaux, accès facilité au logement – sont en vigueur depuis plusieurs années en Russie, mais n’apportent pas le résultat escompté. Le taux de fécondité y est actuellement de 1,41, malgré quelques exceptions régionales, comme en Tchétchénie (2,66).

La diffusion des idées childfree [faire le choix de ne pas avoir d’enfant] ou des thématiques LGBTQ+ a été interdite en Russie. Le débat est régulièrement relancé sur l’interdiction de l’avortement, sans aboutir pour l’instant, car l’idée est peu populaire dans la société russe, qui, dans ses comportements, est proche du mode de vie occidental et n’apprécie pas l’ingérence de l’Etat dans ce domaine privé. Mais une dizaine de régions proposent des aides financières aux mineures enceintes pour les inciter à garder l’enfant.

Il est légitime de douter du succès en temps de guerre des mesures natalistes qui n’ont pas apporté les résultats escomptés en temps de paix. Selon les prévisions médianes de l’ONU, si l’actuelle tendance démographique se poursuit en Russie, sa population se réduira à moins de 136 millions de personnes d’ici à 2050 (contre 144 millions en 2023). De quoi se poser des questions sur son développement économique, mais aussi ses ambitions de grande puissance.

Tatiana Kastouéva-Jean est directrice du Centre Russie/Eurasie à l’Institut français des relations internationales.

>Lire la tribune sur le site du Monde
 

Decoration

Média

Nom du journal, revue ou émission
Le Monde

Partager

Decoration
Auteurs
Photo
tatiana_jean_nb.jpg

Tatiana KASTOUÉVA-JEAN

Intitulé du poste

Directrice du Centre Russie/Eurasie de l'Ifri

Sujets liés