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Élections européennes : pour un sursaut churchillien en faveur du Pacte Vert

Interventions médiatiques |

éditorial paru dans

  Connaissance des énergies
Accroche

À l’approche des élections européennes du 9 juin 2024, force est de constater qu’autonomie stratégique, résilience et compétitivité industrielle, réforme des institutions, décarbonation et protection de l’environnement sont de moins en moins évoqués et pensés de façon articulée, et de plus en plus pris en compte dans les discours et politiques comme mutuellement exclusifs et incompatibles.

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Marc-Antoine Eyl Mazzega_Ifri_Connaissance énergies
Contenu intervention médiatique

Le contexte est évidemment tendu : les crises se multiplient, sous forme de chocs géopolitiques et géoéconomiques externes et de déséquilibres internes, tandis que la crise environnementale gronde et menace de tout aggraver encore. Le temps et les moyens pour y faire face se réduisent, avec certains États européens très endettés et certains secteurs industriels et ménages fragilisés, tandis que les coûts des transformations s’alourdissent du fait des taux d’intérêt et de l’inflation. Et il ne faut plus seulement décarboner, il faut s’adapter et se réarmer.

Les populistes détournent l’attention ou en convainquent que des réponses partielles sont nécessaires au nom du réalisme, et qu’il y a des solutions simples qui résoudront tout, comme le repli national ou l’indépendance, un retour en arrière, ou une solution miracle, que ce soit le nucléaire ou l’hydrogène.

On ne perçoit pas les avantages du Pacte Vert européen à la une d’un journal télévisé…

Les citoyens et entreprises ont raison de s’interroger et s’ils sont souvent conscients des enjeux, les enjeux clés de la confiance et de la qualité du débat public font défaut. À vrai dire, on ne perçoit pas les avantages du Pacte Vert européen (Green Deal) à la une d’un journal télévisé, mais au contraire, il est plus facile d’en montrer les difficultés et contradictions : factures énergétiques en hausse, coûts de la modernisation qui grimpent et s’accumulent, tensions sur les approvisionnements, menaces sur la compétitivité, règlements et normes qui s’accumulent et vulnérabilités extérieures tandis que le reste du monde continue d’avoir d’autres priorités.

Le choc est d’autant plus brutal que la plupart des gouvernements ou élites politiques ont toujours appréhendé la transition comme un enjeu déclaratif et indolore, voire comme un label, un processus fait de simples ajustements ou réduit à quelques sujets : les énergies renouvelables, le nucléaire, la rénovation des bâtiments, l’hydrogène. De précieuses années ont été perdues, et l’opinion, tout comme au fond les élites, ne sont pas préparées au double choc d’accélération et de résilience dans un monde hostile.

Il n’y a pas de Churchill de la transition énergétique en Europe, que ce soit à Bruxelles ou dans les capitales, pour forger la mobilisation de tous et la construction d’un consensus permanent et fort pour atteindre des objectifs en mobilisant des moyens que tout le monde soutient, en sachant que nous avons cette chance de n’avoir pas encore de sang et larmes à verser. Les transitions en Europe apparaissent parfois contrariées, incohérentes, irréalistes, chahutées, et le récit est au mieux partiel, sinon confus, voire absent. Or, on ne peut livrer la guerre du climat, une guerre de vingt ans avec d’immenses batailles à livrer d’ici 2030, avec succès et dans la durée sans confiance, sans élévation de l’intérêt général, sans les moyens, une stratégie, et au fond, sans commandement, d’autant que pareille entreprise requiert forcément une certaine forme de galvanisation. Tous ces éléments étaient présents lors des deux entreprises titanesques qui se sont déroulés récemment en Europe, à savoir la réunification allemande et la réunification de l’Europe (élargissement aux PECO en 2004(1)).

Certes, la pente est vertigineuse et d’autres urgences surgissent sans cesse. Vouloir ralentir, fragmenter, repousser les efforts, les dénigrer, ou ne pas en faire un sujet central, permet d’éluder la complexité et les difficultés des choix et l’élaboration d’une stratégie. Mais trois dérapages irrattrapables se profilent : ajouter au fardeau de la dette financière que portent les génération présentes et les suivantes, celle d’une Europe et d’un monde profondément déstabilisés par les dérèglements climatiques dont les coûts vont s’accentuer, sachant que l’Europe se réchauffe deux fois plus vite que la moyenne mondiale ; chercher à gagner quelques années de répit n'empêchera pas un affaiblissement économique structurel accéléré ; enfin, c’est montrer, à l’heure des célébrations des 80 ans du débarquement, des 35 ans de la chute du Mur, des 20 ans de la réunification de l’Europe avec l’élargissements de l’UE à l’Europe centrale, et à l’heure où tout un peuple, l’Ukraine, se bat pour sa survie face à l’agresseur russe, que nous ne sommes plus capables de nous mobiliser pour agir résolument quand notre existence est en jeu.

Quel sens donner aux enjeux énergétiques dans ces élections européennes, et à la prochaine mandature de mise en œuvre du Pacte Vert qui se joue en grande partie dans les urnes début juin?

Un diagnostic critique mais qui doit être circonstancié 

La tâche est immense et accélérer la transition en temps de guerre en Europe est évidemment encore plus difficile, mais il y a de nombreuses avancées réelles : l’emploi est à un niveau très élevé malgré les crises, la plupart des entreprises affichent une confiance résolue dans l’avenir, la plupart également ont des stratégies pour réduire leurs émissions et les mettent déjà en œuvre tandis qu’une nouvelle révolution numérique se déploie ; l’UE est la championne de la décarbonation parmi le groupe de l’OCDE (environ - 37% de baisse des émissions par rapport à 1990 en 2023), le secteur électrique européen se décarbone, le charbon est au plus bas tandis que les énergies renouvelables se renforcent à un rythme conséquent, les États accompagnent la décarbonation des grandes industries(2), la mobilité électrique se déploie à plus grande échelle...

L’Europe centrale n’est plus à la traine, au contraire, elle délivre un important potentiel de croissance durable tandis qu’en Europe, les villes se mobilisent(3).

La fenêtre des + 2°C reste ouverte et il est vital de ne pas la rater.


À l’échelle mondiale, si 1,5°C est hors d’atteinte, il y a un réel mouvement de fond, certes trop lent et encore fragmenté, qui pousse néanmoins partout dans le monde les solutions bas carbone dans l’électricité - essentiellement le solaire - dans l’industrie et les transports pour des questions de sécurité économique, de rentabilité, de lutte contre la pollution, ou de résilience industrielle. L’efficacité énergétique et la circularité nécessitent des politiques favorables mais se déploient également, et la COP28 a connu de réelles avancées(4). L’idée selon laquelle il faut chercher à fermer des centrales à charbon avant la fin de leur durée de vie technique se traduit par quelques actions concrètes(5). La fenêtre des + 2°C reste ouverte et il est vital de ne pas la rater.

Mais il faut être ultra lucide sur la dégradation de notre environnement, et de notre situation depuis l’Accord de Paris, sachant que ce sont les plans de relance post 2009 très intensifs en carbone, et bien souvent l’existence d’objectifs mais non suivis de politiques adaptées, qui ont mis le monde dans le mur :

  • Par la taille de leurs marchés et par leurs politiques, la Chine, les États-Unis et l’Arabie saoudite fixent désormais les prix des hydrocarbures et métaux, auxquels concourent aussi les chocs géopolitiques ou climatiques, tandis que l’Europe en est une spectatrice. Le Moyen-Orient, l’Amérique du Nord et l’Australie sont les grands gagnants des polycrises. D’autres ont tiré leur épingle du jeu. La Corée du Sud et le Japon ont été moins touchés, mais leurs faiblesses systémiques, comme la démographie, y forment des défis qui sont beaucoup plus prononcés qu’en Europe.
    La Chine domine la quasi-totalité des chaines de valeur des technologies bas carbone, que ce soit via les innovations ou échelles de production. Cela permet en soit de réduire les coûts de la décarbonation mondiale et européenne, mais pose trois défis : les émissions liées à la production de ces biens et l’environnement RSE ; les conditions économiques et de concurrence inégales ; les surcapacités qui risquent de se déverser rapidement et en grande partie sur l’Europe, causant un déséquilibre inacceptable et non absorbable qui menace les industries européennes. Le déficit extérieur avec la Chine s’est un peu réduit mais menace de croitre à nouveau, tandis que l’excédent commercial avec les Etats-Unis se réduit(6).
     
  • Les États-Unis ne visent pas la décarbonation mais avant tout la résilience économique, tandis que les Européens ont d’abord cherché à se fixer des objectifs très ambitieux et alignés sur les connaissances scientifiques, mais en réfléchissant dans un second temps seulement aux moyens, et difficultés de les atteindre. Les États-Unis, qui sont largement autosuffisants sauf pour les métaux(7), ont des moyens d’action fiscaux et stratégique que n’a pas l’UE. Pire, la croissance économique réelle et potentielle des États-Unis est telle qu’une partie de l’épargne européenne finance aussi leur politique industrielle. Le fossé d’ambition et de mise en œuvre transatlantique va nourrir des tensions ces prochaines années, il faut les anticiper.
     
  • Le reste du monde n’est pas en transition mais en transformation énergétique, et ce de façon inégale. Accès à l’énergie abordable, justice climatique, adaptation, finance climat, responsabilité partagée mais différenciée ne sont pas juste des mots ou concepts, mais revêtent des réalités très concrètes pour des dizaines d’États et milliards de personnes(8).
    Ce sont des enjeux colossaux et les grands pollueurs historiques comme les Européens, les Américains, les Chinois, les Russes, et les nouveaux pollueurs, comme les États du Golfe, n’ont guère de réponses cohérentes et coordonnées à leur apporter.
    Toutefois, seuls les Européens sont généralement montrés du doigt, parce qu’ils sont les plus mobilisés et impliqués, parce que l’Europe pensait être un modèle mais aussi parce que les politiques européennes ont de plus en plus d’impacts extra territoriaux. Si en 2025, la COP30 de Belém et le sommet des Nations Unies sur les océans de Nice ne provoquent pas un sursaut mondial pour renforcer les politiques et préserver les forêts et océans, l’UE risque de devenir un îlot de décarbonation de plus en plus malmené dans un monde qui se réchauffe vite(9).
     
  • La transition énergétique européenne amène désormais des conséquences partout dans le monde avec le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières(10), le reporting extra financier ou la lutte contre la déforestation importée. Mais le modèle européen, qui inspire le reste du monde comme sur la certification de l’hydrogène(11), est entaché par le constat de la grande difficulté à sortir du charbon, par les prix et coûts très élevés de la décarbonation, le manque de cohérence entre États et une taxonomie jugée inadaptée au reste du monde. L’UE bouscule de plus en plus et c’est tant mieux, malgré les récriminations, car elle fait aussi bouger les lignes, provoque des prises de consciences, des changements de pratiques et adaptation des stratégies, à condition que le dialogue soit permanent et constructif et que les décisions européennes soient légitimes.
     
  • Tout comme les Américains, les Européens ont quinze ans de retard sur la problématique clé des métaux et de leur raffinage et le cuivre pose notamment question. Elle est transitoire, car à la différence des hydrocarbures, ces métaux se recyclent. L’enjeu est de sécuriser les quinze prochaines années du côté de la production et du raffinage, avant que le recyclage à grande échelle ne prenne le relais pour fournir les matériaux. Tout véhicule électrique chinois vendu en Europe... représente ainsi une ressource minière pour demain, à condition que leurs batteries soient équipées des chimies avec les matériaux les plus rares.
    L’obligation d’incorporation de matériaux recyclés est essentielle et il faudra de rapides et solides coopérations entre États et entreprises respectives sur la mine, le raffinage, le recyclage et des stocks(12) dans un contexte peu favorable aux investissements, vu notamment les prix très volatiles. À l’image de la production d’hydrogène, il faudra extraire des métaux en réduisant fortement l’empreinte carbone, et le cas de l’Indonésie illustre les immenses défis que cela pose. Mais ce sont autant d’opportunités(13).

Les déséquilibres européens se multiplient mais peuvent être corrigés

Le système électrique est de plus en plus déséquilibré : une demande qui n’augmente pas mais qui finira par bondir localement du fait de l’électrification et des data centers, des énergies renouvelables à coût de production marginal quasi nul qui sont désormais très fortement déployées et par moments font s’écraser les prix, peu de perspectives de capter ces surplus à court terme, des coûts des outils de production et d’infrastructures qui grimpent, et pour financer le tout, seule la garantie de l’État, ou du moins en grande partie, peut fonctionner pour déclencher les investissements.

Le poids financier qui pèse sur les États des garanties va nécessairement augmenter, ainsi que celui du coût des réseaux sur les consommateurs, et seuls quelques gros industriels parviendront à en tirer profit. La question de la réforme du market design, du fait des déséquilibres croissants du système électrique, n’est pas refermée et doit être poursuivie. Il n’y a pas de solution magique, mais il faut bien identifier les problèmes, les effets de bord, et définir à 27 un bon dosage de règlementation et de marché et surtout, davantage se coordonner sur les interconnexions et les solutions de flexibilité, tant d’un point de vue réglementaire que technologique.

La volatilité du prix du quota d’émission sur le système ETS pose problème car cela crée de l’incertitude pour les acteurs économiques et fait peser un risque sur les revenus fiscaux des États...

Dans l’ensemble, la sécurité d’approvisionnement énergétique reste fragile : si le marché du gaz semble largement apaisé pour quelques années avec l’afflux de GNL même si des tensions géographiques et climatiques peuvent encore surgir(14), le maintien du raffinage de pétrole, essentiel, est remis en cause à moyen et long terme, et la sécurité électrique est fragilisée par le défi des pointes et de la perte structurelle de capacités pilotables, même s’il est déjà acquis que la sortie du charbon dans de nombreux États européens sera retardée. Il n’y a guère de business case pour du stockage à grande échelle et à part des centrales à gaz, pas de solutions pour le long terme. Or le gaz n’est plus un sujet de débat public, sauf pour le décrier, et ces centrales ont besoin de marchés de capacités adossés à des subventions des États et/ou consommateurs. La baisse de la consommation d’hydrocarbures réduira la facture importée et renforcera la capacité d’investissement européenne, mais la sortie du gaz, tout comme du pétrole, sera lente.

La volatilité du prix du quota d’émission sur le système ETS pose problème car cela crée de l’incertitude pour les acteurs économiques et fait peser un risque sur les revenus fiscaux des États et la capacité à financer les projets de décarbonation liés. Un prix plancher parait désormais indispensable.

Les industriels européens paient une énergie qui est structurellement plus chère qu’au Texas, au Québec ou en Arabie saoudite, et paient aussi de plus en plus un prix du carbone substantiel, en plus d’une pression fiscale supérieure. C’est un défi pour les industries qui produisent des biens primaires énergo-intensifs, et ce au moment où une grande phase de réorganisation de la production s’opère à l’échelle mondiale. L’Europe peut-elle se passer de sa propre production d’aluminium, d’ammoniac, de la chimie lourde, de l’acier, du verre ? Se contentera-t-elle de recycler des matières ? Certains n’y voient pas de problème car la production ira là où c’est le plus optimal d’un point de vue économique et idéalement, climatique. Sauf que le monde ne se prête plus à une division optimisée du capital et du travail, et qu’au contraire, la maitrise géographique et technologique des chaines de valeur est essentielle pour mettre en œuvre l’autonomie stratégique, condition de la sécurité.

La main d’œuvre va manquer dans de nombreux secteurs clés, tout comme le foncier, au moment même où certains font de la lutte contre l’immigration l’enjeu central des élections.

L’investissement dans les chaines de valeur est insuffisant et nous n’en avons plus l’entière maitrise des technologies et métaux, à commencer par les batteries et véhicules électriques, et ce malgré les efforts déployés. La maitrise de l’hydrogène, de l’éolien en mer, de l’électronique de puissance, et du nucléaire, est également contestée. Il reste encore heureusement des fondamentaux solides, et un savoir-faire, mais l’érosion peut être rapide(15). Et la main d’œuvre va manquer dans de nombreux secteurs clés, tout comme le foncier, au moment même où certains font de la lutte contre l’immigration l’enjeu central des élections.

Il n’y pas d’autre choix que d’articuler puissance européenne, résilience, compétitivité et décarbonation dans une dynamique vertueuse, intégrée, qui fasse sens pour la plupart des citoyens et acteurs publics et privés. Cela requiert un diagnostic, l’identification de moyens d’actions, des objectifs, et ensuite, une stratégie qui forcément, ne peut être rigide, mais doit être agile. Il faut distinguer différents acteurs, le temps court, moyen et long, réfléchir en termes de priorités et séquençage, et penser l’échelon local, régional, national, européen, et mondial.

Des lois et règles sur le Pacte vert inclues dans treize paquets législatifs (un record !) à très forte portée ont été définies et adoptées en un temps record...

La Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil se sont mobilisés de manière inédite pour agir ensemble à l’échelle européenne, à la fois sur le Pacte Vert, mais aussi et en même temps, sur la gestion des crises. Dans l’urgence, des décisions ont été prises qui sans doute, rétrospectivement, n’étaient pas toutes opportunes ou bien calibrées. Des lois et règles sur le Pacte vert inclues dans treize paquets législatifs (un record !) à très forte portée ont été définies et adoptées en un temps record, ce qui est extraordinaire.  L’UE a fait un saut d’intégration et de maturité sans précédent et nul ne veut remettre en cause les grands objectifs, et forcément, l’ensemble n’est pas parfait et doit être consolidé. Fort heureusement, les discussions et réflexions à Bruxelles portent désormais sur comment renforcer l’efficacité-coût des politiques, la cohérence et leur séquençage, et stabiliser la compétitivité européenne, et c’est tant mieux, mais elles ne doivent pas être un prétexte à détricoter l’ensemble.

L’UE est parfois accusée d’avoir réagi trop tardivement ou naïvement sur l’absence de volet industriel à son Green Deal. Il a fallu réagir aussi aux enjeux cruciaux des semi-conducteurs et du numérique. Et l’on partait de loin car les traités ne confèrent aucune compétence spécifique en la matière à l’UE et de nombreux États membres avaient abandonné la politique industrielle, insuffisamment investi dans les énergies renouvelables, cherché à promouvoir des technologies bas carbone à bas coût, ou n’ont pas vraiment eu de stratégie, voire ont eu une approche idéologique des technologies.

Bruxelles au moins a le mérite de poser la question du long terme, de la coordination des politiques nationales, entame un aggiornamento sur la politique de concurrence à tout prix et sur la minimisation, voire l'entrave, du rôle du nucléaire, a une politique commerciale plus stratégique, et déploie désormais un agenda industriel et de sécurité économique. C’est tardif, c’est souvent en réaction et non pas en anticipation, mais c’est un quatrième tournant fondamental dans l’intégration en cinq ans, après celui de la stratégie sanitaire, l’endettement commun pour un plan de relance commun, et la mobilisation générale pour aider l’Ukraine, à travers notamment une politique de défense européenne renforcée.

L’un des grands enjeux est de donner un sens plus aigu à cette phase de mise en œuvre du Green Deal dans un monde brutal.

Au fond, il faut bien voir que nous devons entrer en guerre contre les émissions de gaz à effet de serre et toutes les atteintes à l’environnement, contre le temps qui manque, contre l’inertie de nos systèmes économiques et énergétiques, et contre les fausses bonnes idées, les approches partielles ou le renoncement. Il ne peut être question d’ajustements de politiques publiques ou de stratégies industrielles, mais uniquement de transformations profondes. C’est bien l’Europe qui est mortelle du fait de la Russie et d’autres, mais aussi de notre insuffisante capacité à penser autonomie stratégique, compétitivité et décarbonation de manière coordonnée. Si nous subissons de plus en plus les chocs extérieurs et climatiques, et si nous n’avons à court terme pas assez de capacité à influencer cet environnement extérieur, alors il faut travailler sur nous-mêmes et par nous-mêmes.

Les institutions européennes renouvelées devront décider des objectifs de décarbonation de 2040 (entre - 80% et - 90%, avec une cible générale ou secteur par secteur), évaluer un certain nombre de réglementations, simplifier certaines règles ou les consolider ou les mettre en cohérence, consolider et mettre en œuvre un agenda de sécurité économique et de résilience industrielle, implémenter les décisions et directives du Fit for 55, développer une stratégie minérale qui donne des résultats, ériger la circularité en marqueur de l’économie européenne et renforcer l’union de l’énergie face aux chocs externes qui ne manqueront pas de survenir. Mais l’un des grands enjeux est de donner un sens plus aigu à cette phase de mise en œuvre du Green Deal dans un monde brutal.

Trois certitudes découlent de ce diagnostic : l’État nation européen dans ce monde brutal en fragmentation, compte encore moins qu’auparavant et seule l’échelle de l’UE peut peser ; les solutions doivent être cherchées à Bruxelles et mise en œuvre en commun plutôt qu’à l’échelle nationale et de surcroît par opposition à Bruxelles ; il faut donc chercher à poursuivre mais renforcer les transformations européennes, et à consolider les efforts à l’échelle nationale, non pas en opposition, mais en cohérence. Enfin, pour peser et convaincre à Bruxelles, il faut avoir des idées, des alliés mais aussi des acquis et fondamentaux crédibles et solides. Nombreux sont ceux qui à Bruxelles saluent la capacité française à nourrir et élever le débat européen, mais qui font le constat d’une situation financière, industrielle et énergétique déséquilibrée.

Les perspectives d’un réajustement stratégique : une forteresse européenne ?

La construction d’une forteresse européenne ouverte mais intransigeante et vigilante qui garantisse la sécurité énergétique, économique, sanitaire et climatique des Européens est un axe de réflexion indispensable.

Quelques pistes peuvent être esquissées. Ainsi, aborder la sécurité énergétique sans tabou, avec pragmatisme. Le large découplage russe n’a pas fait disparaitre le gaz qui reste structurel partout, et le restera au moins jusqu’à l’horizon 2040, notamment pour la flexibilité du système électrique, le chauffage résidentiel et l’industrie. Il convient d’avoir un bon équilibre de contrats long terme, de transactions de court terme, de consolider quelques infrastructures, de lutter contre les émissions fugitives de méthane dans le monde entier, et au-delà de la Norvège, de travailler avec l’Algérie.

Les outils de raffinage du pétrole sont stratégiques : malgré l’essor de la mobilité électrique, les produits pétroliers resteront majeurs durant des décennies. La sécurité électrique doit être assurée à court et long terme par toutes les sources bas carbone, par le déploiement d’infrastructures si elles sont pertinentes, y compris en Méditerranée, des équipements d’électrique de puissance européens, des centrales à gaz pour les pointes qui tourneront de moins en moins, adossées à des mécanismes de capacité qui doivent être mis en place de manière coordonnée. Enfin, la promotion de la flexibilité de la demande, qui sera transformée par les solutions intelligentes qui s’appliqueront dans la mobilité, chez les ménages ou entreprises.

Nul n’a le luxe de choisir entre énergies renouvelables et nucléaire et nous risquons non seulement de manquer des deux, mais aussi de réseaux et de stockage.

Il convient de poursuivre les travaux sur un market design qui incite à investir dans la flexibilité, et à partager les gains, et les éventuelles baisses de prix dans un contexte paradoxal de coûts système de plus en plus élevés, entre États, consommateurs et opérateurs, sachant qu’il sera inévitable de favoriser l’industrie primaire exposée à la concurrence internationale. Le nucléaire doit obtenir les mêmes conditions que les autres sources de production et venir compléter utilement et autant que possible, un mix largement adossé sur les énergies renouvelables. Il convient donc d’accélérer et de comprendre que nul n’a le luxe de choisir entre énergies renouvelables et nucléaire, et que nous risquons non seulement de manquer des deux, mais aussi de réseaux et de stockage.

Les coûts des transformations augmentent fortement et il convient de travailler à réduire la pauvreté énergétique, mais aussi de mieux se coordonner entre États pour créer des synergies, éviter des investissements redondants, ou des choix antagonistes : sur les rythmes et priorité de décarbonation, les outils de décarbonation, les règles, les aides d’État. Les batailles de la décarbonation, de la flexibilité et des réseaux sont à mener avec plus de cohérence et réalisme. Des choix s’imposent pour décider quels projets ou chantiers sont prioritaires ou pas, car tout faire est impossible, voire serait source de déstabilisation. Il en est ainsi des interconnexions électriques, dont une directive place la barre à 15% de la capacité de production d’un pays. Ce n’est plus réaliste. 

Dans les transports, la mobilité électrique se déploie malgré des soubresauts et sera de plus en plus vertueuse d’un point de vue environnemental(16). Les acteurs européens du secteur automobile se sont pleinement engagés dans la bataille de la maitrise des chaines de valeur, notamment les chimies de batteries et les matériaux, avec le soutien des pouvoirs publics(17). Le recyclage suivra sur la base de batteries qui s’accumulent en Europe et qui doivent y rester. Les consommateurs sont de plus en plus conquis et confiants dans la voiture électrique et les industriels chinois participent et participeront à cet effort. La mobilité camions sera plus différenciée technologiquement. On ne pourra toutefois pas relancer le fret ferroviaire comme cela pourrait être souhaité, faute de moyens. Et certaines solutions de mobilité partagée sont à privilégier comme par exemple les artères de bus interurbaines, alors que les villes et collectivités doivent passer au crible tous leurs projets. Le passage à l’échelle des carburants durables pour l’aviation devrait être une priorité car les consommateurs paieront pour ces transformations coûteuses et essentielles car les émissions du secteur sont en hausse malgré des avions plus performants, étant donné le nombre croissant de passagers transportés.

D’immenses investissements dans les infrastructures (électricité, électronique de puissance, stockage, flexibilité, CO2, hydrogène, biométhane, géothermie) vont devoir être réalisés. Se pose la question de qui va investir, qui va les financer, quels tarifs et modes d’opération. Bien entendu, ces investissements ne seront déclenchés que s’ils sont rentables et ce sur l’ensemble de la durée de vie des actifs, ce qui implique prévisibilité et cadre d’investissement incitatif. Le secteur privé doit jouer un rôle essentiel et devra pouvoir s’adosser à l’épargne des Européens, et les États devront aussi pouvoir s’adosser à l’épargne des Européens, ce qui est clé et bien identifié par les propositions notamment d’Enrico Letta. Les entreprises doivent pouvoir compter sur des règles claires et prévisibles, des mécanismes d’accélération et de simplification des procédures car le temps, c’est à la fois de l’argent et plus d’émissions, et la mise en œuvre des éléments du Net Zero Emission Act revêt une grande importance.

Un fonds de souveraineté européen serait utile, mais les équilibres politiques en Europe n’y sont pas favorables. Il faudra des solutions nationales (le crédit d’impôt industrie verte en France, à condition qu’il soit extrêmement exigeant et sélectif), et maximiser les outils existants, comme le Fonds Innovation, ou la BEI. Cette dernière joue un rôle clé et largement salué, mais mériterait d’être plus agile et impliquée sur les secteurs confrontés aux chocs géoéconomiques. Des coopérations d’États seront indispensables pour faciliter des projets stratégiques hors d’Europe. Enfin, l’agenda de sécurité économique doit être renforcé et mis en œuvre rapidement (lutte anti-dumping, contrôle des investissements et exportations, contrôle des technologies, volet cyber notamment).

À l’extérieur, l’UE devra se mobiliser sur les grandes infrastructures de connectivité et les métaux et faire un usage efficace de l’initiative Global Gateway(18), qui est pertinente sur le diagnostic, sur l’accompagnement de ses mesures à impacts extraterritoriaux, sur la réforme du système financier international et l’accompagnement des pays très endettés, et sur les marchés volontaires du carbone qui inévitablement vont prendre de l’essor et qui peuvent apporter certaines solutions. Un réinvestissement du voisinage européen paraît aussi primordial, et les institutions bruxelloises doivent être plus visibles et efficaces à l’étranger(19).

Les deux dernières générations ont clairement vécu au-dessus de leurs moyens financiers et environnementaux.

À l’échelle des États, et des débats sociétaux, trois données sont irrémédiables : si les coûts de la transition augmentent fortement, auxquels il faut désormais y ajouter ceux d’une adaptation généralisée, les coûts de la non-action, ou d’un report, seront faramineux et feront peser un poids trop important sur les générations futures ; l’État ne peut plus tout et pourra de moins en moins, il devra donc mieux employer ses fonds et faire des choix rigoureux avec des évaluations coûts bénéfices (à laquelle de nombreux projets ne résisteront pas, ayant un coût d’abattement de la tonne de CO2 trop élevée, ou pas de business case), et marché versus règlementation. Il sera inévitable de réduire certaines dépenses : rationnaliser celles des collectivités territoriales, ou liées à certaines retraites et mieux lutter contre les fraudes. Il faudra probablement aussi rechercher de nouvelles sources de revenus budgétaires notamment dans certaines activités criminelles, comme les drogues douces ou la prostitution, et les activités polluantes, ou encore le tourisme et les visas ou les transactions financières. L’union des capitaux, mise en avant par Enrico Letta, progressera, mais c’est une bataille de la productivité complémentaire qui sera clé. Ces enjeux sont centraux et il faut avoir le courage de les aborder, de manière responsable, en ayant aussi le souci de la justice envers les générations à venir, sachant que les deux dernières générations ont clairement vécu au-dessus de leurs moyens financiers et environnementaux.

De manière décisive, c’est l’ensemble de la qualité du débat public qui mérite d’être renforcée par le concours de toutes et tous, en commençant par les élites politiques et industrielles, les citoyens, les médias, les associations. Une mobilisation de la sorte, inédite qui reconnaisse qu’il faut agir sur toutes les politiques, mais de manière inclusive et organisée, devra toutefois nécessairement s’appuyer sur des compromis, sur le constat que la transition est un processus long, que l’urgence climatique et industrielle impose d’obtenir des résultats mais qui ne pourront guère être maximaux et parfaits dans un premier temps.

Les élections européennes méritent d’être l’occasion d’un sursaut churchillien de mobilisation en faveur du renforcement du Pacte vert, et non pas de sa mise en berne ou d’un illusoire repli national.

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Sources / Notes

  1. Cela a été vu comme un élargissement en Europe de l’Ouest et une réunification en Europe centrale.
  2. La sidérurgie européenne se prépare pour être à la pointe de la décarbonation, Sylvie-Cornot Gandolphe, janvier 2023.
  3. The Europeanisation of the Energy Transition in Central and Eastern EU Countries, Diana-Paula Gherasim, avril 2023.
    Decarbonizing European Cities: How to Speed Up and Build Synergies?, Cécile Maisonneuve, novembre 2023.
  4. COP28: A Tale of Money, Fossil Fuels, and Divisions, Thibaud Voïta, novembre 2023.
  5. Addressing the Climate Emergency Closing 1,000 Gigawatts of Coal Plants by 2035, Marc-Antoine Eyl-Mazzega, avril 2021.
    Global Coal Markets at a Climax. An Era of Coal Decline is Finally about to Begin, Sylvie Cornot-Gandolphe, octobre 2023.
  6. How Can the Green Deal Adapt to a Brutal World?, Marc-Antoine Eyl-Mazzega et Diana-Paula Gherasim, janvier 2024.
  7. The United States’ Strategy for Securing Critical Minerals Supplies Can It Meet the Needs of the IRA?, Raphael Deberdt, avril 2024.
  8. A Framework for a Win-Win Europe-Africa Energy and Climate Partnership, Marc-Antoine Eyl-Mazzega, juillet 2022.
    Is International Climate Finance Unfair and Inefficient?, Thibaud Voïta, juin 2023.
  9. A Strategy for Solving Europe's Imported Deforestation Problem, Alain Karsenty et Nicolas Picard, octobre 2021.
  10. The EU’s Carbon Border Adjustment Mechanism, Carole Mathieu, mars 2022.
  11. A Guide to Solve EU’s Hydrogen Dilemmas, Diana-Paula Gherasim, septembre 2022.
    IRA: Towards Clean Hydrogen Leadership in the U.S., Sylvie Cornot-Gandolphe, juin 2022.
  12. Vers une ère métallisée : renforcer la résilience des industries par un mécanisme de stockage stratégique de métaux rares, Vincent Donnen, mai 2022.
    The recycling of lithium-ion batteries, Raphaël Danino-Perraud, mars 2020.
  13. How to Meet the Industrial Challenge of Electric Mobility in France and in Europe?, Marc-Antoine Eyl-Mazzega, Diana-Paula Gherasim, Clémentine Vannier, Adam Contu, novembre 2023.
  14. The Strategic Repositioning of LNG: Implications for Key Trade Routes and Choke Points, Lesli Palti-Guzman, Marc-Antoine Eyl-Mazzega, avril 2023.
  15. Après le boom de l’éolien offshore en Europe : quelles conditions pour un redémarrage ?, Étienne Beeker, octobre 2023.
    European Solar PV Manufacturing: Terminal Decline or Hope for a Rebirth?, Thibaud Voïta, avril 2024.
    La relance du nucléaire dans le monde. Préface de Marc-Antoine Eyl-Mazzega, octobre 2023.
  16. Electric Vehicles: A Strong and Still Understated Performance, Cédric Philibert, mars 2024.
  17. How to Meet the Industrial Challenge of Electric Mobility in France and in Europe?, Marc-Antoine Eyl-Mazzega, Diana-Paula Gherasim, Clémentine Vannier, Adam Contu, novembre 2023.
  18. Global Gateway: Towards a European External Climate Security Strategy?, Diana-Paula Gherasim, avril 2024.
  19. How Can the Green Deal Adapt to a Brutal World?, Marc-Antoine Eyl-Mazzega et Diana-Paula Gherasim, janvier 2024.
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Marc-Antoine EYL-MAZZEGA

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Directeur du Centre énergie et climat de l'Ifri