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Biélorussie : "Les conséquences d'une intervention russe seraient désastreuses"

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interviewée par Romain Sinnes pour

  TV5 Monde
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Voilà un peu plus d’un mois qu’une partie des Biélorusses battent le pavé à travers le pays pour contester la réélection du président au pouvoir depuis 26 ans, Alexandre Loukachenko.

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Ancienne république soviétique, la Biélorussie a conservé des liens étroits avec son grand voisin russe, lequel reste, en apparence tout du moins, en retrait des événements. Le déplacement prévu, lundi 14 septembre, de l'autocrate en Russie (Sotchi) doit permettre d’évoquer « les perspectives du processus d’intégration » entre les deux capitales, selon les mots du Kremlin.

Pour Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie/Nouveaux Etats indépendants à l’Ifri, auteure, notamment, de La Russie de Poutine en 100 questions (Tallandier, septembre 2020), « plus le temps passe, plus on s’aperçoit que le scénario d’un soutien jusqu’au bout à Loukachenko prévaut. »

Au lendemain du soulèvement biélorusse, la Russie a dénoncé les ingérences étrangères et annoncé la formation d’une « réserve » d'hommes prête à intervenir si la situation venait à dégénérer. Moscou donne pourtant l'impression de n’interférer que très faiblement dans la résolution de cette crise. Une immixtion russe est-elle corrélée à un facteur temps ?

Depuis la Géorgie en 2008, mais surtout depuis 2014 et le conflit ukrainien, dénoncer des ingérences étrangères comme étant la cause des révolutions de couleur dans les anciennes républiques soviétiques, est devenu une récurrence dans l’argumentaire de Moscou. Je pense néanmoins qu’aujourd’hui, il s’agit d’un autre type de protestation dans laquelle la dimension géopolitique s’avère mineure, voire absente, par rapport aux causes internes. Il n’y a pas de revendications antirusses ou pro-européennes dans ce qui se passe en Biélorussie. Il est question de l’usure du pouvoir, de la mauvaise gestion économique et épidémiologique du Covid-19, de l’indignation contre les falsifications des élections. Evoquer l’ingérence étrangère, entendre occidentale, légitime le droit de la Russie à défendre le pouvoir biélorusse. Cela dit, des troupes russes sont-elles vraiment sur le pied de guerre ou s’agit-il d’un bluff pour manifester clairement le soutien politique à Loukachenko ? Car en vérité, les conséquences d’une telle intervention seraient désastreuses : outre la crise dans la relation avec l’Occident, cela ferait justement naître un sentiment antirusse, qui, comme je l’expliquais, est absent aujourd’hui au sein de la population biélorusse.

Lorsqu’Alexandre Loukachenko déclare, « si la Biélorussie tombe, la prochaine sera la Russie », doit-on y voir un "appel au secours" ? 

C’est en effet une manière pour Alexandre Loukachenko d’engager la Russie à ses côtés. Je crois toutefois que la Russie se sent concernée de son propre chef, non seulement pour les raisons géopolitiques, mais aussi pour elle-même : l’exemple d’une protestation de la rue qui renverse le pouvoir en place serait un très mauvais signal pour Moscou qui connaît aussi l’usure du pouvoir, les falsifications des élections etc. Beaucoup d’observateurs russes de mouvance libérale présagent que le mouvement de protestation à l’œuvre en Biélorussie est un aperçu de ce qui pourrait survenir lors de la prochaine élection présidentielle russe en 2024, pour laquelle Vladimir Poutine pourra à nouveau se représenter après la réforme constitutionnelle de juillet dernier.

La question d’une éviction d’Alexandre Loukachenko s’est-elle posée à Moscou ? 

Loukachenko ne représente pas un partenaire facile pour Moscou, contrairement à ce que l’on peut penser en Occident. Moscou n’a pu obtenir de lui, ni l’installation une base militaire aérienne sur le sol biélorusse, ni une intégration plus forte. La question de savoir s’il fallait œuvrer à sa sortie, en trouvant un candidat de consensus qui serait accepté par la société et par Moscou s’est probablement posée. Mais plus le temps passe, plus on s’aperçoit que le scénario d’un soutien jusqu’au bout à Loukachenko prévaut. La promesse d’envoyer des troupes de police, les journalistes russes dépêchés sur place pour remplacer leurs homologues biélorusses démissionnaires, diffuser des interviews complaisantes de Loukachenko, sont des indicateurs. Même si elles n’ont pas été évoquées pour l’heure, le déblocage de crédits russes à l’intention de Minsk ou des prix du gaz au rabais sont des options possibles pour marquer le soutien.

Parmi les contreparties exigées par la Russie, dans le cas où elle œuvrerait au maintien au pouvoir de Loukachenko, figurera sans doute celle d’une intégration plus poussée entre les deux capitales. 

Il est clair que la situation actuelle pousse plus Loukachenko dans les bras de la Russie, qui demeure, de fait, le seul soutien. Ces dernières années, Loukachenko a pourtant réussi à améliorer quelque peu ses relations avec l’Europe en se montrant plus "clément" avec l’opposition et en accueillant les négociations concernant l’est de l’Ukraine sur son sol. Les violences policières constatées durant les manifestations changent la donne et retransforme Loukachenko en "dernier dictateur de l’Europe". La Russie peut bénéficier de cette situation pour obtenir de lui des concessions en matière d’intégration, notamment l’établissement d’une base militaire. Mais les choses ne se feront probablement pas de manière brutale et rapide comme une fusion annoncée du jour au lendemain. Le processus sera plus insidieux et étalé dans le temps pour ne pas générer de sentiments antirusses.

Quels leviers pourraient être activés en vue d'un rapprochement ? 

L’objectif premier pour la Russie est de garder la main sur les choix stratégiques des pays voisins, issus de la chute de l’URSS, d’éviter qu’ils adhèrent à des alliances hostiles, qu’il s’agisse de l’Otan ou de l’Union européenne. S’agissant de la façon de faire, la panoplie des outils va de la dépendance économique jusqu’au lien énergétique en passant par le gel de conflits. En Arménie, Moscou a, par exemple, accepté la transition au pouvoir issue des protestations : en conflit avec l’Azerbaïdjan et la Turquie, ce pays est stratégiquement et économiquement arrimé à la Russie. Le changement de gouvernance n’altère en rien cette dépendance. Un scénario « à l’arménienne » aurait pu être envisagé comme sortie de crise en Biélorussie. Mais les choses ne semblent pas aller dans ce sens, en partie aussi à cause de la position rigide de Loukachenko, qui n’est pas prêt à abandonner le pouvoir.

Aujourd’hui, en faisant primer ses intérêts personnels et en s’accrochant au pouvoir, Loukachenko met en danger l’affaire de sa vie politique depuis plusieurs années. A savoir, l’affirmation de la souveraineté et de l’indépendance de son pays. Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie/Nouveaux Etats indépendants à l’Ifri

La relation Poutine-Loukachenko est très paradoxale, tantôt fraternelle, tantôt méfiante : au final, est-ce une affaire de politique ou une affaire d'hommes ?

Compte tenu de la longévité au pouvoir des deux dirigeants, c’est une relation qui mêle différents aspects : personnel, politique, économique, énergétique etc. Comme je l’expliquais, Loukachenko est tout sauf un partenaire facile et malléable. Les contacts ont parfois été orageux : à plusieurs reprises, Loukachenko a formulé des critiques acerbes à l’égard de la politique de Moscou, concernant les prix du gaz ou les pressions politiques. Et ce, dans un but de consolidation de la souveraineté et de l’indépendance de son pays. Il a, par ailleurs, conduit la « biélorussisation douce » du pays : au niveau de la langue, de la composition des structures de force etc.  Les velléités de mouvements politiques pro-russes étaient considérés comme presque plus menaçantes pour la souveraineté du pays que celles pro-occidentales. Aujourd’hui, en faisant primer ses intérêts personnels et en s’accrochant au pouvoir, Loukachenko met en danger l’affaire de sa vie politique depuis plusieurs années. A savoir, l’affirmation de la souveraineté et de l’indépendance de son pays.

Quid de la considération du peuple russe sur le cas biélorusse ? L’opinion publique peut-elle infléchir, dans un sens ou dans l’autre, la position officielle sur le sujet ?

Un  sondage assez complet du Centre Levada sur l’opinion publique russe au sujet de la Biélorussie est paru récemment. Il en ressort que presque la moitié des interrogés jugent les élections biélorusses honnêtes. 57 % souhaiteraient qu’Alexandre Loukachenko se maintienne au pouvoir contre 17 % qui soutiennent le candidat de l’opposition. En outre, 39 % ont une opinion négatives des protestataires et estiment, certainement en raison de la propagande à la télévision russe, que cette période de troubles résulte de provocations de forces extérieures. 38 % considèrent que la répression policière est justifiée. Cela peut paraître surprenant en Occident. Le fait est que la Biélorussie jouit d’une très bonne image en tant que pays ami, pays frère. La peur que cela change avec l’arrivée de nouvelles forces au pouvoir explique sans doute ce sentiment. Loukachenko lui-même bénéficie d’une certaine sympathie due à son modèle économique, politique et social, qui flatte la fibre nostalgique soviétique chez les Russes, surtout de la tranche d’âge supérieure. Les rues propres, l’ordre qui règne, la stabilité, l’Etat protecteur qui reste le pilier de l’économie, le président proche du peuple qui cultive lui-même les pommes de terre, telle est l’image que renvoie Loukachenko depuis plusieurs années en Russie. Certains Russes l’auraient presque préféré à Poutine !

En fin de compte, l’évolution de la situation biélorusse est-elle, en partie, entre les mains de Moscou ?

Très certainement. La Russie demeure l’acteur extérieur qui a le plus d’influence sur la situation en Biélorussie aujourd’hui, même si le peuple a son mot à dire. Les Etats-Unis sont absorbés par la campagne électorale. L’UE, aussi en proie aux problèmes internes, affiche un soutien très prudent, probablement pour ne pas politiser la situation et y apporter la dimension géopolitique qui a tant aggravé la crise ukrainienne. Cette dernière persistera comme un long traumatisme dans la relation Russie-UE et influencera les comportements des acteurs extérieurs dans ce type de crise politique.

 

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Tatiana KASTOUÉVA-JEAN

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Directrice du Centre Russie/Eurasie de l'Ifri

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