Dorothée Schmid : « Les réfugiés sont avant tout une arme de dissuasion pour Erdogan »
Isolé diplomatiquement et en difficulté avec son allié russe, le président turc réutilise la menace d’un afflux de migrants comme moyen de pression sur les Européens, analyse Dorothée Schmid, de l’Institut français des relations internationales.
Entretien. Spécialiste du monde méditerranéen, Dorothée Schmid dirige le programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient de l’Institut français des relations internationales. Elle a notamment écrit La Turquie en 100 questions (Tallandier, 2017). Elle revient sur la crise humanitaire à Idlib, où vivent quelque 3,5 millions de personnes, dont 900 000 déplacés. Aujourd’hui, Recep Tayyip Erdogan surjoue l’urgence d’un devoir d’assistance et espère obtenir le déplacement des civils vers les zones sous contrôles turcs au nord et au nord-est.
Qu’espère le président turc Recep Tayyip Erdogan avec son chantage aux migrants ?
Depuis le début de la guerre syrienne la question des réfugiés a été gérée par Recep Tayyip Erdogan comme un atout aussi bien politique qu’économique. Et ce en premier lieu vis-à-vis de l’Union européenne. Les autorités turques avaient négocié, en 2016, avec Bruxelles un pacte migratoire s’engageant à lutter contre les passages de migrants vers la Grèce en échange notamment d’une aide de 6 milliards d’euros. Recep Tayyip Erdogan menace à nouveau l’Europe de l’afflux « de millions » de réfugiés. Il y a certes une part de gesticulation.
Son objectif n’en reste pas moins désormais de se libérer de ce fardeau jugé de plus en plus insoutenable par sa propre population. Il veut donc impliquer les Européens dans la crise, mais il sait aussi qu’il perdrait tout en mettant sa menace à exécution ouvrant une crise majeure avec l’Union. Les réfugiés sont avant tout une arme de dissuasion pour Recep Tayyip Erdogan
Cette fuite en avant est elle le signe d’un isolement croissant ?
La Turquie veut montrer qu’elle n’a plus besoin d’être accompagnée : elle s’est autonomisée avec la crise syrienne, où elle revendique de défendre d’abord ses intérêts. Depuis 2011, Ankara demandait l’instauration d’une zone de sécurité au nord de la Syrie pour protéger sa frontière, dont elle serait la garante dans le cadre d’une opération internationale. Paris avait soutenu un temps cette idée, mais ni l’administration Obama ni les autres Européens n’avaient suivi. La question se pose aujourd’hui en des termes différents. Grâce à son allié russe, le régime de Damas a gagné la guerre et veut reconquérir l’intégralité de la Syrie : la présence turque en trois points du territoire est mal vécue. L’affrontement avec la Turquie, semblait inévitable et il est désormais ouvert.
L’autre priorité d’Ankara était d’empêcher la création d’une entité kurde syrienne liée au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), la guérilla kurde de Turquie ; or les Kurdes syriens ont été, sur le terrain, les alliés essentiels des Occidentaux dans la lutte contre Daech. Après la tentative de coup d’Etat de 2016, où les Occidentaux ont manifesté un soutien très frileux à Erdogan, les Russes sont devenus de facto un allié alternatif. L’antagonisme avec l’Occident est consommé. En revanche comment peut être digéré l’affrontement nouveau avec les Russes ? C ’est toute la question. Ces tournants successifs ne peuvent qu’inquiéter l’opinion turque.
Qu’est-ce que le rapprochement avec la Russie a apporté ?
Cela a permis à la Turquie de tester sa valeur propre en tant qu’allié pilier du flanc sud-est de l’OTAN. En rappelant haut et fort son rôle géopolitique, Recep Tayyip Erdogan a fait monter les enchères aussi bien avec l’Union européenne qu’avec les Etats-Unis. Etre associé aux côtés de l’Iran dans le processus lancé par Moscou, à Astana, en 2017, était une réelle valorisation, puisque ce fut le seul cadre efficace sur le terrain. Cela a permis aux Turcs d’avoir leur mot à dire sur l’ingénierie militaire et politique de la crise syrienne. La Turquie devait se rapprocher de la Russie pour ne pas être marginalisée.
A cela s’ajoutait la volonté de l’homme fort d’Ankara de se venger des Occidentaux qui ne l’avaient pas soutenu en juillet 2016 lors de la tentative de coup d’Etat militaire. Mais la Turquie a été piégée par les Russes. Les accords d’Astana prévoyaient quatre zones de cessez-le-feu. Trois ont été déjà reconquises par le régime de Damas avec l’aide des Russes. La quatrième, celle d’Idlib, qui était devenue le réservoir de la rébellion, est en train de l’être.
Recep Tayyip Erdogan va-t-il revenir vers ses alliés traditionnels ?
Alors que l’antagonisme croît avec les Russes, les anciennes alliances sont rassurantes d’où la tentation de les renouer. Mais c’est difficile. Avec l’Union européenne la relation est détestable, et difficilement réparable à cause de la question des réfugiés, mais aussi en raison du contentieux sur Chypre.
Avec l’OTAN c’est un peu différent. L’Alliance a exprimé sa solidarité avec Ankara mais pas au point de s’engager à ses côtés en Syrie. Pourtant la Turquie a démontré avec la crise syrienne sa valeur comme membre de l’Alliance : elle a combattu en trois opérations, avec une efficacité croissante. La « deuxième armée de l’OTAN » en termes d’effectifs est devenue la seule armée active au combat de l’Alliance dans la région. Sans ce relais, l’Occident serait démuni.
Les Kurdes, alliés face à Daech, perdent de leur valeur une fois ce combat gagné. Ils ne peuvent servir de pivot de stabilisation, puisqu’ils sont par définition même un facteur de décomposition de l’ordre étatique existant. Mais l’OTAN est très affaibli. Trump est le premier problème de l’organisation, et le seul à pouvoir décider d’une « réintégration » symbolique de la Turquie.
Ce fiasco syrien aura-t-il des conséquences politiques ?
Ce n’est pas forcément vécu par les Turcs comme un fiasco. Recep Tayyip Erdogan, qui est un pragmatique, a eu une gestion évolutive de ce dossier. Au début en 2011, il incitait Bachar Al-Assad à négocier avec les manifestants demandant la démocratie. Puis, face à l’escalade sanglante du régime, il a soutenu la rébellion misant sur la chute du régime. A partir de l’été 2016, Ankara a mené des opérations militaires en territoire syrien, avec l’accord des Russes, pour créer de zones tampons.
Les sondages montrent que la majorité soutient les objectifs de la politique syrienne d’Erdogan : il a réussi à donner un sentiment de fragilité aux Turcs, qui pensent se défendre en adoptant une attitude agressive en Syrie. Cela a à peu près fonctionné jusqu’à présent, mais il y a une obligation de résultat. Les supplétifs ne sont plus en première ligne comme dans les opérations précédentes, et la mort au combat d’un plus grand nombre de soldats turcs peut retourner l’opinion. Dans ces conditions d’urgence, chasser les réfugiés est pour le président turc une option facile afin de montrer qu’il garde la main.
> Lire l'interview sur le site du Monde
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