Pourquoi le gouvernement géorgien fait-il le choix de la Russie ?
Le discours prononcé le 29 avril 2024 par le milliardaire Bidzina Ivanishvili, dirigeant officieux de la Géorgie, a été largement perçu dans le pays et à l’étranger comme un tournant dans l’orientation géopolitique du pays.
Dans ce discours, l’oligarque et président d’honneur du parti au pouvoir, Le Rêve géorgien (RG), a apporté son soutien au projet de loi sur « sur la transparence de l’influence étrangère » et a fustigé un prétendu « parti global de la guerre » contrôlé par l’Occident. Cette supposée conspiration mondiale, à travers ses « agents » placés à la tête des pays, serait à l’origine de l’actuelle guerre en Ukraine et de celle en Géorgie, en 2008. L’adoption de lois restreignant l’activité de ces « agents » permettrait, affirme Ivanishvili, de garantir la paix et la souveraineté. Or, cette évolution est incompatible avec les objectifs d’intégration européenne que le RG continue officiellement de porter.
Pourquoi le gouvernement géorgien sabote-t-il l’avenir européen du pays en se rapprochant de la Russie ? Cette politique permettra-t-elle au RG de se maintenir au pouvoir, alors que la majorité de la société géorgienne est résolument pro-européenne ? La question revêt une importance particulière à la veille des élections parlementaires, qui se dérouleront en octobre 2024.
La fuite en avant
Le 20 août 2024, le bureau politique du RG est passé à la vitesse supérieure en adressant une lettre à la population géorgienne. Cette lettre, qui lançait officiellement la campagne des élections législatives à venir, contenait quatre mesures phares que le RG entend mettre en œuvre en cas de victoire : interdiction constitutionnelle des actuels partis de l’opposition qualifiés « d’agents de l’étranger », ainsi que de toute « propagande LGBT+ » ; changements dans l’organisation territoriale de l’État (« préparation de la réintégration des régions sécessionnistes ») ; et, enfin, une mesure pour l’heure secrète, qui sera révélée en temps voulu. Il pourrait s’agir de la reconnaissance du christianisme orthodoxe comme religion d’État.
Cette surenchère s’explique par la situation difficile dans laquelle le parti au pouvoir se trouve après le passage en force de la loi sur « les agents de l’étranger » en mai dernier, largement contestée par la population géorgienne. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le parti d’Ivanichvili continue d’afficher l’objectif d’intégrer l’UE, mais « seulement avec dignité, paix et prospérité », comme le clame le slogan électoral de son parti. Le processus d’intégration européenne est non seulement entièrement gelé, selon les déclarations même des autorités bruxelloises (Josep Borrell), mais il pourrait même s’inverser (suspension du statut de candidat ou de l’accord sur la libre circulation). Pourtant, le RG continue d’entretenir l’illusion que sa politique est compatible avec les règles et valeurs européennes. Il explique les critiques de Bruxelles par la présence d’élites « libérales fascistes » à la tête de l’Union européenne (UE), dont le RG affirme espérer le remplacement par des forces souverainistes et conservatrices, comme celles dirigées par Victor Orban et Marine Le Pen.
Les raisons du basculement
Les causes du basculement du gouvernement géorgien vers l’autoritarisme et l’anti-occidentalisme sont diverses.
Il s’agit d’abord de l’accroissement des pressions russes, renforcées par l’invasion à grande échelle de l’Ukraine et l’obtention par la Géorgie du statut de candidat à l’adhésion à l’UE. Une autre raison tient à la politique intérieure : la crainte de perdre le pouvoir aux prochaines élections a rendu le régime géorgien plus fébrile. Or, la conservation du pouvoir semble le seul véritable objectif de M. Ivanishvili, qui construit un système de plus en plus corrompu et anti-démocratique, incompatible avec le processus de rapprochement avec l’UE.
L’organisation d’élections libres, transparentes et démocratiques en octobre prochain est compromise. En outre, la propagande du régime véhicule l’idée d’un Occident libéral hostile et oppressif cherchant à « détruire les traditions géorgiennes » et à entraîner le pays dans une guerre contre la Russie. Eu égard aux sympathies pro-européennes de la grande majorité de la population, le sabotage de l’intégration européenne semble la seule voie possible pour Ivanishvili. Affirmer vouloir rejoindre l’UE et contrevenir directement aux recommandations de la Commission aboutit au gel du processus de l’intégration par Bruxelles, ce qui alimente en retour le discours obsidional d’lvanichvili et de ses affidés, accusant l’Europe de repousser une Géorgie seulement coupable de défendre la paix, sa culture, son identité et sa religion.
Accélération d'un processus de long terme
Loin d’être une volte-face, l’orientation politique actuelle de la Géorgie est une intensification d’une dérive progressive vers l’autoritarisme et la sphère d’influence de Moscou. Ivanishvili, qui gouverne le pays depuis douze ans (au début en tant que Premier ministre, puis, à partir de 2013, en coulisse), a marqué, dès sa victoire aux élections d’octobre 2012, sa différence avec le régime précédent, clairement pro-occidental.
Pour apaiser Moscou, il a ouvert la porte à différents types d’influence russe. Ce sont d’abord les liens économiques (le commerce et l’accueil des investissements) avec la Russie qui furent restaurés, voire encouragés, faisant de celle-ci l’un des premiers partenaires économiques de la Géorgie dès 2017. Cette tendance s’est accentuée depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par Moscou en février 2022, puisque Tbilissi, qui ne s’associe pas aux sanctions européennes, permet leur contournement au bénéfice de la Russie. Les chiffres anormalement élevés du commerce entre la Géorgie et l’Arménie et entre la Géorgie et les pays d’Asie centrale indiquent que la destination finale des importations est la Russie. La Géorgie est ainsi devenue l’un des premiers exportateurs de véhicules de tourisme occidentaux en Russie et un pays de transit pour les voyageurs russes voulant rejoindre les pays européens.
La Géorgie s’est aussi progressivement désolidarisée de son allié ukrainien dès 2014-2015, lorsque le Premier ministre de l’époque, Irakli Garibashvili affirma dans une interview à la BBC que son pays, à la différence de l’Ukraine, menait un dialogue constructif avec Moscou et entendait régler les différends pacifiquement. Cette prise de distance vis-à-vis de Kiev s’est transformée en hostilité à peine voilée en 2022, avec le refus obstiné du pouvoir géorgien de critiquer la Russie pour ses actions. Les mesures et les déclarations hostiles envers les volontaires géorgiens combattant dans les forces armées ukrainiennes illustrent également cette orientation.
En douze ans de pouvoir, aucune mesure ne fut prise pour empêcher l’implantation des réseaux d’influence, d’espionnage et d’infiltration russes dans la société, l’État et l’armée du pays. La mise sous sanctions américaines de l’ancien procureur général du pays, Otar Partskhaladzé, « pour ses connexions avec le FSB dans le but d’étendre l’influence russe en Géorgie », illustre bien cette situation. Des organisations non gouvernementales, des nouveaux médias (comme la chaîne de télévision Alt-info), voire des groupes politiques ouvertement pro-russes (comme les partis Conservateur et Alliance des Patriotes) ont ainsi vu le jour et proliféré avec l’aval (et parfois le concours) des autorités géorgiennes.
L'ambiguïté à l'égard de l'Europe comme moyen de se maintenir au pouvoir
Depuis l’arrivée au pouvoir, et jusqu’à très récemment, le Rêve géorgien continuait de se présenter aussi bien auprès des Géorgiens que sur la scène internationale comme un parti engagé sur la voie de l’intégration européenne. Cette approche visait deux objectifs. À l’intérieur du pays, il s’agissait de ne pas s’aliéner la grande majorité des Géorgiens, pro-européens pour 80 % d’entre eux. À l’extérieur, ce positionnement entretenait une ambiguïté voilant l’orientation véritable du pays et laissant à la bureaucratie bruxelloise la possibilité de justifier le bien-fondé de la poursuite du processus d’intégration. En outre, cela obligeait la Commission européenne à modérer ses critiques vis-à-vis de Tbilissi pour éviter de le pousser davantage dans les bras de Moscou.
Les grandes orientations politiques du parti dépendent très largement de la sauvegarde des intérêts financiers et personnels de M. Ivanichvili, qui gère le parti comme son entreprise et ses membres comme ses employés. Le fondement de l’action politique d’Ivanichvili est la préservation de sa fortune personnelle. L’idéologie du parti, tout comme son orientation géopolitique ou encore son choix du type de régime politique sont volatiles. Ainsi, de parti de tendance sociodémocrate à ses débuts, le RG est devenu un parti d’extrême droite, proche du FIDESZ de Viktor Orban ; d’une formation politique « chérissant des valeurs européennes », celle qui dénonce « le fascisme libéral » et « le parti mondial de la guerre », comme l’affirme la propagande du RG.
La vision du monde d’Ivanichvili est façonnée par ses années de vie en Russie et par son passé d’oligarque russe. Contrairement à de nombreux Géorgiens, il n’a aucune inclination pour l’Europe et ses valeurs. Il considère l’Occident en général comme un acteur puissant parmi d’autres, avec lequel il est utile d’avoir de bonnes relations. En même temps, Ivanichvili a toujours considéré qu’il n’était pas dans son intérêt d’aller à l’encontre des intérêts du Kremlin, dont le pouvoir de nuisance économique et politique, y compris pour son propre empire économique, ne fait pas de doute.
Ivanichvili s’est toujours montré très déférant vis-à-vis de la Russie, rejetant la faute dans le déclenchement de la guerre de 2008 sur la Géorgie de Saakachvili et affirmant que l’Arménie voisine (alors très liée à la Russie) représentait un modèle à suivre pour Tbilissi. Ivanichvili s’est ensuite rendu compte que la société géorgienne, tout comme ses partenaires en coalition n’étaient pas prêts à une volte-face aussi brutale. Les Américains et les Européens ont fini par l’adouber et l’oligarque comprit qu’il était dans son intérêt de feindre une orientation pro-occidentale afin d’apaiser à la fois l’opinion publique et les chancelleries occidentales. Pour ces dernières, Ivanishvili représentait même un certain avantage puisqu’il affirmait que le conflit russo-géorgien n’était plus du ressort des Occidentaux et qu’il allait désormais se régler par un dialogue direct entre Tbilissi et Moscou.
Pendant des années, Ivanichvili donnait des gages à la fois aux Russes et aux Occidentaux, tout en renforçant en parallèle son emprise sur les institutions et l’économie géorgiennes. Cette politique a permis à Ivanichvili d’établir un contrôle total sur le système judiciaire et de répression, de purger sa coalition des éléments les moins dociles, et d’organiser les élections de façon de moins en moins démocratique sans qu’elles soient vraiment dénoncées par Bruxelles.
Conclusion
Avec l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, la pression venant de Moscou sur la Géorgie s’est renforcée, l’Ukraine n’ayant jamais été l’unique objectif du Kremlin. En parallèle, la domination de l’espace politique géorgien par le RG est devenue problématique, avec un système donnant des signes d’épuisement. Dans ce contexte, Ivanichvili connaît donc son « moment Yanukovich » ou son « moment Sarkissian » : tout comme pour ces deux dirigeants, respectivement ukrainien et arménien, l’ambiguïté devient intenable. Ivanichvili a donc fait un choix conscient et net en faveur de la Russie. Ce choix est motivé par l’augmentation des pressions russes, mais aussi par l’accroissement de la nature autoritaire du régime géorgien aux fins de la conservation du pouvoir. La réponse de la société géorgienne se fera connaître en octobre.
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