Les médias turcs aujourd'hui : que reste-t-il ?
Dans un contexte de forte instabilité sociale et politique, le pluralisme de l’information semble mis à l’épreuve en Turquie, comme en témoignent les fermetures de médias et les procès de journalistes de différents bords. Les commentateurs critiques soulignent la forte domination des pro-AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti pour la justice et le développement) dans le champ médiatique et le caractère résiduel de la libre parole en Turquie. Le gouvernement turc affirme pourtant qu’il existe une presse écrite et des chaînes télévisuelles et radiophoniques d’opposition.
En 2016, Reporters Sans Frontières (RSF) plaçait la Turquie au 151e rang sur 180 de son classement mondial de la liberté de la presse, juste derrière la Russie, le Mexique et le Tadjikistan. L’indice de RSF synthétise certes des paramètres variés, entre pression étatique et autres violences faites aux journalistes, mais le résultat amène évidemment à s’interroger sur la situation des médias dans un pays salué, il y a quelques années, pour ses remarquables progrès démocratiques.
Une libéralisation du champ médiatique récente
et inachevée
Le contrôle des médias turcs s’inscrit dans une continuité historique. C’est à la fin de l’empire ottoman qu’ont émergé de façon concomitante deux phénomènes encore présents aujourd’hui : l’époque voit à la fois l’apparition de médias d’opinion, avec une presse écrite active et engagée, représentée par des périodiques comme Tercüman-ı Ahval, Tasvir-i Efkâr ou Ibret ; et la volonté immédiate du pouvoir politique de les contrôler. La censure accompagne donc dès ses débuts la presse turque, notamment sous le règne du sultan-calife Abdülhamid II (1876-1909). Le passage à la République au xxe siècle, loin d’initier une quelconque libéralisation des médias, voit au contraire s’accroître la surveillance par l’État, les kémalistes canalisant consciencieusement la presse puis les premières chaînes de radio, qui se voient par exemple interdire de diffuser les musiques traditionnelles ottomanes – assimilées à l’ordre ancien.
Il faut attendre les années 1990 pour voir fleurir en Turquie des chaînes privées de télévision et de radio, qui profitent du relâchement du traitement autoritaire des décennies précédentes ; et c’est seulement dans les années 2000 que l’on assiste à une certaine libéralisation du monde médiatique. Le champ de la censure se réduit : en février 2002, l’article 312 du Code pénal, officiellement destiné à punir l’expression de la haine raciale ou religieuse mais officieusement souvent utilisé contre les partisans de l’islam politique ou de la cause kurde, est amendé et son application circonscrite. Peu après, l’arrivée au pouvoir de l’AKP s’accompagne d’une ouverture inédite, avec des réformes démocratiques qui améliorent la situation des médias. De 2002 à 2004, des « paquets de réformes » visant à faciliter le rapprochement avec l’Union européenne réaffirment le droit à la liberté d’information et autorisent l’usage de langues minoritaires, notamment le kurde, dans les médias. L’ajustement législatif s’est poursuivi jusqu’à ces dernières années : en 2013 et 2014, l’AKP a fait adopter de nouveaux amendements réduisant les peines encourues par les journalistes et le champ d’application des lois sur la presse.
Cependant, parallèlement, le parti a conservé plusieurs lois contraignant la liberté des médias, et en a même adopté de nouvelles à partir de 2014. En 2005 est voté un nouveau Code pénal, dont le très controversé 301e article prévoit six mois à deux ans de prison pour quiconque attaquerait publiquement la « nation turque », son armée, sa police ou ses institutions. Cet article 301 représente en réalité un relatif progrès car il reprend, en les atténuant légèrement, les dispositions de l’article 159 datant de 1926. En revanche, plusieurs dispositions adoptées en 2014 vont dans le sens d’un durcissement : en février, un amendement à la loi relative à internet, en facilite la censure ; en avril, c’est un amendement à la loi régulant les services secrets turcs (MIT) qui élargit leur marge de manœuvre, autorisant l’écoute des lignes téléphoniques, accordant l’immunité judiciaire à ses membres et prévoyant jusqu’à 10 ans d’emprisonnement pour toute enquête ou publication relative à leurs activités. Cette évolution législative inquiète d’autant plus que l’AKP a, en parallèle, étendu son contrôle sur les grands médias du pays.
Le poids de l’AKP dans la sphère médiatique turque
Ses 14 années d’exercice du pouvoir ont permis à l’AKP de renforcer son emprise, au départ assez faible, sur les médias turcs : presse, radio et télévision. Le processus s’est appuyé tout à la fois sur la création de nouveaux médias, favorables au parti au pouvoir, et sur la prise de contrôle de grands groupes médiatiques. Si l’on en croit Mehmet Koksal, de la Fédération européenne des journalistes, l’AKP contrôle désormais près de 80 % de la sphère médiatique turque.
Le groupe de presse Turkuvaz est le fleuron de cet empire médiatique patiemment élaboré par l’équipe actuellement au pouvoir. Il fait partie du grand conglomérat Çalık Holding dont le patron, Ahmet Çalık, est un proche de Recep Tayyip Erdoğan. Le groupe Turkuvaz possède les quotidiens Sabah (le deuxième du pays avec presque 330 000 tirages hebdomadaires, qui affiche une ligne éditoriale clairement conservatrice) et Takvim, (tirage à 105 000 exemplaires, pro-gouvernemental), ainsi que Yeni Asır, premier journal régional de Turquie avec 25 000 tirages. Jusqu’en 2013, le groupe possédait également la chaîne de télévision ATV, la première du pays en termes d’audience, avant que celle-ci ne passe sous le contrôle du groupe Kalyon, proche également de l’AKP. La sphère médiatique pro-gouvernementale inclut aussi le groupe Albayrak Holding dont le journal Yeni Şafak (tirage : 110 000) s’est fait remarquer par ses postures très conservatrices. Quant au groupe Doğuş, qui possède la troisième chaîne télévisuelle du pays, Star TV, et une dizaine de stations radios, il appartient à Ferit Şahenk, ami personnel du président Erdoğan.
Au-delà de ces liens sociaux et amicaux directs, plusieurs médias affichent un soutien plus ou moins direct à l’AKP ou plus généralement aux milieux conservateurs. C’est le cas du journal Milliyet (tirage : 140 000), qui a licencié plusieurs de ses collaborateurs critiques envers le gouvernement en 2012 et 2013, ou de Star (tirage : 100 000), saisi par le gouvernement en 2004 suite à l’insolvabilité financière du groupe Uzan auquel il appartenait, et désormais propriété de Tevhi Karakaya, ancien candidat de l’AKP aux élections législatives. Des chaînes de télévision, comme TRT1, ou des stations de radio, comme TGRT FM, partagent cette posture de soutien discret. De plus petits journaux jouent quant à eux un rôle d’aiguillon, allant sur certains sujets beaucoup plus loin que les positions gouvernementales et ouvrant parfois des débats très clivants, comme Yeni Akit (tirage : 30 000) ou Diriliş Postası (tirage : 36 000) – ce dernier appelle par exemple régulièrement à réviser les frontières issues du traité de Lausanne.
En dépit de cette emprise croissante sur de larges pans du monde médiatique, le gouvernement turc estime que le pluralisme n’est pas menacé, le Premier ministre Binali Yıldırım ayant même déclaré fin 2016 n’avoir « aucun problème avec la liberté de la presse » et la défendre « jusqu’au bout ». Surtout, les partisans de l’AKP insistent fréquemment sur l’existence de médias d’opposition toujours vivaces et s’adressant à un large public.
Une opposition médiatique sous pression
Le groupe Doğan est ainsi traditionnellement vu comme indépendant du pouvoir ; son titre phare est Hürriyet, premier quotidien du pays avec 330 000 tirages, d’inspiration libérale et séculariste. Le groupe possède également le troisième quotidien de Turquie, Posta (tirage : 280 000), parfois présenté comme un organe d’opposition par les proches de l’AKP, mais qui relève davantage du tabloïd. Il est également propriétaire de trois radios et de Kanal D, quatrième ou cinquième chaîne de télévision la plus regardée du pays, mais qui n’est pas dans une attitude d’opposition. Au contraire, la chaîne a licencié, le 10 février 2017, un de ses animateurs, İrfan Değirmenci, qui avait fait connaître sur Twitter son opposition à la réforme constitutionnelle voulue par Recep Tayyip Erdoğan. Plus généralement, l’indépendance du groupe Doğan se voit parfois remise en cause, notamment depuis que sa nouvelle directrice, Arzuhan Doğan Yalçındağ, a été cooptée par l’AKP au sein d’un comité de « sages » chargé de mener les négociations de paix avec le PKK (Partiya Karkerên Kurdistan, Parti des travailleurs du Kurdistan).
Jusqu’en 2007 le groupe Doğan possédait également le quotidien Sözcü, qui est devenu depuis un titre indépendant. Quatrième journal le plus lu de Turquie, avec 270 000 tirages hebdomadaires, Sözcü est le principal quotidien d’opposition du pays. Beaucoup plus offensif qu’Hürriyet, il défend une posture kémaliste traditionnelle, extrêmement critique à l’égard du gouvernement et de l’AKP. Mais il est l’un des derniers journaux du pays à pouvoir tenir cette ligne.
La dégradation du contexte sécuritaire, sous l’effet combiné de la guerre civile syrienne, des violences entre l’armée et le PKK, et de la guerre larvée qui oppose le gouvernement à la confrérie religieuse de Fethullah Gülen, ont indéniablement mis les médias d’opposition sous pression croissante depuis 2010. L’une des victimes les plus importantes en a été le quotidien kémaliste Cumhuriyet (tirage : 45 000), un des journaux d’opposition les plus réputés. Son rédacteur en chef Can Dündar et son chef de service à Ankara Erdem Gül ont été poursuivis et condamnés à de lourdes peines de prison suite à la divulgation par le journal, le 29 mai 2015, d’informations concernant un trafic d’armes vers la Syrie impliquant les services secrets turcs. Peu après, le premier quotidien du pays, Zaman, se voyait mis sous tutelle judiciaire. Proche du Hizmet, la confrérie de Fethullah Gülen, le journal a solidement soutenu l’AKP pendant ses premières années au pouvoir, avant de s’en distancier lorsque Recep Tayyip Erdoğan a rompu avec les gülénistes. Le coup d’État manqué du 15 juillet 2016, dont la responsabilité a été imputée par le gouvernement au Hizmet, a hâté la répression. De nombreuses chaînes de télévision ont été fermées, non seulement gülénistes, comme Samanyolu, Bugün TV ou Yumurcak TV, mais également kémalistes, comme Kanaltürk, en redressement judiciaire depuis 2015. Ces fermetures massives permettent de faire pression sur les chaînes restantes, comme Fox TV, cinquième télévision du pays, réputée critique envers le pouvoir. De nombreuses télévisions et radios émettant en kurde ont aussi été fermées, au prétexte d’une proximité réelle ou supposée avec le PKK : on peut citer IMC TV, qui avait couvert les bombardements turcs sur les villes kurdes en 2015, mais aussi Govend TV ou Zarok TV, qui se limitaient à des programmes culturels. Parmi les autres médias en langue kurde, le journal Özgür Gündem, également accusé de proximité avec le PKK, a été interdit en août, mesure immédiatement suivie de l’investissement de ses locaux et de l’arrestation de son directeur en chef, Zaner Kaya, ainsi que d’autres journalistes venus couvrir l’événement.
Un enjeu majeur pour l’avenir de la société turque
Ces évolutions pèsent sur le pluralisme de l’information. Après avoir permis une libéralisation réelle dans ses premières années, l’AKP prend le contrôle de la sphère médiatique, jouant de ses relations et d’une législation sévère, appliquée sans freins. Si les médias d’opposition sont encore tolérés, leur espace d’expression se réduit drastiquement depuis quelques années, avec des limitations marquées sur les sujets les plus sensibles : la Syrie, la question kurde, la confrérie de Fethullah Gülen. En conséquence, les journaux, radios et télévisions dont l’approche sur ces thèmes diffère le plus de la doxa gouvernementale – ceux qui affichent une identité kurde ou une allégeance güléniste marquées – sont les plus exposés à la censure et la répression. En parallèle, les médias d’opposition, qu’ils soient d’inspiration kémalistes ou, davantage encore, marxistes et anticapitalistes (courant traditionnellement très actif en Turquie, malgré son extrême fragmentation), font également face à des difficultés croissantes.
La réduction et l’homogénéisation de la sphère médiatique influent sur le niveau du débat public en Turquie. Les lieux possibles pour articuler son désaccord avec le gouvernement sont désormais comptés ; la démocratie sociale s’érode progressivement, sur fond de resserrement institutionnel. Réduite à la ligne gouvernementale, l’information perd en outre en dimension, en nuance et en fiabilité. La difficulté d’accès aux faits et la moindre qualité des analyses pourraient finalement altérer la vision de l’équipe au pouvoir elle-même.
Au-delà des médias traditionnels, le contrôle des médias en ligne devient un enjeu croissant. Des émetteurs inédits prennent de vitesse les autorités, et le web fourmille désormais de journaux et de chaînes vidéo, comme Diken, Haberdar ou encore Medyascope. Si ces médias en ligne sont loin de tous s’afficher ouvertement comme d’opposition, ils sont animés par différentes couches de la société et peuvent refléter des courants d’opinion (kémaliste, kurde ou marxiste) dont la visibilité dans les médias traditionnels décline. Leur succès et l’absence de réponse efficace du gouvernement témoignent à tout le moins de la vitalité persistante de la société civile en Turquie.
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