Yudhoyono, héros de l'épopée indonésienne ? Cent jours pour convaincre, cinq ans pour l'histoire.
L'Indonésie apparaît de plus en plus comme un possible Etat-pivot pour les Etats-Unis. A cette fin, Yudhoyono s'emploie à consolider les piliers politiques, sociaux et économiques de l'archipel. Le défi est exaltant mais la tâche apparaît plus compliquée que prévue.
Il est loin le temps des embargos sur l'Indonésie et des politiques axées sur l'Asie du Nord-Est. Les Etats-Unis préparent à présent leur grand retour en Asie du Sud-Est. Mieux : en utilisant le sas indonésien, ils espèrent se trouver directement projetés dans le monde musulman. Ce coup de billard à deux bandes est savamment orchestré et l'enfance indonésienne d'Obama - statufiée à Jakarta - n'apparaît à ce titre qu'anecdotique. Hillary Clinton a lancé les opérations en choisissant Java comme deuxième destination après sa nomination. Elle y a laissé de bons souvenirs en proclamant il y a un an : "if you want to know whether Islam, democracy, modernity and women's rights can coexist, go to Indonesia"[1]. Le discours d'Obama prononcé au Caire a confirmé les délicates intentions à l'attention des musulmans. Depuis, discrètement, la colonne des think tanks américains se met en branle. Les sinologues viennent se renseigner sur l'Indonésie tandis que d'autres experts de Washington fréquentent de plus en plus assidument les séminaires à Jakarta.
L'idée de ce rapprochement avec l'Indonésie repose sur de simples constats géographiques : stratégiquement placée entre l'Asie du Sud et l'Asie du Nord-Est, cette écluse archipélagique contrôle la plupart des détroits de l'Afrique ou du Moyen-Orient vers la Chine ainsi que du Pacifique vers l'Asie centrale. Les ressources naturelles justifient également l'intérêt américain soucieux de diversifier ses approvisionnements. Par ailleurs, le modèle démocratique instauré dans ce pays comprenant la plus importante population musulmane au monde ne peut laisser insensible Washington dans le cadre plus global de sa guerre contre l'obscurantisme islamiste.
Mais l'Indonésie va-t-elle être en mesure de répondre à ces attentes et d'assumer son statut d'Etat-pivot[2] ? En étant largement réélu l'année dernière, pour un second mandat non-reconductible, avec une forte majorité au parlement, Susilo Bambang Yudhoyono disposait d'un contexte hautement favorable, à l'écart des pressions électorales (1.). Après cent jours au pouvoir, le 28 janvier dernier, rien ne semble moins évident. La foule gronde. Peu à peu, le président est chahuté et perd son statut de héros incontesté (2.). La réalité le rattrape et les dieux - ou démons - de la démocratie indonésienne maintiennent leur pression. Le salut viendra-t-il alors de l'étranger (3.) ?
Des quarante-cinq travaux d'Hercule...
La politique indonésienne a recours au délai symbolique de cent jours pour évaluer les mesures initiées par les nouvelles équipes gouvernementales. Concrètement, quarante-cinq programmes ont été adoptés pour orienter les premières mesures de la nouvelle administration Yudhoyono ; quinze de ces feuilles de route, déclinées en 129 plans d'actions, ont été considérées comme prioritaires car relatives aux infrastructures, à l'investissement, à la santé, à l'éducation ou à la défense.
Sur ce dernier point, les échos des conseillers autant que des observateurs étrangers sont positifs. Certes il n'a pas été possible de mettre en place comme prévu, avant octobre dernier, les dispositions devant mettre un terme à la " double-fonction " - ou dwifungsi - de l'armée, c'est-à-dire à son ingérence dans la sphère politico-économique. Cependant, des achats plus en phase avec les réels besoins rassurent les analystes. La marine se focalise ainsi sur des bateaux de patrouilles et des patrouilleurs aériens ; l'heure est aussi à favoriser l'industrie locale. Des audits avaient également été lancés suite à de nombreux accidents aériens au sein de l'armée. Dans ce domaine aussi des mesures ont été prises. L'armée promeut par ailleurs de jeunes officiers et regroupe des agences ministérielles pour mieux coordonner la lutte anti-terroriste et la surveillance des frontières. Sûre d'elle, la marine se positionne en mer de Chine méridionale depuis les îles Natunas. Au nord de cet archipel, une base est en projet. D'autres dispositifs sont mis en place sur la frontière avec la Malaisie, à l'est et à l'ouest de Bornéo.
S'agissant de l'économie, les indicateurs sont au vert. Les investisseurs disent même " s'ennuyer ", ce qui, dans un contexte sud-est asiatique, est à considérer comme un compliment : nulle instabilité comme en Thaïlande ou troubles comme en Malaisie. Grâce à son marché interne, l'Indonésie a pu absorber la crise financière de la même manière que l'Inde et la Chine. La croissance économique évaluée à 4,5% en 2009 devrait s'élevée à 5,3% pour 2010. Le secteur des infrastructures ainsi que celui des biens et services auprès de la classe moyenne s'annoncent comme étant les plus prometteurs. Aussi la banque Morgan Stanley a-t-elle suggéré dès juin dernier que Jakarta rejoigne le groupe informel BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine). En janvier 2010, l'agence de notation Fitch saluait à son tour les efforts indonésiens, dont la plupart sont dus à la très dynamique ministre de l'économie Sri Mulyani, unanimement appréciée à l'étranger. Il en va hélas tout autrement pour elle en Indonésie.
... Au mythe de Sisyphe
Alors que la lutte contre la corruption est érigée au rang de priorité nationale, Sri Mulyani et le vice-président Boediono, ancien gouverneur de la banque centrale et actuel vice-président, sont empêtrés dans un scandale financier. Cette affaire agite la vie politique indonésienne. Il est reproché à ces deux technocrates d'avoir accordé une caution bien plus élevée que prévu à la Bank Century. L'opinion s'interroge autour de cette somme et, surtout, les partis politiques membres de la coalition - au premier rang desquels le Golkar (Golongan Karya ou Groupes fonctionnels) - veulent leur revanche : eux qui s'estimaient avoir été lésés lors de la distribution des portefeuilles ministériels, tiennent à récupérer ces postes hautement stratégiques, que ce soit le ministère des Finances ou la vice-présidence. Cette affaire fait suite à deux autres scandales, l'un à propos des cellules de luxe que parviennent à s'offrir certains prisonniers, l'autre à propos d'une combine de la police pour nuire aux membres de la commission de l'éradication de la corruption (KPK - Komisi Pemberantasan Korupsi). Enfin, la décentralisation n'arrange rien ; selon certains commentateurs, elle multiplierait les échelons et les risques de fraudes. Mais contre toute attente, des sondages incitent à l'optimisme et le soutien au KPK reste total. Yudhoyono doit donc persévérer.
La question de l'islam radical demeure aussi épineuse. On pensait la menace sous contrôle : la lutte anti-terroriste s'est avérée gagnante, au prix, il est vrai, de quelques exécutions sommaires au gré des assauts et des échanges de tirs. Même Noordin Top, l'ennemi public numéro un, a été retrouvé et éliminé en septembre dernier. Au parlement, les partis islamiques - essentiellement le PKS (Partai Keadilan Sejahtera ou Parti de la justice et de la prospérité) et le PPP (Partai Persatuan Pembangunan ou Parti uni du développement) - n'ont pas un poids prépondérant. Le Parti démocrate du président demeure majoritaire. Enfin, sur le terrain et loin des éditoriaux alarmistes, l'heure n'est pas à la tension irréversible. Même à Aceh, généralement montré du doigt à cause des projets d'implantations de la sharia dans la vie quotidienne, les Indonésiens avouent boire de l'alcool non pas avec les représentants d'ONG occidentales mais entre eux. Il convient ici de rappeler les racines de l'islam local, véhiculé par des marchands dès le XIIIe siècle, mâtiné d'animisme et sous influence de l'hindouisme hérité des royaumes indianisés du premier millénaire. Hélas, quelques pratiques surprenantes suscitent toujours l'inquiétude, telle cette récente fatwa lancée par des religieux à Surabaya (Java) et qui a déclaré les colorations de cheveux comme haram, c'est-à-dire contraire à l'islam. De plus, des madrasa et groupes de discussions (pengajian) inquiètent les autorités qui craignent les prêches radicaux d'anciens étudiants revenus du Moyen-Orient. Le défi reste donc entier pour le gouvernement soucieux de son image autant que de sa sécurité.
Enfin, les ressources naturelles constituent une source de richesses pour l'Indonésie. Récemment, des rapports japonais, français ainsi que de la Banque mondiale ont mis en avant le potentiel géothermique de l'Indonésie. Les investissements se sont développés dans ce domaine. Les réserves de l'archipel représenteraient 40% de celles de la planète. Malheureusement, ces efforts en matière d'énergie renouvelable sont minés par la déforestation en cours. Les premiers responsables de la disparition d'une des plus vieilles jungles du monde sont les sociétés d'huile de palme ou de papier auxquelles les autorités locales à Sumatra résistent difficilement. S'ajoute à cela le trafic des animaux et du bois par les mafias chinoises de Malaisie. Au final, la forêt tropicale qui s'étendait sur plus de 80% du territoire dans les années 1960 ne recouvrait plus que 49% du pays en 2005. Rappelons que les feux de forêts ont été en forte augmentation au début des années 2000, surtout dans la petite province des Riau, sur Sumatra. Comme pour la corruption ou la lutte contre l'islam radical, la déforestation est un défi toujours renouvelé pour le gouvernement.
En attendant le deus ex machina
Le président est surveillé de près - et pas uniquement pour son album de chansons tout juste composées. Des acteurs extérieurs au gouvernement pourraient faire preuve d'impatience. Le parlement tout d'abord aura son mot à dire. Depuis la Reformasi de 1998 et la chute de l'autocrate Suharto (1921-2008), la relation gouvernement-parlement fait office de charnière dans le dispositif politique indonésien. Il serait alors malvenu de négliger l'opposition officielle ou celle sourde au sein de la coalition. Des commissions sont en place, notamment pour auditionner dans le cadre de l'affaire Bank Century. La société civile aussi s'agite. Très véhémente dans les récentes affaires de corruption, elle a encore organisé d'importants ralliements dans la capitale début février. Même si la censure opère encore pour certains ouvrages, les manifestations et Facebook sont pour les Indonésiens des recours habituels et souvent efficaces. Reste l'armée. Malgré les réformes en cours, son poids sur la scène politique demeure. Il y a peu, un Indonésien proche du ministère de la Défense rappelait deux discours étonnants : en décembre 2009, le chef de l'armée n'a pas hésité à affirmer qu'en cas d'échec de la démocratisation, l'armée se donnerait la possibilité d'intervenir. Plus récemment encore, le général Yudhoyono lui-même s'est rapproché de l'armée en lui demandant d'être prête à faire face à un " nouvel axe de menaces ".
A court terme, des acteurs extérieurs pourraient également influer sur la politique indonésienne. La situation n'est pas claire avec la Chine : la mise en place d'un accord de libre-échange inquiète les très nombreux petits commerçants indonésiens. De même, les conflits territoriaux en mer de Chine méridionale ne sont guère réglés. Pourtant, un partenariat stratégique a été signé en 2005 entre Pékin et Jakarta. La même année, un tel partenariat a aussi été signé avec l'Inde. Celui-ci laisse présager des perspectives plus encourageantes. Les marines des deux pays organisent des patrouilles coordonnées au nord de Sumatra. Le commerce bénéficie également de ce rapprochement : le montant des échanges bilatéraux est passé de 4 à 10 milliards de dollars entre 2005 et 2008. En parallèle, l'Indonésie collabore davantage avec les Nations unies, notamment au Liban, ce qui lui permet d'acquérir de l'expérience tout en densifiant sa stature internationale. Mais ce sont les Etats-Unis qui s'affirment de jour en jour comme le futur partenaire central de Jakarta. Washington a contribué à la mise en place de radars le long des détroits de Malacca et de Makassar. En 2008, Jakarta a reçu plus d'aides que la Thaïlande ou que les Philippines, des alliés historiques et liés par traités aux Etats-Unis. Fort de cette dynamique, l'Indonésie a pris part en ce début d'année aux exercices Cobra Gold aux côtés des troupes américaines, japonaises, philippines, singapouriennes, sud-coréennes et thaïlandaises. Surtout, le chef de l'US Pacific Command a rencontré le président indonésien Yudhoyono le 10 février, en prélude à la visite de Barak Obama mi-mars.
[1] KURLANTZICK, J. "A Muslim model: what Indonesia can teach the world". The Boston Globe. 13/9/2009
[2] CHASE, HILL, KENNEDY. "Pivotal States and US Strategy". Foreign Affairs. 1-2/1996
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