Comment TikTok, accusé d'être l'espion de Pékin, fait irruption sur la scène géopolitique
Washington envisage d'interdire l'application chinoise de vidéos pour ados, qu'elle soupçonne d'espionnage. La Chine s'offusque et dénonce une concurrence déloyale vis-à-vis de l'entreprise.
«Comment la première superpuissance mondiale peut-elle être aussi peu sûre d'elle pour craindre à ce point l'application préférée des jeunes ?». La pique vient de la porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois, Mao Ning. Celle-ci a allègrement raillé les États-Unis mardi 28 février au sujet de TikTok, l'application ultra-populaire au milliard d'abonnés. Elle réagissait à la décision du Bureau de la gestion et du budget à la Maison-Blanche d’interdire l'usage de l'application chinoise à l'ensemble du personnel des agences fédérales, tant sur leurs appareils professionnels que personnels.
La crainte : que Pékin n’utilise cette plateforme de vidéos courtes à des fins d’espionnage ou de déstabilisation. Et Washington ne s'arrête pas là. Un projet de loi visant à l'interdire pour de bon aux États-Unis a franchi une étape clé au Congrès mercredi.
«Cette irruption de TikTok sur le théâtre géopolitique est extrêmement intéressante», relève Julien Nocetti, chercheur associé au programme Géopolitique des technologies de l'Ifri.
Le phénomène est inédit : une entité très jeune (créée en 2016, ndlr), initialement à caractère ludique, devient terrain d'opposition sino-américaine. Et même sino-occidentale : la Commission et le Parlement européen ont décidé d'interdire eux-aussi TikTok à leur personnel, de même que les gouvernements canadien et danois.
«Quand on regarde ce qu'est TikTok, le contraste est saisissant. Il y a un véritable hiatus entre l'appli ludique pour ados et l'objet de tensions entre superpuissances», souligne le chercheur.
Outil rhétorique
La Chine, de son côté, crie à l'injustice. Elle estime que «les États-Unis ont trop étendu le concept de sécurité nationale et abusé du pouvoir de l'État pour réprimer les entreprises étrangères», notamment la société chinoise ByteDance Ltd qui possède Tiktok. «Les États-Unis doivent respecter les principes de l'économie de marché et de la concurrence loyale, cesser de réprimer les entreprises et offrir un environnement ouvert, équitable et non discriminatoire aux entreprises étrangères aux États-Unis», a estimé la porte-parole du ministère des Affaires étrangères mardi lors d'un point presse.
Des propos que le géopoliticien Julien Nocetti analyse comme un outil rhétorique.
«L'occasion est belle pour Pékin de dénoncer la censure occidentale, afin de dire : vous nous critiquez pour notre politique de censure, mais vous faites la même chose !». D'autant que le soupçon d'espionnage d'État concernant la Chine est régulièrement brandi par les Américains, et ce «depuis l'ère Obama», rappelle le chercheur.
En 2013, Barack Obama, pour la première fois, accusait directement Pékin d'être derrière les cyberattaques ciblant des entreprises et institutions américaines. En novembre dernier, une demi-douzaine d'entreprises chinoises des télécoms, dont le géant Huawei, étaient bannies des États-Unis.
Espionnage d'Etat
TikTok, taxé cette semaine encore de «cheval de Troie du Parti communiste chinois» par le gouverneur de l'État de Virginie, ne fait pas exception. En 2020, Joe Biden, le président des États-Unis déclarait déjà vouloir «bannir» l'application des États-Unis «par ordre exécutif».
«Mais à l'époque, ça n'intéressait pas grand monde», note Julien Nocetti, également enseignant-chercheur en relations internationales aux Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan.
Simple guerre numérique ou menace réelle ?
«Aucune preuve tangible d'espionnage n’a encore été révélée à ce jour, mais de semblables méthodes n'étonneraient guère venant du régime chinois», continue-t-il.
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Une guerre cognitive
Sans compter que l'application prend une nature différente en fonction de son usage de part et d'autre du globe. Tandis que les algorithmes en Europe et en Amérique offrent des contenus jugés généralement abrutissants et à faible apport intellectuel, la version chinoise ne propose «pas du tout le même contenu», expliquait récemment Tristan Harris, ancien employé haut placé de Google, sur la chaîne américaine CBS.
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En influant ainsi sur l'esprit des masses, Pékin aurait donc en main une arme redoutablement puissante.
«Loin d'être une idée hors-sol, ce danger est tout à fait concret. Il s'agit d'une guerre des perceptions, une guerre cognitive», avertit Julien Nocetti.
«Pour Pékin, le but est à la fois d'accéder à un leadership commercial et technologique, mais aussi d'appliquer les principes de Sun Tzu : faire plier l'adversaire avant que les armes ne s'entrechoquent. D'où la volonté d'amoindrir la résistance de l'opposant en le rendant intellectuellement affaibli».
Ainsi, la course actuelle des Occidentaux pour bannir l'influent réseau social arrive même «tardivement», juge le chercheur.
«Avec 1,7 milliard d'utilisateurs, la régulation devient plus compliquée pour le législateur américain - et européen».
> Retrouvez l'intégralité de l'article dans Le Figaro.
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