Derrière l’attentat terroriste à Moscou, les failles de la sécurité russe
Concentrés sur l’Ukraine, les services de renseignement russes n’ont pas anticipé une l’attaque de l’Etat Islamique. Mais par défiance, le Kremlin aussi est resté aveugle face aux alertes américaines.
Les faits - L’attaque de vendredi soir est la plus meurtrière sur le territoire russe depuis le siège de l'école de Beslan en 2004, lorsque des militants islamistes avaient pris en otage plus de 1 000 personnes, dont des centaines d’enfants.
Vladimir Poutine n’a eu qu’une semaine pour savourer sa réélection. Lui qui, lors de sa victoire, remerciait le peuple russe de lui avoir fait à nouveau confiance, doit aujourd’hui faire face aux retombées d’un attentat terroriste. 137 personnes ont perdu la vie vendredi lors d’une fusillade, dans la salle de concert du Crocus près de Moscou. L’attaque a rapidement été revendiquée par l’Etat Islamique.
L'État islamique a revendiqué l'attentat de Moscou d'hier. Pourquoi viser la Russie ? Est-ce du fait de sa présence au Sahel ou en Syrie, par exemple ? Quel(s) élément(s) déclencheur(s), à l'international ou en Russie, qui pourraient expliquer le timing de l'attaque ?
Je ne pense pas qu’il faille y voir une corrélation avec l’élection présidentielle russe. L’EI n’a jamais cessé de viser la Russie depuis des années. Il n’y a même pas deux semaines, le FSB avait empêché l’attaque d’une synagogue à Moscou par la mouvance djihadiste qui se trouve certainement derrière l’attentat d’hier : l’État islamique Khorasan (branche afghane). Les terroristes ont su profiter d’une opportunité dans un pays en guerre. Surtout, cela permet à cette branche afghane de l’État islamique de gagner en visibilité, tandis qu’elle avait été marginalisée par les Talibans et qu’elle semble avoir trouvé des soutiens au Tadjikistan. En plus d’être perçue comme un pays chrétien, la Russie est un pays traditionnellement ennemi des groupes djihadistes, compte tenu de son expérience en Afghanistan, en Tchétchénie, en Asie centrale, de sa relation avec l’Iran, de l’opération militaire menée aux côtés des forces de Bachar al-Assad à partir de 2015 et de ses engagements au Sahel.
Moscou tente de lier l'attaque à Kiev, notamment en précisant que les terroristes cherchaient à fuir en Ukraine. Y a-t-il des raisons pour justifier ce lien, ou est-ce principalement une stratégie de la part du Kremlin pour décrédibiliser l'Ukraine ?
En effet, Poutine cherche à instiller l’idée que Kiev est derrière cette tuerie, et derrière Kiev, le prétendu sponsor et ennemi implacable de la Russie : l’Occident. Ce lien n’est évidemment pas crédible pour plusieurs raisons. D’abord, signalons immédiatement que l’État islamique a revendiqué cette attaque, selon un mécanisme tout à fait classique. Deuxièmement, les États-Unis et d’autres puissances occidentales ont eu l’altruisme, malgré l’hostilité manifeste, de prévenir Moscou, comme Téhéran il y a quelque temps, de l’imminence d’attentats de ce type. Troisièmement, l’organisation d’une telle attaque ne fait pas partie des méthodes occidentale et ukrainienne et reviendrait à rivaliser avec les crimes de la Russie contre les Ukrainiens, bien souvent civils. Non, cette piste n’est pas crédible, et en tout cas, il est quasi-certain que ni les capitales occidentales ni Kiev n’ont de responsabilité dans cette tuerie.
Les Etats-Unis avaient déjà averti qu'il y avait des risques d'attentats et la Russie a rejeté ces alertes. Comment expliquer "l'échec" des renseignements russes ?
Tout d’abord, la tâche reste très difficile : savoir ne permet pas mécaniquement d’empêcher. Une des raisons qui expliquent l’incapacité de Moscou à empêcher cette tuerie est la concentration des services de renseignement sur l’Ukraine, l’Occident et les prétendus ennemis de l’intérieur. Je pense que depuis quelques années, les services de renseignement intérieur russes se sont davantage intéressés aux libéraux « subversifs » et pro-occidentaux qu’au terrorisme islamique. Moscou a néanmoins la capacité de mener des opérations antiterroristes et d’empêcher des attentats, comme il l’a démontré depuis des années, y compris contre l’État islamique. L’autre point est qu’il ne suffit pas de recevoir des messages, encore faut-il y croire. Or, Poutine, comme la plupart des élites politico-militaires russes en place, n’ont pas de vision vraiment objective de la réalité. Ils ont une perception hostile du monde, historiquement enracinée, du fait des croyances centrales et du mode de pensée de ces élites, qui les rapprochent souvent du conspirationnisme : hostilité radicale et omnipotence de l’Occident, tendance à nier le hasard et la contingence, raisonnements déterministes et impression que les phénomènes sont interconnectés et souvent dissimulés etc. Cela dépasse d’ailleurs le contexte de la guerre en Ukraine : l’idée que l’Occident finance et forme les terroristes qui ont ensanglanté la Russie depuis 30 ans, de même que les Tchétchènes, a été sans cesse relayée, au point de faire des attentats terroristes une composante de la guerre indirecte occidentale. Moscou ne croit nullement à une relation mutuellement bénéfique avec l’Occident : si ce dernier se montre ouvert et altruiste, l’instinct des élites politico-militaires les pousse à y voir un « bluff cynique » ; si l’Occident se montre ferme, il confirme alors sa volonté radicale de détruire la Russie.
Quelles conséquences pourrait avoir l'attaque sur le pouvoir de Poutine, qui vient d'être réélu et a promis la sécurité à la population ?
Personne ne pourra en tenir responsable Poutine car la société civile russe est réduite à peau de chagrin : une partie de la population croira ou se contentera de ce que racontent les médias russes, et l’autre aura ses doutes, voire ses convictions, mais ne voudra ou ne pourra rien y faire.
Quelles réponses de la part de la Russie pourraient être envisagées ? Dans le pays par exemple, un durcissement des mesures de contrôle/surveillance à des fins anti-terroristes ? Et à l'étranger, des opérations militaires ?
Poutine pourrait se saisir de cet attentat opportuniste pour renforcer l’implication de la société dans la guerre en Ukraine et demander davantage de sacrifices aux Russes (mobilisations ?), ainsi que pour durcir encore davantage la guerre contre l’Occident. La question est : a-t-il envie de mener une guerre au terrorisme islamique ? Je ne suis pas sûr que le Kremlin veuille se disperser et prendre le risque de valider l’existence d’autres menaces que celles de l’Occident, à qui il essaye déjà, au contraire, d’attribuer une responsabilité dans cette tuerie. Moscou ne veut avoir qu’un réel ennemi (pourtant imaginaire) : l’Occident. D’autres menaces étrangères (elles bien réelles, comme le terrorisme islamique) à cette lutte à mort pourraient brouiller la ligne idéologique du Kremlin (the West vs the Rest) et même rapprocher la Russie et l’Occident. D’ailleurs, ni les responsables ni les médias russes n’évoquent la piste de l’État islamique depuis hier ; peu importe qui se trouve formellement derrière car ils sont des pions forcément manipulés par l’Occident.
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