Adel Bakawan : « Les ressources du djihad international sont plus importantes qu’en 2001 »
Selon le sociologue Adel Bakawan, cette mouvance est en constante évolution depuis le 11-Septembre. Ses acteurs ont su adapter leur stratégie, leurs actions et même leur idéologie selon les situations.
Entretien. Directeur du Centre français de recherche sur l’Irak (CFRI), Adel Bakawan est un sociologue franco-irakien, membre de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée-Moyen-Orient (Iremmo), chercheur associé à l’Institut français des relations internationales (IFRI) et au Centre arabe de recherches et d’études politiques de Paris (Carep). Son ouvrage, L’Irak, un siècle de faillite, (Editions Tallandier, 288 p., 19,90 euros) a été publié fin août.
Le 11 septembre 2001, une poignée de djihadistes organisaient, depuis l’Afghanistan, des attentats contre leur ennemi américain qui, à son tour, a lancé une « guerre contre la terreur ». Vingt ans plus tard, comment définir le djihad mondial ?
En rupture avec la mouvance islamiste traditionnelle, opposée à la violence et pour laquelle la conquête du pouvoir passe par la daawa (« prédication religieuse »), les djihadistes prônent la lutte armée tous azimuts. Le 11-Septembre, dans ce contexte, figure une sorte d’apogée. Pour autant, le djihad ne se résume pas à une stratégie d’actions (actes de terreur, attaques-suicides surprises, etc.), comme certains le décrivent.
Il s’agit bel et bien d’une idéologie – avec une vision du monde, une manière de penser et une manière d’être – qui ne cesse de se transformer. A côté de la masse constituant la chair à canon, les acteurs du djihad ont su s’adapter et prendre de la distance par rapport aux situations diverses dans lesquelles ils étaient engagés.
Une bonne illustration de cette mutation est l’évolution de la branche syrienne d’Al-Qaida [Jabhat Al-Nosra devenu, en 2017, Hayat Tahrir Al-Cham]. Ses combattants ne sont pas restés figés tels des abrutis courant vers la mort à n’importe quel prix. Certes, ils ont conservé les grandes lignes idéologiques, mais en les reconfigurant régulièrement, notamment en ce qui concerne l’identification de l’ennemi, les modalités de coopération avec des acteurs locaux, voire de partenariat avec des pays de la communauté internationale. Encore récemment, les membres de l’opposition syrienne démocratique étaient, à leurs yeux, des ennemis de Dieu qu’il fallait massacrer si l’occasion se présentait.
Il en allait de même pour les chefs traditionnels des tribus, sans parler d’un Etat comme la Turquie ! Tout a changé quand le régime de Damas est devenu l’ennemi commun. Et plus encore lorsqu’il leur a fallu administrer des territoires et des populations [dans la région d’Idlib] : la branche syrienne a instauré des liens avec des acteurs locaux, de l’opposition ou des tribus, et un partenariat avec la Turquie. C’est pourquoi des services de renseignements occidentaux acceptent de traiter en coulisses avec ce groupe, estimant qu’il est – relativement – plus fréquentable que Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique (EI)] ou que le régime de Bachar Al-Assad.
Cette territorialisation, avec la création d’un califat par l’organisation Etat islamique (EI), est un autre changement majeur…
Depuis le 11-Septembre, la mutation la plus significative est la territorialisation de son idéologie et de ses stratégies d’action [au sein du califat, proclamé par l’organisation Etat islamique], entre 2014 et 2017. Sa genèse remonte à un moment fondateur de la mouvance djihadiste actuelle, à savoir l’occupation de l’Irak par les Etats-Unis en 2003, et la gestion catastrophique de ce pays par Washington.
Le décret instauré par l’administrateur américain Paul Bremer sur la « débaassification » – qui bannit le parti Baas et exclut ses membres, notamment de l’armée et des administrations – a aussitôt été transformé par les chiites au pouvoir en une stratégie de « désunnitisation » de l’Irak. L’épuration des sunnites est en marche, dès le 12 mai 2003. Hélas, la seule force qui s’y est opposée était les djihadistes.
Dès lors, ces derniers ont trouvé au sein de cette communauté martyrisée une base sociale très importante, qui, à son tour, a eu une influence sur l’idéologie des djihadistes et sur leurs actions en les obligeant à modeler leur paradigme et à prendre en compte des exigences locales.
Cette réciprocité a poussé les djihadistes à entrer dans un processus de territorialisation de leur existence, en se regroupant géographiquement, avec des administrations et une population à diriger. Autrement dit, à se placer dans une logique étatique, à devoir défendre des bastions et à créer un front militaire contre des armées. Ce ne sont plus des individus cachés ou des kamikazes solitaires : leur lutte est devenue bien visible.
De grandes villes, telles Mossoul en Irak et Rakka en Syrie, ont été gouvernées sous l’égide du drapeau noir. Quels enseignements en tirer ?
Sur la forme, cette mise en place fonctionnelle et rapide d’une gouvernance n’aurait pu s’effectuer sans la présence, dans leurs rangs, d’anciens baasistes [au pouvoir durant le règne de Saddam Hussein] forts d’une longue expérience étatiste : l’Irak a été dirigée par la minorité sunnite de 1638 à 2003. Leur rôle a été fondamental dans les administrations du « califat ».
Pour les faire fonctionner et les conserver, tous les moyens ont été mobilisés, y compris la violence radicale à l’encontre des habitants. A noter que cette violence d’Etat est une vieille tradition qui perdure dans la région, de l’Irak de Saddam Hussein à l’Egypte d’Abdel Fattah Al-Sissi en passant par la Syrie de Bachar Al-Assad, ou à l’Arabie saoudite qui n’hésite pas à découper en morceaux l’un de ses journalistes [Jamal Khashoggi, assassiné le 2 octobre 2018].
Sur le fond, la gestion de ces villes par l’EI a remis en cause des thèses essentialistes sur l’identification et le traitement du djihadisme international comme phénomène figé dans le temps et dans l’espace. Ses acteurs sont capables de s’adapter, même idéologiquement, pour s’approprier leur « ici et maintenant ».
Enfin, cela en dit long sur la frustration des sunnites en Irak et en Syrie, qui n’ont pas accès à l’Etat et sont sous la coupe de dirigeants adoptant des mécanismes de violence radicale (en Syrie) et de vengeance (en Irak). Ne pas mettre ces populations sunnites à l’abri de ces violences par un projet d’intégration politique revient à les offrir à Daech ou à Al-Qaida et à condamner le Proche-Orient à l’instabilité.
La rivalité destructrice entre Al-Qaida et l’EI constitue-t-elle la limite de cette capacité d’adaptation ?
Au départ, leur différend porte sur la stratégie d’actions. Al-Qaida ne voulait pas d’un califat, parce qu’elle pensait que constituer un territoire, avec une population à gouverner et un front à tenir, signifiait se rendre visible à l’ennemi et, donc, vulnérable : concentrer ainsi ses forces, en un lieu délimité, facilite la tâche des armées régulières chargées de les éliminer.
Ensuite, l’épreuve étatique de Daech a révélé la faiblesse de l’idéologie en tant que principe régulateur de la vie quotidienne. Tout le discours sur la fraternité religieuse, sur la fraternité du djihad, n’a pas résisté à l’épreuve de l’exercice du pouvoir. Daech est entré dans une guerre fratricide avec Al-Qaida, mais aussi avec tous les djihadistes qui ne prêtaient pas allégeance au « calife » et chef de l’EI, Abou Bakr Al-Baghdadi.
Il existe aussi une importante fracture idéologique. Par exemple, pour Al-Qaida, l’ennemi principal était, et demeure, les Etats-Unis ; les chiites ne constituent pas la priorité sur la longue liste des adversaires à abattre. Or, pour Daech, la lutte commence par l’éradication de cette communauté. Leurs divergences stratégiques résultent en partie de cette perception des chiites.
Quel a été le rôle des « printemps arabes » dans les mutations du djihad ?
Il s’agit d’un épisode historique dans l’histoire des sociétés arabes car, pour la première fois, l’acteur arabe anéantit les thèses produites sur « l’exception arabe ». Cet Arabe considéré comme incapable, pour des raisons culturelles, d’entrer dans la modernité et la démocratie, est devenu, lors des « printemps arabes », l’idéal type démocratique et une figure exemplaire du mouvement de contestation mondiale : l’homme nouveau d’un monde en train de naître.
Ce récit a dominé pendant plusieurs mois en Occident chez les journalistes et les chercheurs, et même chez les diplomates connus pour leur prudence. Ensuite, le coup d’Etat du maréchal Sissi en Egypte [le 24 juillet 2013] avec le silence, voire le soutien, des pays de la communauté internationale, la guerre civile en Libye, en Syrie et au Yémen, l’exclusion récente du parti Ennahda en Tunisie, ont suscité une déception profonde d’une part importante de la population musulmane, qui s’est mise à penser qu’elle n’avait pas de place dans les démocraties libérales et qu’elle ne parviendrait pas à exercer le pouvoir par les élections.
Ces grands déçus observent comment les pays occidentaux accompagnent et soutiennent la sortie des « printemps arabes » vers une réinstallation d’Etats autoritaires. Ils voient aussi comment les talibans sont revenus au pouvoir à Kaboul par les armes. En comparant, par exemple, ce qui est arrivé en Egypte avec ce qui se passe en Afghanistan, cette population peut objectivement s’interroger sur l’intégration de la violence radicale comme seule option disponible, ou seul langage compréhensible par les puissances internationales, pour se tailler une place dans l’histoire…
Ce récit explique-t-il l’élargissement du champ du djihad ?
Tout à fait. D’abord, la destruction territoriale du califat, fin 2017, par la Coalition internationale, oblige les djihadistes à revenir vers un mode d’action terroriste « classique ». Ensuite, l’afflux de nombreux déçus des conséquences des « printemps arabes » leur offre des ressources humaines considérables, à la fois en termes quantitatif et qualitatif – puisqu’il s’agit de recrues éduquées et issues de catégories socioprofessionnelles qualifiées, dotées de compétences dont ne disposait pas Al-Qaida à ses débuts !
Certes, Oussama Ben Laden et Abou Bakr Al-Baghdadi ont été tués, mais les ressources humaines et financières du djihad international sont beaucoup plus importantes qu’en 2001. La mouvance s’est enracinée plus profondément dans la société. Au final, les conditions dans lesquelles elle peut se déployer sont objectivement plus favorables vingt ans après le 11-Septembre.
Quel est le rôle des réseaux sociaux dans cet élargissement du champ du djihad ?
Désormais, une bonne partie de la radicalisation se fait, non pas dans la mosquée, mais à travers les réseaux sociaux, où se façonnent les manières d’être, de voir, d’exister. La mosquée a perdu sa centralité en tant que lieu de propagande et de communication, au profit de ces réseaux devenus centres de gravité dans la diffusion de la vision du monde des djihadistes, ce qui complique la mission des acteurs engagés dans la lutte contre le terrorisme.
Propos recueillis par Cécile Hennion. Lire l'article sur le site du Monde.fr
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