Déradicalisation des terroristes : « Le constat est rassurant, mais il ne faut pas crier victoire trop vite »
INTERVIEW - Dans une étude, le chercheur à l'Ifri Marc Hecker souligne que sur les 64 personnes condamnées pour des faits de terrorisme suivies par le programme de déradicalisation depuis 2018, aucune n'a récidivé.
«Djihadistes un jour, djihadistes toujours !» C'est par cet adage détourné, qu'il a emprunté à un policier de l'antiterrorisme, que le chercheur Marc Hecker a intitulé son étude sur les programmes français de déradicalisation parue le 1er février. Depuis leur lancement en 2016 à la suite des attentats de l'année précédente, ces programmes ont été largement décriés, jugés bien souvent naïfs et inopérants face au fanatisme et à l’endoctrinement des adeptes du djihadisme. «Djihadistes un jour, djihadistes toujours !», donc.
Dans son étude - Djihadistes un jour, Djihadistes toujours ? Un programme de déradicalisation vu de l'intérieur - Marc Hecker, directeur de la recherche de l'Institut français des relations internationales (Ifri), cherche à «ouvrir la boîte noire des programmes de désengagement». Il porte en fait un regard moins dramatique sur l'efficacité des «Programmes d'accompagnement individualisé et de réaffiliation sociale» (PAIRS) qui ont pris la suite en 2018 des dispositifs «Recherche et intervention sur les violences extrémistes» (RIVE).
LE FIGARO - Au terme de votre étude, le constat semble plutôt rassurant…
Mark HECKER - Effectivement, l'impression générale qui se dégage de mon étude est plutôt rassurante. Un chiffre est notamment mis en avant : sur les 64 personnes condamnées pour des faits de terrorisme suivies par le programme PAIRS depuis sa création en 2018, il n'y a eu aucun cas de récidive. Un ancien détenu terroriste est certes retourné en prison, mais pour des actes de délinquance. Le programme précédent, RIVE, qui a pris en charge 22 individus de 2016 à 2018, n'avait pas non plus connu de cas de récidive terroriste.
Je reste néanmoins prudent : il n'y a pas de recette miracle pour déradicaliser des individus et un taux de récidive – fort heureusement faible – est sans doute inéluctable. Deux bémols à ce constat plutôt rassurant : d'une part, j'identifie des fragilités auxquelles il conviendra de remédier ; d'autre part, une autre catégorie d'anciens détenus – les «droit commun suspectés de radicalisation» (DCSR) tend à faire preuve d'une grande instabilité.
"Lorsqu'une attaque est perpétrée par un récidiviste passé par un programme de déradicalisation, une partie des observateurs crie à la naïveté. Mais en se focalisant sur les échecs, on oublie les réussites qui sont pourtant bien plus nombreuses.",Marc Hecker, directeur de la recherche de l'Institut français des relations internationales (Ifri)
Comment expliquez-vous le discours habituel sur les impasses de la déradicalisation ?
Il faut d'abord évoquer une raison générale, qui n'est pas spécifique à la France : chaque échec, en matière de déradicalisation ou de désengagement peut avoir des conséquences tragiques. Le terrorisme est un sujet particulièrement sensible et quand un attentat se produit, il est normal de s'interroger sur d'éventuelles failles de sécurité. Lorsqu'une attaque est perpétrée par un récidiviste passé par un programme de déradicalisation – comme c'est arrivé en 2019 à Londres ou en 2020 à Vienne –, une partie des observateurs crie à la naïveté. Mais en se focalisant sur les échecs, on oublie les réussites qui sont pourtant bien plus nombreuses.
Il y a ensuite une raison spécifiquement française : notre pays a commencé à s'intéresser tardivement à la contre-radicalisation et les premières expériences, à partir de 2014, ont été peu concluantes, parfois émaillées de dérives. La déradicalisation y est ainsi associée à des pratiques douteuses.
Trois ans après le lancement de PAIRS, cinq ans après celui de RIVE, est-ce assez long pour tirer des enseignements ?
Il faut bien sûr être prudent et se garder de tirer des conclusions prématurées. Cela étant, un recul de plusieurs années n'est pas négligeable. D'autant que certaines études ont montré que plus le temps passe, plus le risque de passage à l'acte baisse. Je pense en particulier à une publication américaine portant sur les «revenants» de zones tenues par les djihadistes. Il peut cependant arriver qu'une durée importante s'écoule entre une première infraction terroriste et la récidive. L'exemple le plus connu en France est celui de Chérif Kouachi, arrêté en 2005 alors qu'il s'apprêtait à partir en Irak. Dix ans plus tard, il a perpétré la tuerie de Charlie Hebdo, avec son frère Saïd.
Encore une fois : les résultats de mon étude sont encourageants, mais ils ne doivent pas inciter à crier victoire trop vite. Ils permettent simplement de penser qu'on ne fait pas fausse route. Il s'agit de continuer à travailler, prudemment et modestement, en observant aussi la manière dont la mouvance djihadiste pourrait évoluer et s'adapter.
L'auteur des attentats de Vienne en 2020 avait réussi à tromper les programmes de déradicalisation. Comment s'assurer qu'un repenti ne pratique pas la taqîya , la dissimulation?
Les professionnels qui travaillent dans les programmes de désengagement ne sont généralement pas naïfs et se posent bien sûr cette question. Pour tenter de détecter la taqîya [concept notamment utilisé chez les penseurs de l'islamisme, qui prône une dissimulation stratégique de la foi dans un contexte de conquête, ndlr] , ils misent sur la pluridisciplinarité des évaluations et sur l'intensité de la prise en charge. Concrètement, cela signifie que les individus qui suivent le programme PAIRS sont accompagnés par une équipe intégrant des professionnels de différentes disciplines (éducateurs, psychologues, islamologues, etc.) et que la prise en charge peut aller jusqu'à 20 heures par semaine pendant plusieurs mois. Par ailleurs, en parallèle du programme, les services de renseignement continuent à exercer leur surveillance.
Comment fonctionne la déradicalisation en France ? Quelles évolutions depuis 2016 ont permis ces résultats encourageants ?
Pour faire simple, la prise en charge repose sur trois piliers. Le premier est l'accompagnement social. Il s'agit d'aider les personnes à reprendre une vie aussi normale que possible, notamment en matière de logement et d'emploi. Le deuxième pilier est psychologique : une proportion conséquente d'individus souffre de troubles psychologiques et quelques-uns ont même des maladies psychiatriques. Le troisième pilier est idéologique. Des médiateurs du fait culturel et religieux – qui sont soit des aumôniers, soit des islamologues –, ont été recrutés pour déconstruire les discours radicaux et orienter vers une pratique apaisée de la religion.
Au terme de votre étude, quel jugement portez-vous sur le système français par rapport à ceux d'autres pays occidentaux?
La France s'est intéressée tardivement à la contre-radicalisation. Si l'on se limite à l'Europe, plusieurs autres pays ont commencé bien avant. On peut par exemple citer le Royaume-Uni, l'Allemagne ou encore les pays scandinaves. Certaines expérimentations passées, comme le centre de déradicalisation de Pontourny, ont suscité des critiques à l'étranger. Il me semble que les programmes RIVE et PAIRS répondent aux standards internationaux et mériteraient d'être davantage connus à l'étranger. Le partage de retours d'expérience entre différents pays ne peut être que positif. C'est dans cette logique que mon étude a fait l'objet d'une traduction en anglais.
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> Lire l'interview sur le site du Figaro
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