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Médias, politique et institutions : le grippage de la démocratie américaine

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Médias, politique et institutions : le grippage de la démocratie américaine
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L’élection du républicain Scott Brown au poste de sénateur du Massachusetts en janvier dernier est un coup difficile pour l’administration Obama. Avec cette élection, la majorité démocrate ne fait pourtant que passer de 60 à 59 sur 100 sénateurs. En bonne logique, cela ne devrait pas constituer un problème lors du vote des projets de loi présidentiels. Mais une dérive de procédure est à l’œuvre à la chambre haute de Washington, et la règle de la majorité simple n’est plus respectée.

Corps analyses

Vu de ce côté-ci de l’Atlantique, un tel dysfonctionnement est aussi surprenant que, rappelons-nous, les élections présidentielles de 2000. Cette fois-là, non seulement les machines à voter de Floride avaient prouvé leur obsolescence, mais George Bush remportait l’élection avec moins de suffrages que son adversaire - le plus constitutionnellement du monde dans le cadre d’un système de suffrage indirect reposant sur les Grands Electeurs.


Les institutions américaines réservent ainsi quelques surprises. Elles bénéficient néanmoins d’un immense respect dans le pays, qui rend difficile les corrections et les réformes. Cette attitude est due en premier lieu à l’importance de la Constitution dans l’histoire des Etats-Unis. Les travaux de rédaction du texte ont été entamés au lendemain de la déclaration d’indépendance et son adoption en 1787 est apparue comme la justification du nouvel Etat. Les institutions qu’elle met en place en dérivent une certaine intangibilité. S’y ajoute, dans un pays de common law, le rôle central de la jurisprudence. Celle-ci peut donner naissance à des décisions de droit qui, sorties de leur contexte, sembleront complexes et déraisonnables. La Constitution, qui reste un texte court et abstrait, entretient ce phénomène en laissant une grande place à l’interprétation des juges.


Ce risque de dérive dans un système institutionnel figé peut poser problème lorsque les forces politiques se radicalisent dans le pays. Or, c’est ce à quoi l’on assiste, par exemple sur le dossier de la réforme de santé : républicains et démocrates semblent résolus à ne pas trouver de compromis au centre de l’éventail politique. Il est préoccupant de voir se gripper certains mécanismes de la démocratie américaine.


41 élus sur 100 : une majorité républicaine au Sénat ? 


Une majorité démocrate de 59 sénateurs sur cent n’empêcherait pas le président de faire adopter ses propositions de loi si le "filibustering" n’était devenu incessant à la chambre haute. Le filibustering est une technique d’obstruction parlementaire qui est pratiquée au Sénat américain depuis le début du XIXème siècle : les sénateurs qui s’opposent à l’adoption d’une loi par la majorité peuvent discuter le texte et déposer des amendements sans limite de temps, rendant impossible le passage au vote. Seules les questions budgétaires, soumises aux procédures de reconciliation, échappent à ce genre de manœuvres.


Le réalisateur Frank Capra dénonçait déjà cette procédure dans son film de 1939 "Mr Smith au Sénat". On y voyait un James Stewart médusé assister aux préparatifs des sénateurs avant le début d’un interminable discours. En 1964, lorsque les sénateurs démocrates du sud se sont opposés à un projet de loi sur les droits civiques, ils ont mené un filibustering de 75 heures, dont un discours de 14 heures et 13 minutes prononcé par Robert Byrd (démocrate de Virginie Occidentale). Mais le record reste détenu par Strom Thurmond (démocrate puis républicain de Caroline du Sud) qui a prononcé en 1957 un discours de 24 heures et 18 minutes, également contre la réforme des droits civiques.


Or, depuis quelques années, les sénateurs ont tendance à entamer un filibustering sur à peu près tous les sujets. Il est vrai que la procédure est devenue virtuelle : un sénateur déclare entamer la procédure, mais n’a pas à occuper réellement le micro. La dérive a commencé sous le président G.W. Bush, lorsque l’opposition démocrate s’est opposée systématiquement à la nomination d’officiels par l’administration. Elle s’est aggravée en 2009, à l’occasion du débat sur la réforme de santé, qui a cristallisé les oppositions. Sheldon Whitehouse (sénateur démocrate de Rhode Island) indique ainsi que plus de cent actes de filibustering ou d’obstruction parlementaire ont été entamés en 2009. Cela ne s’est jamais vu dans l’histoire du pays, même pendant les années d’affrontement politique qui ont précédé la guerre de Sécession[1].


Depuis une réforme de procédure intervenue en 1975, il est possible de mettre fin au filibustering par un "vote de clôture" à la majorité qualifiée des trois cinquièmes, soit 60 sénateurs sur cent. Devant les obstructions permanentes, la clôture est donc régulièrement invoquée et il commence à être admis que la majorité au Sénat commence à 60 sénateurs. Une minorité de 41 sénateurs peut donc efficacement bloquer un projet de réforme. Les sénateurs étant au nombre de deux par Etat quelle que soit la population de celui-ci, il peut arriver que 41 sénateurs représentent encore bien moins que 41% de l’électorat.


Il faut voir dans cette pratique contraire à l’esprit de la démocratie le résultat d’un durcissement de la vie politique aux Etats-Unis. Les partis ne recherchent plus le compromis, mais jouent l’opposition à outrance. L’une des raisons de cette évolution tient sans doute à l’action des médias dans le pays.

Des médias excessifs


Les médias américains ne jouent plus un rôle fédérateur des opinions. Il est sans doute difficile d’enraciner des habitudes télévisuelles communes dans un pays qui a quatre fuseaux horaires. Mais avec l’arrivée des chaînes câblées et des réseaux internet, la multiplication des supports médiatiques a produit un éclatement et une radicalisation des commentaires politiques. Chaque télévision, radio, journal ou site internet en vient à servir une partie bien circonscrite de l’opinion, lui offrant les opinions qu’elle souhaite entendre et n’hésitant pas à les exagérer. Cette polarisation est vraie pour les petits comme pour les grands médias. Un sondage récent montre par exemple que la chaine Fox News est appréciée à 72% par les républicains et à 43% par les démocrates, alors que CNN ou MSNBC sont nettement préférées par les démocrates[2]. Le New York Times, de son côté, est apprécié par 39% des démocrates contre 16% des républicains (plus de 50% des sondés ne connaissent pas le journal). Ces supports pratiquent un journalisme politique qui tend à radicaliser les opinions de leurs auditoires[3].


L' effet des commentaires présentés par les journalistes les plus engagés est aggravé par le succès des nouvelles technologies de communication. Ainsi, chaque accusation ou rumeur disproportionnée lancée dans les médias est démultipliée par sa rediffusion tous azimuts sur les blogs, les réseaux Facebook ou autres et les messageries Twitter.


Or, puisque le Premier amendement à la Constitution, qui garantit la liberté d’expression, doit être respecté à la lettre, il est très difficile de condamner des personnes pour les propos qu’elles ont tenus. La Cour suprême avait ouvert une voie à la condamnation des " propos de combat " (fighting words) dans un arrêt de 1942, mais les interprétations subséquentes de cet arrêt n’ont cessé d’en limiter la portée. Ainsi, en 1969, la Cour a jugé que ni la pratique des opposants à la guerre du Vietnam consistant à brûler des drapeaux, ni les propos d’un chef du Ku Klux Klan appelant à la " vengeance contre les nègres et les juifs " ne pouvaient être condamnés[4]. Dans le premier cas, il ne s’agissait pas d’incitation à la violence, dans le second cet appel restait abstrait. Ainsi, il n’y a pas aux Etats-Unis d’équivalent à la loi française sur l’incitation à la haine raciale.


Cette évolution, qui semble dangereuse pour la cohésion de la nation, ravive le débat déjà ancien sur l’existence d’un pouvoir des médias sans aucune limite constitutionnelle, un pouvoir qui reste hors du système des checks and balances. La décision récente de la Cour suprême, sous la direction du chief justice John Roberts, d’autoriser le financement sans limite des campagnes électorales par des intérêts privés[5] démontre encore une fois le respect sans limite de la Constitution, puisqu’il s’agit à nouveau de garantir la liberté d’expression prévue dans le Premier amendement. Le droit de financer une campagne est assimilé au principe de liberté d’expression. Mais au-delà, cette décision de justice permettra de lancer des campagnes de publicité et de presse encore plus importantes, voire débridées. Dans le contexte actuel, cette décision ne laisse pas d’inquiéter.



[1] Carl Hulse et David M. Herszenhorn, " Senate Debate on Health Care Exacerbates Partisanship”, New York Times, 20 décembre 2009.
[2] “Press Accuracy Rating Hits Two Decade Low, Public Evaluations of the News Media: 1985-2009”, Pew Research Center, 13 septembre 2009.
[3] Louis Menand, “Chin Music”, The New Yorker, 2 novembre 2009.
[4] Arrêts cités : “Chaplinsky v. New Hampshire”, 1942 ; “Street v New York”, 1969; “Brandenburg v. Ohio”, 1969.
[5] “Citizens United v. Federal Election Commission”, janvier 2010.

 

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Laurence NARDON

Laurence NARDON

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Responsable du Programme Amériques de l'Ifri

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Les travaux de l’Ifri sur la région des Amériques concernent principalement les États-Unis, fournissant des clés de compréhension sur la politique intérieure et la société américaines afin de mieux appréhender les évolutions de la politique étrangère et de défense du pays ainsi les questions transatlantiques et commerciales. Un axe spécifique sur l’Amérique latine créé en 2023 permet de structurer une recherche plus active sur cette région. Un axe de recherche sur le Canada a été actif en 2015 et en 2016, dont les archives restent accessibles.

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