Le Liban face à l’épidémie du COVID-19 : une catastrophe de plus ?
Au Liban, la propagation du COVID-19 reste relativement limitée. À la mi-avril, le pays a enregistré 670 infections et 21 décès pour une population d’environ 7 millions d’habitants.
Un succès que les autorités libanaises doivent avant tout à l’imposition de mesures de contrôle draconiennes. Dès le début du mois de mars, peu après le premier cas d’infection, celles-ci ont fermé les établissements scolaires et universitaires, les lieux publics, puis les frontières terrestres et l’aéroport international de Beyrouth, avant d’instaurer un couvre-feu nocturne.
Un système de santé fragmenté et inégalitaire
Le gouvernement a toutefois été accusé, à tort semble-t-il, de censurer le nombre réel de personnes infectées sur fond de politisation de la pandémie, de regain des tensions confessionnelles, et de surenchère religieuse. En réalité, la crise sanitaire vient amplifier une crise économique sans précédent doublée d’une impasse politique. Le Premier ministre Saad Hariri a été acculé à la démission par le hirak, le mouvement de protestations populaires massives qui a éclaté en octobre 2019. Un gouvernement de technocrates dirigé par Hassan Diab lui a succédé mais ce dernier ne dispose ni de l’autorité suffisante, ni des moyens nécessaires pour répondre à l’urgence.
À défaut de capacités de dépistage et de prise en charge des malades par le système de santé public, la stratégie gouvernementale mise avant tout sur la prévention pour maîtriser l’épidémie. Dominé par un puissant secteur privé qui n’a rien à envier à celui des pays développés, le système de santé libanais souffre de fragmentation et échappe largement à la réglementation des autorités sanitaires. Il se caractérise par une médecine libérale chère et commerciale aux côtés d’un secteur public sous-financé, saturé, et souffrant d’un stigmate d’incompétence aux yeux de la population. Le Liban consacre 8 % de son produit intérieur brut (PIB) à la santé mais l’État n’y contribue qu’à hauteur d’un tiers, un tiers étant couvert par les assurances privées et les caisses alimentées par les cotisations individuelles, et un autre tiers payé par les patients eux-mêmes. La moitié de la population, ne disposant d’aucune couverture médicale publique ou privée, est laissée de côté.
En raison des mesures d’austérité budgétaire, l’État éprouve de plus en plus de difficultés à rembourser les sommes colossales qu’il doit au secteur hospitalier privé correspondant à des arriérés de frais d’hospitalisation des fonctionnaires. Les établissements publics assurent en effet moins de 20 % des lits d’hôpital sur tout le territoire. L’aide extérieure d’urgence se limite pour le moment à des fournitures de matériel de protection en petites quantités et à une enveloppe de 40 millions de dollars, débloquée par la Banque mondiale sous la forme d’un prêt.
Un État en faillite ouverte
La crise du COVID-19 met véritablement à nu le système libanais : elle révèle l’incurie et la corruption du mode de gouvernance qui a prévalu depuis la sortie de la guerre civile (1975-1990), en particulier la « loi de la négligence » en matière d’infrastructures publiques. Bien que composé de technocrates, l’actuel gouvernement demeure prisonnier des mêmes équilibres partisans et confessionnels et de l’oligarchie politico-financière qui les sous-tend. Il hérite de la crise multidimensionnelle que traverse le pays depuis l’automne 2019 et que le hirak, en revendiquant une refonte de fond en comble du système confessionnel qui a mené l’État à la faillite, a fait éclater au grand jour.
Au début de l’année 2020, la dette souveraine a atteint 171 % du PIB, précipitant une cessation de paiement des échéances de toutes les obligations d’État en devises étrangères, une première dans l’histoire du pays. L’assèchement des réserves de la Banque centrale a entraîné à son tour une dévaluation vertigineuse de la livre libanaise. Inflation à deux chiffres (estimée à 25 % pour 2020) et récession de grande ampleur plombent désormais une économie peu productive, hypertrophiée par le secteur tertiaire, en particulier bancaire, et très dépendante des importations. Les banques libanaises qui affichaient des profits astronomiques depuis le milieu des années 1990 sont, elles aussi, en quasi-faillite : leur exposition à la dette publique représente sept fois et demi leurs fonds propres en plus des créances douteuses du secteur privé, notamment sur la construction immobilière. Elles répercutent désormais de manière arbitraire leur pénurie de liquidités sur les déposants en imposant des restrictions draconiennes sur les retraits d’argent en dollars et les transferts vers l’étranger. L’épidémie du coronavirus, comme le hirak du 17 octobre qui l’avait précédée, leur fournit un prétexte de plus pour fermer les guichets et repousser à plus tard le moment où les pertes colossales devront être réparties entre actionnaires et déposants.
L’actuel gouvernement n’a aucun plan économique pour éviter la catastrophe sociale et pallier les conséquences de l’arrêt quasi-total des activités. La chute des recettes publiques (d’ores et déjà estimée à 40 % pour l’année 2020) n’autorise aucune politique d’aide aux chômeurs et aux segments les plus vulnérables de la population en dehors de la distribution ponctuelle d’une modeste enveloppe financière et d’un panier alimentaire. Pour les camps de réfugiés palestiniens et syriens, le gouvernement se décharge sur les organisations internationales (Organisation mondiale de la santé - OMS, Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient - UNRWA, Fonds des Nations unies pour l’enfance - UNICEF...). Les secteurs sinistrés du commerce, de l’hôtellerie, et de la restauration, frappés de plein fouet, ne pourront compter que sur leurs propres ressources. L’arrêt de la production et la contraction des importations menacent également les petites entreprises de faillites en chaîne.
Le répit communautariste
Dans ce contexte, l’épidémie ne peut que profiter au système politique confessionnel qui resserre son étau sur la société libanaise. D’une part, elle a provoqué l’arrêt provisoire du mouvement de protestations, le gouvernement ayant profité du confinement pour démanteler les tentes dressées par les manifestants dans les centres-villes de Beyrouth et de Tripoli. D’autre part, l’impuissance des institutions étatiques permet aux leaderships confessionnels et à leurs appareils partisans, de redorer leur blason en s’imposant, de nouveau, comme la seule alternative. En effet, ces derniers se sont montrés prompts à mobiliser leurs ressources logistiques et à canaliser les flux caritatifs pour faire face à l’épidémie et apporter une aide appréciable à la population. La nature clientéliste du système libanais en sort encore une fois revigorée.
Le Hezbollah, qui dispose de moyens importants et d’un grand savoir-faire dans le quadrillage de la société, a été le premier à annoncer des mesures d’urgence par la voix de son Secrétaire général, Hassan Nasrallah. Son Comité islamique de santé, structure du parti qui chapeaute des hôpitaux et des dispensaires, a déployé une équipe médicale et paramédicale forte de 24 500 personnes (chiffre avancé par le parti). Il a testé et mis en quarantaine les voyageurs en provenance d’Iran (cadres du parti, hommes d’affaires, touristes, etc.). Il a aussi mené des campagnes de désinfection des rues et des espaces publics dans la banlieue sud de la capitale, au sud du pays et dans la plaine de la Bekaa. Les autres forces politiques telles que le mouvement chiite Amal, le Courant patriotique libre du Président Michel Aoun (CPL) et les Forces libanaises de Samir Geagea (FL) lui ont emboîté le pas à travers leurs organisations (défense civile, organisations non-gouvernamentales - ONG, fondations caritatives, scouts, etc.) ou les municipalités qu’ils contrôlent. Toutes ont mené des campagnes de désinfection, distribué des gels hydro-alcooliques et des denrées alimentaires aux personnes vulnérables ou en quarantaine et fourni du matériel médical aux hôpitaux implantés dans leurs fiefs respectifs. Il en résulte indéniablement une fragmentation du territoire qui rappelle les années de guerre civile. Par peur de la contagion, les régions se ferment à l’autre communautaire, considéré comme un « étranger » en plus d’être une menace. Des groupes paraétatiques s’arrogent ainsi les prérogatives des forces de l’ordre, érigent des barrages, et contrôlent les habitants (prise de la température corporelle) aux entrées et aux sorties de leurs enclaves.
En dehors de ces circuits, la société civile se mobilise fortement et réactive des solidarités de substitution, notamment en sollicitant l’aide financière de la diaspora libanaise.
Aussi louables qu’elles soient, les initiatives partisanes, communautaires, ou civiles, ne suffiront pas à absorber le choc du COVID-19 et du naufrage de l’économie qui l’avait précédé à moins d’une restructuration de la dette publique et d’un changement du mode de gouvernance. Les autorités savent qu’elles ne pourront pas imposer un confinement de longue durée aux familles qui dépendent de l’économie informelle et du travail journalier pour leur subsistance. Le chômage et la pauvreté antérieurs à la propagation du virus explosent désormais. Selon les sources, 40 % à 50 % de la population libanaise vit en dessous du seuil de pauvreté. Pour le gouvernement libanais, il s’agit là d’une véritable bombe à retardement qui risque de faire passer l’épidémie du COVID-19 pour un épiphénomène dans la traversée des catastrophes qui attend le pays.
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