Dérive autoritaire en Turquie : « Erdogan se sent indispensable pour les Occidentaux »
Pour la chercheuse Dorothée Schmid, la multiplication des attaques contre l'opposition turque est notamment liée au fait que le Président est conforté par le rôle croissant de son pays dans l'équilibre sécuritaire régional.

Après l’arrestation ce mercredi 19 mars du maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu, la chercheuse Dorothée Schmid analyse pour «Libération» la multiplication des attaques contre l’opposition en Turquie, sous l’impulsion d’un président conforté par le rôle croissant de son pays dans l’équilibre sécuritaire régional.
Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul et principal opposant politique du président turc Recep Tayyip Erdogan, a été interpellé ce mercredi 19 mars au matin, en même temps qu’une centaine de ses collaborateurs. Il est accusé de «corruption» et de «terrorisme». Signe, selon Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie et Moyen-Orient de l’Institut français des relations internationales, de la dérive autoritaire d’un président que l’instabilité géopolitique mondiale a renforcé sur la scène internationale.
Dans quel contexte politique national intervient l’arrestation d’Ekrem Imamoglu ?
La Turquie est en marche vers un système politique autocratique et autoritaire. Le déclencheur de ce mouvement est l’érosion de l’électorat de Recep Tayyip Erdogan, qui pendant longtemps s’est maintenu au pouvoir par l’élection, avec quand même quelques manipulations techniques pour se présenter à la présidentielle et en écarter ses rivaux.
Les deux alertes ont été les élections législatives et présidentielle de 2023 où les résultats du parti au pouvoir avaient baissé, puis les municipales de 2024 où les trois grandes villes détenues par l’opposition ont été rejointes par d’autres que le régime a perdues. Pour réassurer ses résultats électoraux, la réaction d’Erdogan est d’une part de faire une ouverture vis-à-vis des Kurdes, avec l’annonce spectaculaire fin février de la dissolution de la branche armée du Parti des travailleurs du Kurdistan [PKK], et d’autre part la répression contre l’opposition libérale. Ce qui est paradoxal, c’est qu’Erdogan parle beaucoup de démocratie en ce moment, mais que les arrestations sont extrêmement nombreuses, y compris dans les milieux kurdes mais aussi dans les milieux libéraux comme le patronat ou la presse.
Que reste-t-il aujourd’hui de l’opposition turque ?
Les deux vrais partis d’opposition sont le CHP [Parti républicain du peuple], dont le personnage emblématique est Imamoglu qui était pressenti pour être candidat à la présidentielle, et le DEM, le parti prokurde, qui est désormais engagé dans ce processus de réconciliation avec le PKK. Tous les deux sont donc bloqués à l’heure actuelle.
Le CHP est le parti historique structurant de la Turquie, c’est le parti d’Atatürk. Il était en train de se réorganiser dans la foulée des bons résultats des municipales de 2024. Plusieurs personnalités importantes en sont membres, qui peuvent s’opposer à Erdogan. Le président a identifié Imamoglu comme étant le plus talentueux, celui qu’il fallait empêcher de travailler. Cela faisait longtemps qu’on assistait à une montée en puissance des brimades à son encontre. Tous les moyens ont été utilisés pour l’envoyer en prison et qu’il y reste. Son cas rappelle celui d’une autre personnalité talentueuse qui faisait peur à Erdogan : Selahattin Demirtas, le leader du précédent parti prokurde, envoyé en prison en 2016 après la tentative de coup d’Etat militaire. Il est toujours incarcéré. Il n’y a donc pas de quoi être optimiste pour Imamoglu s’il n’y a pas de très forte réaction populaire en Turquie.
Recep Tayyip Erdogan a semblé sortir renforcé des récents bouleversements géopolitiques, qu’il s’agisse de la guerre en Ukraine ou du renversement du régime de Bachar al-Assad en Syrie. Cela le conforte-t-il dans son projet autoritaire ?
Erdogan se sent indispensable pour les Occidentaux, car la Turquie se trouve au confluent de tous les drames géopolitiques actuels. En Ukraine, Ankara a condamné dès le début l’intervention russe et livré des armes à Kyiv, tout en permettant le contournement par Moscou des sanctions économiques occidentales. Les Turcs s’affichent en puissance d’équilibre, d’autant qu’Erdogan est sans doute le dirigeant occidental [en tant que membre de l’Otan, ndlr] qui connaît le mieux Vladimir Poutine. En Syrie, les Turcs ont eu l’impression d’avoir fait un pari gagnant en misant sur les rebelles. Ce dossier a boosté la popularité intérieure d’Erdogan.
Enfin, Erdogan souhaite réorganiser ses relations avec l’UE, notamment sur le terrain sécuritaire, vingt ans après le début du processus d’adhésion qui est aujourd’hui totalement bloqué. Il se sent renforcé car Ankara dispose de la deuxième armée de l’Otan en nombre d’hommes, avec une industrie de défense en pleine croissance. C’est une armée qui est allée au feu depuis 2016, notamment en Syrie et en Libye, et a acquis ainsi une sorte de crédibilité au combat. Etant donné aussi leur position géographique, en face de la Russie sur la mer Noire, les Turcs pourraient donc être un partenaire important en termes de sécurité. Et Erdogan sait que si les Européens ont besoin de lui pour assurer leur sécurité, ils ne peuvent plus rien lui dire sur les atteintes à l’Etat de droit commises chez lui.
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>Lire l'interview sur le site de Libération
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