« Comment en est-on arrivé là, à la guerre, à l’exact contraire des illusions du début du siècle, à ce pivotement américain vers la Russie ? »
Le discours trumpiste se coule dans la rhétorique poutinienne et s’inscrit dans une attitude diplomatique plus large qui consiste à se libérer des « valeurs » de l’« ordre libéral international », explique, dans sa chronique, Alain Frachon, éditorialiste au « Monde ».
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Il y a des mots et des moments qui définissent un homme et peut-être une politique. Les propos du président américain, Donald Trump, sur l’Ukraine, les 18 et 19 février, entrent dans cette catégorie. Ils révèlent ou plutôt confirment une personnalité portée sur le chantage, l’intimidation et les retournements à 180 degrés. Ce sont des mots qui pourraient bien marquer la fin d’une époque et d’un ensemble stratégique, la famille transatlantique.
Le grand manitou du mouvement MAGA (Make America Great Again) s’exprimait peu avant le troisième anniversaire de l’agression russe contre l’Ukraine. Que pense-t-il de son homologue Volodymyr Zelensky ? « Un dictateur ». Mais encore ? « Un comédien au succès modeste » [qui] « a persuadé les États-Unis d’Amérique de dépenser 350 milliards de dollars [334 milliards d’euros] pour s’engager dans une guerre qu’il ne pouvait gagner et qu’il n’aurait jamais dû commencer », écrit Donald Trump sur son réseau Truth Social. Un brin de chantage ensuite : « Il [Zelensky] ferait bien de se dépêcher [de céder aux requêtes de Washington] ou il ne va bientôt plus avoir de pays. »
Laissons de côté les mensonges et les bobards qui sont la marque de fabrique du 47e président américain. Evitons la morale qui peut être de mauvais conseil pour apprécier les relations entre Etats. Mais on chercherait en vain un minimum de décence dans cette affaire.
D’un côté, un homme qui a échappé à la conscription durant la guerre du Vietnam pour cause de malformation à un pied (aujourd’hui, ça a l’air d’aller mieux). Né richissime, Trump affiche le teint hâlé des bien portants. Il est toujours entre deux parties de golf en Floride, où il passe le quart de son temps, ses soirées bercées par le doux clapot atlantique. De l’autre côté, pâle, traits tirés, infatigable, héroïque, Zelensky préside au destin d’un pays en guerre depuis trois ans, bombardé toutes les nuits par les Russes. Il n’a pas le temps de jouer au golf, lui.
Une Alliance fracturée
Comme toujours, il faut prendre Trump au sérieux. En diplomatie, la forme compte, elle est déjà un message. Le discours trumpiste se coule dans la rhétorique poutinienne. En moins de deux semaines, les concessions à Moscou se sont accumulées – même si elles se dessinaient déjà depuis l’administration de Joe Biden : pas d’Ukraine dans l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ; pas de force de l’OTAN en tant que telle pour surveiller un éventuel cessez-le-feu ; nécessaires concessions territoriales de la part de Kiev. Il y a plus. Avant même la paix en Ukraine, Trump prépare la normalisation des relations avec Poutine. Il colle à la désinformation du Kremlin : aux Nations unies et au G7, les Etats-Unis se refusent à dire que la Russie a « agressé » l’Ukraine !
À l’ONU, ils votent avec Moscou et contre les Européens. Les États-Unis ne défendent plus le principe de l’intégrité territoriale d’un pays. L’Alliance atlantique est politiquement, pas militairement, fracturée entre ses deux pôles – objectif poursuivi depuis des lustres par la diplomatie moscovite. L’entourage de Trump parle d’une technique de négociation : donner des gages aux Russes pour les arrimer aux conversations de paix. Mais le pivotement américain vers la Russie s’inscrit dans une attitude diplomatique trumpiste plus large. Elle consiste à se libérer des contraintes, des alliances et des « valeurs » de l’« ordre libéral international » imaginé par les États-Unis en 1945 et revivifié à la fin de la guerre froide au lendemain de l’implosion de l’URSS en 1991.
Comment en est-on arrivé là, c’est-à-dire à la guerre et à l’exact contraire des illusions entretenues au début du siècle ? On posait alors l’équation économie de marché, libre-échange et libéralisation politique comme notre indépassable horizon politico-économique. Une martingale à trois têtes, gagnante à coup sûr, et qui garantirait la paix entre les nations. Et qui n’a pas marché. Pourquoi ?
Dans son dernier livre, L’Ère des affrontements. Les grands tournants géopolitiques (Dunod, 552 pages, 29 euros), le président et fondateur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), Thierry de Montbrial, appuie sur le bouton « retour en arrière ». Il revisite les étapes-clés de ces quarante dernières années telles que l’IFRI les a perçues, non pas saisies dans l’instant immédiat du journalisme mais avec le recul qui est celui du chercheur.
La chute d’un empire
Dans un long essai introductif, à la tonalité générale pessimiste, Thierry de Montbrial décrit des Européens qui, à l’aube du siècle, entretenaient « faux espoirs et chimères » sur les lendemains de la chute du mur de Berlin. Oublieux du tragique de l’histoire, ils ne prirent pas la mesure de l’événement : « Ce n’était pas seulement la chute du communisme et de l’empire extérieur soviétique, mais aussi, et peut-être surtout, celle de l’empire russe. » Or la chute d’un empire est un bouleversement à répercussions lentes.
Aujourd’hui nous vivons les « effets différés » de la chute de l’empire russe, dit le président de l’Ifri. Nous apprenons que les peuples et les États sont mus autant par leurs passions que par leurs seuls intérêts économiques ou stratégiques – le tropisme impérial ferait partie de l’ADN russe. Par naïveté côté occidental, irresponsabilité côté russe, nous n’avons pas su en 1991-1992 dessiner une architecture de sécurité en Europe qui tienne compte de représentations du monde divergentes dans l’espace européen.
Thierry de Montbrial incrimine, in fine, le missionarisme démocratique des Occidentaux comme ayant largement contribué aux échecs de l’après-guerre froide. On peut en discuter et privilégier la responsabilité de la Russie. Mais la réflexion du fondateur de l’Ifri est la toile de fond nécessaire pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui entre Donald Trump, Vladimir Poutine et les Européens.
>Lire la chronique sur Le Monde.fr
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