L'équation énergétique polonaise
La Pologne se trouve dans une situation énergétique unique en Europe : 80 % de son électricité est produite au charbon et contrairement à ses voisins, elle n'a pas de centrales nucléaires. Pendant longtemps, seul l'accès au gaz russe lui permettait de couvrir une partie de sa demande significative de gaz, par le biais d'un contrat de long terme entre Gazprom et PGNiG, la société nationale polonaise.
La Pologne a subi plusieurs situations de tensions ou ruptures d'approvisionnements gaziers depuis 2004. En outre, elle estime avoir payé, au cours des dernières années, son gaz russe entre 10 % et 40 % de plus que le prix moyen que facture Gazprom à ses clients allemands. C’est pourquoi depuis dix ans, la Pologne cherche à se défaire de l'emprise de Gazprom et à importer du gaz moins cher. De manière inédite, son nouveau gouvernement s’est même fixé comme objectif de ne pas renouveler le contrat de long terme liant PGNiG avec Gazprom, qui expire en octobre 2022.
La diversification des approvisionnements gaziers
La production intérieure couvre un peu plus du quart des besoins, qui s’élèvent à 17 milliards de mètres cube par an (Gm³/an). PGNiG a importé 11 Gm³ en 2016 auprès de Gazprom. C’est l’équivalent des importations de la France auprès du géant russe, mais la France, qui consomme plus, a d’autres fournisseurs importants. Partageant une frontière avec la Biélorussie, la Russie et l’Ukraine, la Pologne veut aussi réduire la dépendance au gaz russe pour ne pas renforcer les revenus de l’État russe. Le projet Nord Stream 2 est dénoncé par les autorités polonaises qui estiment qu’il renforcera les positions de Gazprom en Allemagne et en Europe centrale et va à l’encontre de l’objectif européen de diversification des approvisionnements et de soutien à l’Ukraine, dont le rôle pour le transit de gaz russe sera fortement réduit. Pour Gazprom et ses partenaires (Engie, Shell, Uniper, OMV, Wintershall), il s’agit au contraire d’un projet privé qui va renforcer la position de hub gazier de l’Allemagne, premier client de Gazprom, et qui vise notamment à répondre à l'accroissement des exportations de gaz russe qu'anticipent Gazprom et ses partenaires sur le long terme.
Une première opportunité de rupture de cet étau gazier russe s’est révélée être un échec. L’eldorado des gaz de schiste en Pologne, au tournant de la décennie passée, a été un mirage. La Pologne se voyait même produire pour exporter du gaz aux voisins. Mais face aux réalités sociétales, géologiques, économiques et une mauvaise gestion par le gouvernement du cadre fiscal, les sociétés du secteur ont renoncé à investir et poursuivre leurs forages.
La Pologne a cependant su changer de pied : pour 1 milliard d’euros, l’opérateur de réseau Gaz System a fait construire un terminal de regazéification de gaz à Swinoujscie, à côté de la frontière allemande. Entré en service en juin 2016 et doté d'une capacité de 5 Gm³/an, ce terminal permet désormais à la Pologne d’importer du GNL en provenance du monde entier. Déjà, 20 navires méthaniers, pour l’essentiel en provenance du Qatar, y ont déchargé du gaz liquide, acheté par PGNiG à travers deux contrats portant sur un total de 2,7 Gm³/an. Si l’on y ajoute les quelques achats de cargaisons spot (de court terme) et le projet d’agrandissement des capacités du terminal qui sera prochainement réalisé, 40 % des besoins gaziers du pays pourront être couverts en 2020 par ce terminal dont la capacité totale sera portée à 7,5 Gm³/an. Saisissant l'opportunité liée à l'essor global du marché du GNL, PGNiG pourrait encore conclure des contrats supplémentaires, comme avec la société américaine Cheniere.
Le terminal approvisionne déjà une flotte de camions qui transportent des petits volumes de GNL vers des clients non connectés au réseau. Des études sont en cours pour évaluer la faisabilité de trois projets connexes : réexporter une petite partie du GNL dans de petits méthaniers pour desservir des petits terminaux dans les pays scandinaves de la région ; et vendre du carburant plus propre aux navires et ferry de la Baltique, où la législation environnementale européenne a imposé des normes très restrictives sur les émissions de soufre ; enfin, développer un terminal ferroviaire de transport de GNL, permettant d'acheminer des conteneurs vers des clients dans tout le pays et au-delà. Gazprom n’est d’ailleurs pas en reste et envisage aussi de construire des petits terminaux d’exportation de GNL dans la région, à Kaliningrad et à Ust-Luga, pour approvisionner un marché autour de la mer Baltique appelé à se développer. S’ils sont réalisés, ces investissements devraient accroître l’utilisation et la rentabilité du terminal Polskie LNG, qui pourrait avoir un taux d'utilisation parmi les plus élevé : en 2016, les terminaux de regazéification en Europe n’étaient utilisés qu’à hauteur de 25 % de leur capacité en moyenne, d’une part parce que la consommation totale stagne et, de l’autre, parce que Gazprom a une stratégie de prix très compétitive avec des exportations en hausse. Ces investissements peuvent aussi représenter une opportunité pour le chantier naval de Szczecin, qui était jusque dans les années 1990 l’un des premiers en Europe et qui entend se redévelopper après des années de fermeture.
Reste encore à couvrir 10 Gm³/an de consommation, voire davantage car la demande de gaz en Pologne augmente. Sachant que la production intérieure a atteint 5 Gm³ en 2016, dont 4 Gm³ produit par PGNiG et devrait être stable d’ici à 2025, la Pologne doit encore pouvoir importer 6-9 Gm³ de gaz en provenance d'autres sources. Pour y parvenir, la Pologne veut construire un gazoduc visant à se raccorder au réseau de gazoducs norvégiens, via le Danemark. Ce projet de gazoduc sous-marin, porté par les sociétés Gaz System (Pologne) et Energinet (Danemark) est inscrit sur la liste des projets prioritaires européens. Il doit être mis en service à l’horizon 2022 et être doté d’une capacité comprise entre 5 et 10 Gm³/an. Il convient aussi de mentionner que la Pologne développe les interconnections gazières avec ses voisins, notamment avec l’Ukraine, un marché deux fois plus important que le marché polonais et qui s’européanise via le Traité de la Communauté de l’énergie. L'objectif est de permettre, à terme, à l’Ukraine d’importer davantage de gaz provenant de Pologne et potentiellement importé via le terminal GNL ou le gazoduc Baltic pipeline.
Ces projets pourraient bien affaiblir les positions de Gazprom qui pourrait bien perdre, à terme, l’un de ses premiers clients en Europe. Si PGNiG est un petit client de Gazprom comparé à Engie, Uniper, ENI ou Botas, c’est son premier acheteur (environ 2 milliards de dollars en 2016) dans cette région de l’Europe centrale et orientale qui consomme environ 80 Gm³/an, ce qui est loin d’être négligeable sachant que Gazprom a déjà perdu Naftogaz, son meilleur client pendant la période 2009-2013.
Est-ce véritablement dans l'intérêt de la Pologne de se priver du gaz russe ? Disposer de capacités d’importations alternatives ne signifie pas que ces capacités seront pleinement utilisées. Gazprom a déjà réagi à la fin de son monopole d’exportation de gaz en offrant des tarifs plus compétitifs. Pour l’instant, une part importante du GNL américain n’est pas compétitive en Europe et le gaz qatari n’est pas non plus bon marché par rapport au gaz russe. Mais avec Polskie LNG et le Baltic pipeline, la Pologne met le fournisseur russe sous pression et renforce sa sécurité d’approvisionnement, quitte à payer un premium sur le GNL qui est compensé par la meilleure position de négociation face à Gazprom et la production intérieure de gaz à prix relativement faible. Toutefois, continuer d'importer du gaz russe permettrait de mettre aussi les fournisseurs GNL sous pression, tels que le Qatar et il n’est pas dit que Gazprom ne cherche pas à fidéliser PGNiG : ainsi, la Lituanie a aussi installé un petit terminal d’importation de GNL, et Gazprom s’est empressée de baisser le prix de ce gaz. Le marché du GNL n’est pas exempté de risques géopolitiques et commerciaux : le tiers des fournisseurs mondiaux, à l’horizon 2020, sont situés dans des zones de tensions géopolitiques. Une partie non négligeable des capacités d’exportation globales sont également soit à l’arrêt, soit sous utilisées. A minima, PGNiG pourra toujours chercher à importer du gaz russe via des contrats spot, mais cela pourrait être plus cher qu’au travers d’un contrat structurant, même sur de faibles volumes et une durée de moyen terme. Reste à voir également si le nouveau gazoduc en provenance de Norvège sera rempli : PGNiG va investir massivement dans ses gisements norvégiens, mais n’envisage qu’une production propre en Norvège de 2,5 Gm³/an à terme, contre 0,5 Gm³/an actuellement. Enfin, le marché gazier polonais reste fortement concentré aux mains de la société nationale PGNiG, au travers notamment d’une obligation de stockage qui limite les possibilités d'entrée sur ce marché. Ayant déjà rompu l'étau gazier russe, le gouvernement polonais gagnerait dès à présent à favoriser la concurrence en assouplissant cette contrainte.
Le défi du charbon
Si la Pologne progresse ainsi rapidement dans le renforcement de la sécurité de ses approvisionnements gaziers, l’européanisation de ses politiques énergétiques présente un bilan plus contrasté. Le charbon représente 80 % de la production d’électricité (contre 97 % en 1995), dont un tiers de capacités au lignite, mais il n’y a pas de véritable stratégie réaliste de long terme pour réduire cette part : une stratégie énergétique à l’horizon 2050 n’a jamais été réalisée et le gouvernement considère son bouquet électrique au charbon comme un gage de sécurité d’approvisionnement. Il entend aussi préserver les 400 000 personnes qui en dépendent. Autre paradoxe : tandis que la Pologne veut se débarrasser du gaz russe, elle importe du charbon de Russie, très compétitif, ainsi que la quasi-totalité du pétrole qui approvisionne ses raffineries, pour un total d'environ 5 milliards de dollars en 2016. Des progrès importants ont été réalisés pour développer les capacités de production éoliennes (6 GW installés, contre environ 12 GW en France) et la Pologne pourrait atteindre son objectif européen de 15 % de consommation finale couverte par les énergies renouvelables en 2020 (environ 13,5 % actuellement, tandis que la France doit atteindre 23 % et n’en est qu’à 16,5-17 % environ), mais les investissements ralentissent, alors que davantage d’efforts seront requis pour la période 2030 et surtout, 2050. Si la Pologne a vu ses émissions de CO2 baisser de 20 % depuis 1990 principalement du fait des changements de structure de l’économie, les baisser davantage durant la période 2020-2030 va s’avérer difficile si aucune stratégie n’est en place. De surcroît, le pays entend progressivement concentrer tous les grands actifs de production d’électricité aux mains de la société étatique PGE dont il reste à voir si elle va effectuer les investissements nécessaires pour notamment poursuivre la modernisation de ses centrales à charbon. Davantage de progrès pourraient être réalisés dans le domaine de l’efficacité énergétique car l’intensité en carbone de son économie reste élevée. Ainsi, seuls 5,5 milliards d'euros du Fonds européen de cohésion, sur un total de 77,6 milliards d'euros alloués pour la période 2014-2020, sont destinés à l'efficacité énergétique. La Pologne pourrait devenir un large marché pour les sociétés de services en efficacité énergétique. Les secteurs de l’habitat et du chauffage collectif doivent être prioritaires et requièrent des mesures d’incitation et de soutien plus fortes. Enfin, la Pologne souhaite promouvoir un projet de centrale nucléaire : s’il est effectivement poursuivi, il sera long à être réalisé et ne changera pas la donne. Dans ce contexte, il est surprenant que le gouvernement désire promouvoir l’électro-mobilité et compter 1 million de véhicules électriques en 2025, alors que cette électricité proviendra pour l’essentiel du charbon et produit dans des centrales vieillissantes. Les émissions économisées d’un côté risquent de se retrouver de l’autre. Le préalable devrait être la préparation d'une stratégie électrique consensuelle de long terme qui prévoit la reconversion progressive des emplois liés au charbon vers les énergies vertes et l’efficacité énergétique et qui tire pleinement parti de la forte baisse des coûts de l’éolien principalement ainsi que des progrès réalisés dans les technologies de stockage. Enfin, la Pologne pourrait gagner à accroître sa production de biogaz.
Ainsi, l’équation énergétique polonaise est complexe du fait du poids du charbon dans le bouquet électrique. Si des réelles avancées ont lieu dans le domaine gazier, le rôle des énergies renouvelables et de l’efficacité énergétique pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et renforcer la sécurité énergétique mérite d’être encore davantage renforcé.
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