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Comment la Chine veut peser sur le monde

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interviewé par

  François Clemenceau
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L'expert en relations internationales Thomas Gomart décrypte la stratégie de la Chine, qui passe par l'exportation de son "autoritarisme numérique". Dans un livre qui paraît cette semaine, il explique l'état du monde et le rôle que la France peut y jouer.

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Si le phénomène des Gilets jaunes est l'une des plus bruyantes ­illustrations de la crise de confiance des opinions publiques envers les élites qui dirigent les sociétés démocratiques dans une phase de transition numérique et écologique, le recul est nécessaire pour analyser son impact sur notre politique européenne et internationale. Le fait que d'autres grandes puissances autoritaires soufflent sur ces braises pour mieux ­déstabiliser un camp occidental en perte de vitesse, après des années d'endiguement ou d'humiliations, est devenu une préoccupation majeure.

En moins d'une quinzaine d'années, Thomas Gomart, passé du King's College de Londres à l'Institut d'Etat des relations internationales de Moscou, est devenu l'un des meilleurs experts du monde postsoviétique. En prenant la direction de l'Ifri, il a étendu ses recherches aux autres grands domaines de tension de la planète. L'Affolement du monde (­Tallandier), qui paraît la semaine prochaine, est une mise à plat des dix enjeux mondiaux auxquels la France doit, selon lui, faire face. Tout en s'interrogeant sur les capacités ­d'Emmanuel Macron à répondre à ces défis avec suffisamment d'audace et d'anticipation.

Votre jugement sur ce que pèsera la France dans trente ans ne vous conduit-il pas au pessimisme?

Non, j'ai essayé, au contraire, dans ce livre d'éclairer la face cachée de la mondialisation sans verser dans le pessimisme. Il s'agit d'apprécier les enjeux géopolitiques au plus juste pour ne pas en avoir peur, et se préparer au mieux. Mais force est de reconnaître que le système international, qui a bénéficié depuis des décennies aux Occidentaux, est en train de se déliter et qu'on en mesure mal les conséquences. Je suis convaincu que la seule échelle, pour nous Français, pour penser le monde, c'est l'Europe. La France seule, c'est environ 1 % de la population mondiale et 2% de sa richesse! Ses principales priorités diplomatiques ont longtemps été la construction européenne sur la base franco-allemande, les liens avec l'Afrique francophone et le multilatéralisme au travers notamment du P3 au Conseil de sécurité des Nations unies [États-Unis, France, Royaume-Uni]. Or le multilatéralisme est aujourd'hui remis en question par les trois principaux membres du Conseil de sécurité : les États-Unis, la Russie et la Chine. La France doit s'adapter rapidement à la dégradation de son environnement stratégique.

La technologie de la 5G est au cœur de la confrontation géoéconomique entre les États-Unis et la Chine

Votre premier chapitre est consacré à la Chine. Parce qu'il s'agit de la première des menaces?

Parce que notre modèle économico-politique, et donc notre mode de vie, subit déjà la montée en puissance de la Chine. Sur le plan économique, elle se fait principalement au détriment des positions américaine et européenne. Et cette tendance va s'accélérer en fonction de sa progression technologique. Sur le plan politique, Pékin a élaboré un autoritarisme numérique inédit qui permet de réagir très vite aux crises et aux contestations, tout en verrouillant l'espace public. Il passe par un contrôle des infrastructures sur le territoire chinois, et maintenant également dans les pays où la Chine investit massivement. La technologie de la 5G par exemple, incontournable pour les objets connectés aux téléphones mobiles de la prochaine génération, permettra de multiplier par cent la transmission des données et rendra le téléchargement obsolète. Elle est au cœur désormais de la confrontation géoéconomique entre les États-Unis et la Chine.

Et face à cela, les Européens ont déjà abandonné la partie?

Partiellement, même s'ils conservent des atouts. Dans le domaine numérique, ils se trouvent ­aujourd'hui pris en étau entre les grandes plateformes américaines et chinoises, qui captent une part croissante de la valeur produite en Europe. La construction européenne s'est faite sur le principe d'une dépolitisation visant à favoriser la supranationalité. Or l'UE est confrontée à des acteurs conduisant des logiques traditionnelles de puissance. Le mythe de la convergence selon lequel la Chine se convertirait à l'économie de marché et à l'ouverture politique après avoir rejoint l'Organisation mondiale du commerce [OMC] s'est dissipé. La République populaire de Chine est dirigée par un Parti communiste de 80 millions de membres qui renforce l'étatisme économique et le contrôle politique tout en affichant ses ambitions internationales.

Autrement dit, la Chine est davantage une menace économique qu'une menace militaire?

C'est lié. C'est la deuxième dépense militaire mondiale, loin derrière les États-Unis mais avec des investissements majeurs dans le domaine naval. Or on a tendance à oublier que la mondialisation, c'est d'abord la maritimisation. Si la liberté de navigation était remise en question en mer de Chine ou dans l'océan Indien, cela aurait des effets immédiats sur les équilibres globaux. La Chine a récemment démontré ses capacités d'action en Méditerranée et dispose d'un réseau de bases, comme à Djibouti. Elle est en train de mettre en place un dispositif global lui permettant d'orienter le cours de la mondialisation en fonction de ses intérêts afin de retrouver sa centralité historique. L'un des tests d'une volonté hégémonique sera Taïwan. Quelle serait la réaction des États-Unis et des Européens si la Chine était tentée par une épreuve de force?

Donald Trump recueille des soutiens bien au-delà de ses rangs dans son opposition frontale à la Chine

Cet hégémonisme de la Chine nous vise-t‑il personnellement ? Peut-on parler d'une future sinisation de notre culture européenne comme il y a eu une américanisation du mode de vie européen?

Non, car la culture est profondément différente et le soft power chinois n'a rien à voir avec celui des Américains. Mais c'est tout de même frappant de voir que le projet des routes de la soie présenté par Xi Jinping en 2013 est devenu une carte mentale de référence pour le monde entier. C'est une performance remarquable qui illustre l'efficacité de la diplomatie chinoise. Or ce projet est sérieux et ne porte pas seulement sur les infrastructures mais concerne aussi la dimension immatérielle, comme la production de normes et de standards. Il faut que les ­Européens y apportent une réponse de nature ­géoéconomique fondée sur le principe de réciprocité. Mais ils donnent une double image. Celle de la division, avec notamment le forum 16+ 1, qui réunit la Chine et 16 États d'Europe centrale et orientale, dix étant membres de l'UE et les six autres, candidats à l'adhésion. Celle de la protection, avec la mise en place d'un dispositif permettant de réagir à des investissements chinois dans des secteurs sensibles. Mais il n'est pas trop tard.

La diplomatie française semble croire pourtant que la Chine peut être notre alliée dans la défense du multilatéralisme, notamment sur la question du climat. N'est-ce pas contradictoire?

Notons quel a été l'ordre de priorité d'Emmanuel Macron après son élection : d'abord Angela Merkel, puis Vladimir Poutine et Donald Trump. Le contact direct avec Xi Jinping a été plus tardif. Mais sur le fond, la diplomatie française est traversée par deux courants. Le premier s'inquiète des ambitions néo-impériales de la Chine et de sa capacité à modifier les équilibres globaux au détriment des Européens. Ce courant travaille à une stratégie indopacifique, en particulier dans le domaine naval, en lien avec les États-Unis, le Japon, mais aussi les Émirats arabes unis, l'Inde et l'Australie, qui sont devenus des partenaires clés. Le second considère, en effet, que des convergences sont possibles avec la Chine pour contrebalancer l'unilatéralisme américain sur le dossier du climat, mais pas seulement. Ce courant insiste aussi sur le marché chinois et sur l'obligation de s'adapter aux réalités de la puissance chinoise. Ces deux courants se rejoignent pour souligner la nécessité impérieuse d'une réponse conçue au niveau européen pour faire face.

Autrement dit, dans cet affolement du monde que vous décrivez, la Chine vous inquiète davantage que le comportement de Donald Trump ?

De 1972 jusqu'en 2008, les États-Unis ont accompagné la montée en puissance de la Chine pour mieux abaisser l'Union soviétique puis la Russie. Dans son discours électoral, Donald Trump a tenté d'inverser la démarche en s'appuyant sur la ­Russie pour contrecarrer la Chine. Mais il n'y est pas parvenu compte tenu de l'évolution paradoxale des relations russo-américaines. Il n'en demeure pas moins qu'il recueille des soutiens bien au-delà de ses rangs dans son opposition frontale à la Chine. Cette focalisation a une conséquence directe : une vive critique des Européens dans le ­domaine commercial aussi bien que stratégique. À ses yeux, ces derniers sont moins des alliés que des clients qui doivent s'acquitter de leurs cotisations. Cependant, en dépit d'une nette dégradation, il existe toujours de solides cordes de rappel.

Lesquelles?

Tout d'abord, le volume des échanges commerciaux entre les États-Unis et l'UE, encore très supérieurs à ceux entre la Chine et l'UE. Parallèlement, les liens de sécurité noués au cours des décennies. Ensuite, une organisation politique qui repose sur la séparation des pouvoirs et le respect des libertés publiques et individuelles. Et enfin, une proximité culturelle.

Comme avec le Royaume-Uni, qui nous quitte?

Les liens sont encore plus étroits en raison de la proximité géographique et d'une histoire partagée millénaire. Sur le plan stratégique, Londres et Paris ont scellé leur destin commun avec les accords de Lancaster, que le Brexit ne saurait remettre en question. Les deux pays partagent une même culture stratégique et un même positionnement international, comme puissances nucléaires et membres permanents du Conseil de sécurité. Une des priorités de Paris devrait être de proposer un nouveau type de relation avec Londres.

La Chine de Xi Jinping fait de 2049 un objectif, alors que la Russie de Vladimir Poutine est incapable de se projeter au-delà de 2024, fin prévue de son quatrième et en principe dernier mandat

Cette Europe que vous nous décrivez en creux face à la Chine et aux États-Unis n'est-elle pas affaiblie aussi par le jeu de la Russie?

Il y a un effet d'optique qui place la Chine et la Russie sur le même plan. Or leurs situations diffèrent profondément, tout comme leur impact sur l'UE. La Chine de Xi Jinping fait de 2049 un objectif, alors que la Russie de Vladimir Poutine est incapable de se projeter au-delà de 2024, fin prévue de son quatrième et en principe dernier mandat. Dans le domaine économique, les deux pays ne sont plus dans la même catégorie : la Russie stagne depuis la crise de 2011 et son revenu national brut représente 16 % de celui de la Chine. Mais il n'empêche que Vladimir Poutine est parvenu à remettre son pays au centre du jeu diplomatique, ce qui était tout sauf évident lors de son arrivée au Kremlin en 2000. Inspiré par ­Berlusconi, il a misé sur le contrôle médiatique pour asseoir son régime et exercer une influence extérieure. À la différence de l'ancien Premier ministre italien, il a su inspirer la crainte de ses partenaires en adoptant une posture martiale. Il a également su produire un contre-discours idéologique dès le milieu des années 2000 en se présentant comme l'avant-garde de la révolution conservatrice. À la différence des dirigeants européens, il a compris que le "non" au traité constitutionnel européen de 2005 traduisait une déconnexion entre les élites et l'opinion, et pas seulement en France.

C'est ce qui vous fait écrire que l'Europe est déboussolée…

En 2030, l'Europe devrait représenter 8 % de la ­population mondiale et sera la région la plus âgée du monde. La mondialisation ne va pas s'arrêter, et elle va se durcir et se complexifier. Nous allons assister à une accélération des contacts par une capacité illimitée de mise en réseaux, le tout dans un monde limité en ressources naturelles. À ces données structurelles s'ajoutent les crises conjoncturelles, celles de l'endettement, du ­système migratoire, et le Brexit. Ces crises à répétition se traduisent par l'émergence de forces nationalistes et protectionnistes ouvertement hostiles au projet européen tel qu'il est conduit depuis 1991.

Faut-il que la France et l'Allemagne fassent une pause dans l'agenda d'intégration européen pour calmer le jeu face aux populistes europhobes?

Cette idée de pause effraie les fédéralistes, qui ­recourent toujours à la même image, celle du ­cycliste, pour justifier la poursuite de la construction. Si on s'arrête, on tombe. En réalité, la construction européenne s'est faite en fonction d'un principe de dépolitisation visant à étouffer les passions politiques par un maillage serré de règles. Or la prolifération de ces règles est davantage ressentie comme une intrusion par les citoyens européens que comme la promotion d'un intérêt général. Plutôt que de pause, je parlerais de frontière. Il me semble essentiel que l'UE soit capable de les fixer et de rassurer les opinions en se concentrant sur des chantiers délimités plutôt que de chercher à se saisir sans cesse de nouveaux domaines de compétence. Il lui faut aussi rompre avec un langage compris des seuls initiés et, me semble-t‑il, souligner sa capacité d'adaptation aux circonstances. Même si ce n'est pas dans sa culture administrative, l'UE doit raisonner et agir en termes géopolitiques et géo-économiques. Acquérir une crédibilité stratégique est essentiel.

Macron n'a pas réussi le changement de pied escompté mais contribue, de mon point de vue, à la prise de conscience des risques et opportunités de la part de ses partenaires européens

Emmanuel Macron, sur le défi européen, semblait à la fois courageux et presque convaincant. A-t‑il échoué?

Il n'a pas réussi le changement de pied escompté mais contribue, de mon point de vue, à la prise de conscience des risques et opportunités de la part de ses partenaires européens. Très fragilisé sur le plan intérieur, il n'a jamais cultivé la moindre ambiguïté sur son engagement européen. Il a été élu sur une orientation proeuropéenne assumée et sur une volonté de rééquilibrer les relations franco-allemandes en retrouvant une crédibilité économique indispensable au redressement du pays, dont les positions s'érodent. Il n'y a aucune équivoque sur son mandat de ce point de vue. Si Emmanuel Macron a bénéficié des circonstances au plan national, cela n'a pas été le cas au plan européen. Sa vision construite et exposée à plusieurs reprises n'a pas provoqué de déclic politique en Allemagne pour une raison assez simple : le statu quo de l'UE convient à Berlin quand Paris oscille, au gré des circonstances, entre moins ou plus d'Europe. Le problème d'Emmanuel ­Macron est d'être pris à revers sur le plan symbolique entre la mise en scène du 11-Novembre à l'Arc de Triomphe et la mise à sac de celui-ci par les Gilets jaunes le 1er décembre.

A-t‑il les moyens de réussir au-delà des frontières européennes, par exemple dans la défense du multilatéralisme, son autre cheval de bataille?

Sur ce terrain-là, il conserve encore une capacité d'initiative qu'il pourrait en retour utiliser pour contribuer à ­renforcer l'UE. Il souhaite visiblement faire évoluer le prochain G7 en France en cherchant des convergences avec des pays d'Afrique, convaincu du caractère décisif des relations avec le continent africain. La France dispose d'une capacité d'initiative avec des pays comme l'Inde, l'Australie, le Canada, la Corée, le Japon ou l'Indonésie pour promouvoir le principe d'une mondialisation qui ne soit pas enserrée dans les relations sino-américaines. Il y a un espace à prendre pour l'UE et les pays désireux de ­maintenir un système ouvert et soucieux des biens communs. En réalité, la France doit rompre avec le déni de réalité et le dénigrement d'elle-même.

D'autant que la France ne peut plus rien faire seule…

En effet, ce n'est pas un isolat qui peut se soustraire au monde. Cependant, la France conserve une liberté d'action supérieure aux pays de taille comparable, et dispose encore de la capacité de faire un certain nombre de choix. Elle peut avoir des effets leviers en combinant ses différents partenariats et en utilisant son savoir-faire diplomatique. Mais je crois que cette action n'est pas seulement à penser en fonction de ses partenaires et adversaires étrangers. Elle concerne de plus en plus différentes parties prenantes nationales, comme les églises, les entreprises, les universités, les associations ou les syndicats, qui sont de plain-pied dans la ­mondialisation. Elles attendent une orchestration de la part de la puissance publique et une ­cohérence dans l'allocation des moyens. Ce qui se joue actuellement, c'est la nature du rapport entretenu par les Français à la mondialisation.

 

Voir l'interview sur LeJDD.fr

 

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Thomas GOMART

Thomas GOMART

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Directeur de l'Ifri