Droits de douane imposés par l’administration Trump : « Le risque de contagion protectionniste est très élevé »
L’économiste Sébastien Jean estime que le repli sur soi à l’œuvre aux Etats-Unis menace de déséquilibrer gravement l’économie mondiale. Professeur titulaire de la chaire Jean-Baptiste Say d’économie industrielle au Conservatoire national des arts et métiers, Sébastien Jean appelle Bruxelles à taxer les services numériques américains tout en évitant une surenchère destructrice. L’économiste met en garde contre le risque de contagion protectionniste qui pourrait gravement déséquilibrer l’économie mondiale.

A la lumière des nouveaux droits de douane annoncés le 2 avril, comment caractériser la nouvelle politique protectionniste de Donald Trump ?
Contrairement à son premier mandat, où Donald Trump avait une approche ciblée, et gardait tout de même un œil sur les cours de la Bourse, sa politique apparaît désormais sans frein.
"Ce niveau de protection douanière est sans précédent à l’ère moderne, il est même plus élevé que celui pratiqué dans les années 1930 par les Etats-Unis car à l’époque plus de la moitié des marchandises n’était pas taxée, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Le droit de douane moyen va donc dépasser celui des années 1930, dans une économie qui est beaucoup plus ouverte qu’alors. "
C’est une logique du XIXe siècle appliquée au XXIe siècle, celle d’une économie mondiale fonctionnant en silos les uns à côté des autres qui se vendent parfois des biens entre eux, alors que celle d’aujourd’hui est constituée de chaînes de valeur internationales. Ce qui est confondant, c’est qu’il n’y a aucun choix stratégique, les droits de douane sont relevés sur tous les secteurs.
"Est-ce que Donald Trump veut vraiment que les Américains se mettent demain à coudre des chemises ? Il va saper le pouvoir d’achat des ménages mais aussi la compétitivité des exportateurs, or si le pays tient à être à la pointe dans certains secteurs, il doit les exporter pour les rentabiliser au niveau mondial."
Faut-il taxer les services numériques américains ?
Cela ne s’est jamais produit à grande échelle pour les services transfrontaliers, à cause d’un moratoire de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), mais il est nécessaire que l’Union européenne (UE) étende le champ des discussions au-delà du seul commerce de marchandises. Donald Trump fait mine d’ignorer que les Etats-Unis sont très excédentaires dans les échanges de services vis-à-vis de l’UE, que ce soit le streaming, les logiciels ou le cloud, bref tout ce qui constitue le fer de lance de la puissance américaine. C’est un biais qu’il faut corriger. Néanmoins une taxe n’est pas simple à mettre en œuvre parce que les services ne passent pas en douane et sont difficiles à localiser, les risques de contournement sont élevés, mais ils sont soumis à la TVA, entre autres, donc il n’est pas impossible d’en contrôler la facturation. Et sur cette question, il serait peut-être plus facile d’avoir un consensus européen car les Etats-Unis ont clairement un avantage comparatif sur tous les Etats membres.
N’y a-t-il pas un risque de surenchère ?
Il faut éviter une surenchère destructrice. Les taxes à l’importation de Donald Trump, ce n’est rien d’autre qu’un impôt régressif pour les Américains, donc méfions-nous de ne pas nous infliger des dommages juste pour lui rendre la monnaie de sa pièce. Il faut montrer de la fermeté mais aussi anticiper le coup d’après. Et ne pas oublier que ce sont les Etats-Unis qui se mettent eux-mêmes en position de faiblesse à cause de ce qu’ils s’infligent. Il faut parvenir à faire pression sur eux sans que cela nous soit préjudiciable, l’équilibre est difficile à trouver.
Se dirige-t-on vers une nouvelle mondialisation ?
"On se dirige vers un repli des Etats-Unis et le risque de contagion est très élevé car ce qui se passe en ce moment déstabilise tous les marchés mondiaux. Les exportations vont se rediriger vers d’autres pays qui se sentiront menacés et pourraient prendre des mesures protectionnistes à leur tour."
C’est le cas de l’Europe qui est pris en tenaille entre le protectionnisme américain et le mercantilisme de la Chine, qui privilégie l’exportation à la relance effective de sa consommation. Si les Etats-Unis sortent du jeu, est-ce qu’on est capable d’organiser un système qui ne soit pas soumis aux règles chinoises ? C’est une question qui me semble essentielle.
A quoi ressemblerait la mondialisation sans les Etats-Unis ?
La mondialisation a permis de faire coexister des déséquilibres au sein de chacun des trois grands blocs économiques. La Chine épargne trop et ne consomme pas assez, ce qui permet aux Etats-Unis de consommer plus qu’ils n’épargnent.
L’Union européenne, de son côté, dirige une bonne partie de son épargne vers l’étranger, en contradiction avec son objectif d’une industrie forte. Ces déséquilibres sont un ciment très fort de la mondialisation, donc pour en sortir il faudrait que chaque bloc ait la volonté politique d’y faire face, que les Etats-Unis s’endettent moins, que la Chine relance sa consommation et que l’UE concilie ses exigences de normes environnementales ou sociales avec ses exigences de compétitivité. S’il y a moins de mondialisation, il y a moins d’interdépendances et donc le risque est que chaque bloc soit brutalement confronté à ses propres déséquilibres.
"Les Etats-Unis vont par ailleurs découvrir qu’ils n’ont pas assez de main-d’œuvre qualifiée en sciences et technologie pour pouvoir développer l’industrie qu’ils appellent de leurs vœux, et donc qu’ils ont besoin de la mondialisation."
Ne pensez-vous pas que les Etats-Unis seront contraints de réviser leur politique protectionniste ?
J’y vois un parallèle avec la Révolution culturelle de Mao, dans la mesure où l’administration de Donald Trump est menée par des idéologues qui ne se soucient guère des conséquences économiques de leurs dogmes. Donald Trump ignore l’impact sur la Bourse ou sur la conjoncture, il a dit lui-même qu’il se « fichait » de la hausse des prix des automobiles et a minimisé l’impact sur la croissance en évoquant de simples « turbulences ». Il s’est retranché dans une idéologie selon laquelle les autres nations exploitent les Etats-Unis, le déficit commercial en est le symptôme, et les droits de douane la solution. Heureusement, à la différence de la Chine, les Etats-Unis disposent de contre-pouvoirs.
Propos recueillis par Julien Bouissou
>Lire l'interview sur le site du Monde
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