« En Irak, la classe dirigeante se pensait éternelle »
Adel Bakawan est un sociologue franco-kurde. Chercheur associé du programme Turquie et Moyen-Orient de l’Institut français des relations internationales (Ifri) et directeur du centre de sociologie de l’Irak, il propose le 12 décembre une conférence à l’Assemblée nationale sur le mouvement de contestation qui agite aujourd’hui l’Irak.
La Marseillaise : Vous dites que la contestation n’est pas un mouvement homogène. Quels sont les groupes qui sont dans la rue en Irak ?
Adel Bakawan : Je distingue trois catégories. Celle que j’appelle des « bulldozers » tout d’abord, rassemblant les jeunes de 14 à 22 ans. Ils n’ont pas d’idéologie, pas de programme, pas de parti ni de leader. C’est la génération réseaux sociaux qui détruit tout sur son passage comme un bulldozer. Viennent ensuite les « Lénine sans parti communiste » : des avocats, des médecins, des ingénieurs… Ils sont présents et participent fortement. Ils n’ont aucune base sociale mais essaient de théoriser le mouvement et de ne pas laisser seuls les précédents. Enfin, il y a l’opposition avec une première branche constituée de la base sadriste - de Moqtada al-Sadr - et une seconde composée des anciens du parti baasiste.
Ces différences mettent en scène deux logiques : l’une est révolutionnaire, voulant la chute du régime, le départ d’une classe politique tout entière qui a cependant des moyens énormes pour réprimer le mouvement, d’où la répression violente. La deuxième logique est celle d’un mouvement social, qui se bat contre un adversaire, pas un ennemi, avec qui on peut négocier.
Le Premier ministre Adel Abdel Mahdi est parti. Votre commentaire sur le personnage et sur sa démission ?
A.B. : Sa démission est une bonne chose. Après la mort de près de 440 personnes, il ne pouvait éthiquement pas rester. Quant au personnage, c’est un militant qui a fait ses premiers pas avec le parti communiste, puis est passé chez les baasistes avant d’intégrer le conseil supérieur de la révolution islamiste avec lequel il a pris des distances suite à la chute de Hussein.
Il se présente comme un technocrate et, sur cette posture, a pu intégrer plusieurs postes importants comme ministre des Finances, de l’Économie… Avant de devenir la personne qui a pu faire consensus après les élections d’octobre 2018 qui ont fait émerger trois groupes politiques. Consensus signifie qu’il pouvait passer le filtre de l’Iran et des États-Unis. Son programme était, théoriquement, très bon. Il avait des idées pour l’emploi, le logement, pour réconcilier le Nord et le Sud du pays, les chiites et les sunnites etc. Sauf que… le fonctionnement de l’Irak repose uniquement sur un partenariat entre deux acteurs antagonistes : les États-Unis et l’Iran.
Or, à l’arrivée de Mahdi, le président américain Donald Trump a débarqué pour expliquer que son seul intérêt était la surveillance de l’Iran. Cela a provoqué la panique dans l’élite irakienne qui connaissait très bien ce fonctionnement. À tel point qu’un projet de loi a été déposé pour demander le retrait des forces spéciales américaines. Une demande théoriquement légitime puisqu’émanant d’une assemblée nationale. Mais cela a fortement déplu aux Américains. L’Irak est alors entré dans une période de trouble.
Sur la scène internationale, Mahdi est donc arrivé dans un contexte difficile. Et sur la scène intérieure ?
A.B. : Il arrive dans une situation dramatique. 89 % de la population n’a plus confiance dans les hommes politiques, les écarts de revenus sont gigantesques, 25 % de la population de la capitale, Bagdad, n’a pas accès à l’eau, 60 % de la population a moins de 24 ans et parmi ces jeunes, 45 % sont au chômage, 59 % ne savent pas lire alors que l’Irak était l’un des pays les plus alphabétisés…
C’est dans ce contexte dramatique et conflictuel qu’est arrivé le mouvement de contestation qui, aujourd’hui, a fait 440 morts, 19 000 blessés et des dizaines de milliers de personnes incarcérées.
Des tractations ont déjà lieu pour remplacer Mahdi. Comment les appréciez-vous ?
A.B. : Le système va-t-il changer radicalement ? Non. Il cherche une nouvelle personne consensuelle comme a pu l’être Mahdi pour continuer. Les tractations ont lieu entre les cinq partis chiites, les quatre partis sunnites et les deux partis kurdes car en Irak il y a une répartition communautaire des postes, sachant que celui de Premier ministre revient à un chiite. Plusieurs noms ont filtré. Tous rejetés par la place Tahrir.
Comment voyez-vous la suite ?
A.B. : Si le mouvement est dans une logique de mouvement social, il y aura une solution. On peut même considérer qu’il a déjà gagné. Il a obtenu le départ du Premier ministre mais, surtout, il a semé le doute dans la classe dirigeante qui se pensait éternelle. Il a obtenu la réforme de la Constitution qui, jusque-là, a toujours été une ligne rouge, ainsi que des promesses de construire 100 000 logements sociaux ainsi que 45 000 emplois.
En revanche, si la logique révolutionnaire l’emporte, l’hypothèse d’une guerre civile est devant nous. Et pour la première fois, cette guerre civile ne sera pas confessionnelle ou ethnique. Elle sera en interne dans la famille chiite, entre une base sociale frustrée, abandonnée et des élites hautement privilégiées.
Retrouvez l'intégralité de cet entretien sur le site de La Marseillaise.
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