Le Japon, « modèle » en matière de prévention des catastrophes ?
Les 3 et 4 juin 2019, la préfecture de Guadeloupe et ses partenaires ont organisé des « journées japonaises » de prévention des catastrophes telluriques, pour la première fois dans l’île et plus globalement en France.
L’objectif affiché était de se préparer aux risques sismiques et volcaniques « comme au Japon[1] », en mettant notamment en avant les événements de prévention qui se tiennent annuellement dans l’archipel nippon autour du 1er septembre, date du tremblement de terre du Kanto de 1923 (105 000 morts et disparus). Le programme s’articulait autour de trois temps : une conférence ouverte à tous pour « présenter l’état des connaissances scientifiques actuelles sur le risque volcanique » ; des ateliers thématiques « pour approfondir la réflexion entre spécialistes » ; des exercices faisant « travailler ensemble tous les acteurs compétents ».
Cet événement est bienvenu, compte tenu des nombreux phénomènes naturels dans les territoires ultramarins, dont les Antilles et La Réunion. La France métropolitaine est d’ailleurs également concernée par des aléas potentiellement destructeurs, comme des tempêtes, des inondations, des glissements de terrain, des avalanches, des canicules, mais aussi des séismes. La Métropole est ainsi touchée, chaque siècle, par un ou deux séismes majeurs, c’est-à-dire similaires à celui de l’Aquila (Italie) en 2009, comme le rappellent les auteurs du récent ouvrage Quand la Terre tremble[2]. Ces derniers relèvent toutefois une « perte de conscience de l’importance du risque sismique dans la mémoire collective », élément qui participe à l’accroissement de la vulnérabilité de la population.
Dans le cadre de ces « journées japonaises », les organisateurs et les médias français qui s’y sont intéressés ont notamment mis en avant la « culture du risque » au Japon, pays considéré comme un « modèle » ou un « exemple » en matière de prévention des catastrophes naturelles. Or le fait de prendre le Japon pour un idéal, en s’appuyant principalement sur quelques éléments a priori positifs (une journée de prévention, une « culture du risque ») a de quoi susciter des interrogations, au vu de l’état actuel et réel, au-delà du cliché, de la prévention dans l’archipel nippon.
Une culture de la prévention des catastrophes
Au préalable, il paraît utile de revenir et définir le terme de « culture du risque », employé par la préfecture de Guadeloupe, en dépit de son caractère complexe. Selon le ministère français de l’Environnement, il s’agit de « la connaissance par tous les acteurs (élus, techniciens, citoyens, etc.) des phénomènes naturels et l’appréhension de la vulnérabilité[3] ». La géographe Magali Reghezza-Zitt, spécialiste des risques, indique que la culture du risque est « une façon spécifique de percevoir et de concevoir le danger, de l’accepter et d’interpréter son existence ou ses manifestations[4] ».
Or les Japonais ne parlent pas de « culture du risque », même si le terme de « risque » existe. Ils emploient en revanche les termes « culture des catastrophes » et « culture de la prévention/réduction des catastrophes » qui en découle. Il s’agit globalement de mesures culturelles et de pratiques quotidiennes de prévention, développées dans les différentes communautés régulièrement touchées par des catastrophes. Il existe d’ailleurs des variations en fonction des aléas et des régions. Se distingue ainsi, par exemple, une culture des inondations particulière dans l’arrondissement Katsushika à Tokyo, entouré et traversé par des cours d’eau, ou encore une culture de prévention des catastrophes tsunamiques sur les côtes du Sanriku, le long de l’océan Pacifique. L’objectif est en tout cas de transmettre un héritage et de vivre en évitant au maximum les dangers.
La culture des catastrophes ou de la prévention des catastrophes s’appuie donc sur de nombreux événements vécus par les habitants d’un même territoire et les leçons qui en sont tirées. La culture du risque, en revanche, repose sur un potentiel et une représentation du réel. Il paraît donc difficile d’accorder une culture du risque française à une culture des catastrophes japonaise, d’autant plus que les comportements des populations, l’appréciation des phénomènes naturels et la perception des risques varient selon les pays et les régions. S’il est donc illusoire d’adopter une même culture, il est toutefois possible de s’inspirer de ses différents aspects.
Des pratiques multiples, qui ne se limitent pas aux « journées de prévention »
Les traits de cette culture japonaise de la prévention des catastrophes sont nombreux. Il s’agit bien sûr des journées de prévention, dont celles qui se tiennent autour du 1er septembre, comme évoqué par la préfecture de Guadeloupe, et qui concernent d’ailleurs tous les risques naturels et pas seulement les risques telluriques. En plus de ces événements, des connaissances et techniques sont transmises aux élèves, dès l’école maternelle, à travers des cours, des conférences et des exercices d’évacuation. Il existe aussi des organisations volontaires de prévention des catastrophes au sein de communautés de quartier, auxquelles peuvent participer tous les habitants concernés, le but étant de discuter de la manière de réduire localement les dégâts. Des habitants, qualifiés en prévention des catastrophes après avoir suivi une formation, ont par ailleurs un rôle de leaders dans les conférences et les exercices. Enfin, plusieurs centres de sensibilisation, où la population peut faire l’expérience de catastrophes, complètent cet aspect éducatif.
Un autre grand thème propre à la culture japonaise de prévention est la transmission de la mémoire, étant donné que le souvenir des catastrophes s’estompe avec le temps, y compris dans les zones sinistrées. Cela passe par l’érection et l’entretien de monuments commémoratifs, la conservation de vestiges de catastrophes, l’aménagement de musées et centres de documentation, ainsi que l’organisation de commémorations.
Mais cette culture se distingue aussi par la diffusion extrêmement large d’informations, non seulement en période de vigilance, mais aussi en période dite de calme, entre deux aléas ou catastrophes. D’abord, les collectivités territoriales sensibilisent la population en éditant et distribuant par exemple des brochures de prévention. Ensuite, les médias remplissent leur devoir légal en matière de prévention en diffusant largement les informations utiles à la sauvegarde de la population. Outre la télévision et la radio, les journaux, plus largement distribués et vendus qu’en France, occupent une place importante. La une de chaque quotidien fait ainsi souvent figurer des articles consacrés à la prévention des catastrophes. En 2018, c’était le cas pour près de 10 % des unes de l’Asahi Shimbun, l’un des principaux quotidiens nationaux. De plus, de très nombreux éditoriaux sur ce thème sont publiés dans les journaux nationaux et régionaux : une trentaine par an dans certains quotidiens en 2018, soit une fois tous les huit à dix jours.
Les défis du Japon en matière de prévention des catastrophes
Ces éditoriaux ne seraient toutefois pas aussi nombreux s’il n’existait pas ces manquements et lacunes qui mettent régulièrement en cause le niveau de la préparation du Japon et de ses habitants face aux catastrophes futures.
D’abord, l’image trop souvent diffusée de Japonais participant à des exercices masque le fait que ces entraînements sont insuffisants, voire inexistants. Par exemple, en dehors des établissements scolaires situés sur la presqu’île volcanique Sakurajima, qui a compté près de 500 éruptions en 2018, une très faible part des écoles publiques du reste de la grande ville de Kagoshima avait prévu cette année-là un exercice d’évacuation simulant une éruption. En outre, alors que la préfecture de Guadeloupe insiste sur cette journée de préparation du 1er septembre, il faut savoir qu’en réalité une majeure partie des Japonais ne participent toujours pas aux exercices annuels organisés par l’État, les collectivités et les associations d’habitants.
Si de très bons comportements ont été observés lors de catastrophes réelles, des dizaines d’écoliers et élèves ont tout de même été emportés par le tsunami de 2011. Cette tragédie suscite d’ailleurs encore des débats aujourd’hui dans l’archipel sur la manière de mieux protéger les enfants et adolescents, dans et hors des établissements scolaires. Des obstacles sont aussi relevés en termes de qualité d’enseignement, les sciences de la terre n’étant par exemple plus une matière obligatoire au lycée.
Du point de vue des connaissances et des réflexions, les recherches de ces dernières années au Japon montrent qu’il est désormais indispensable de mener des discussions collectives, entre les habitants – qui connaissent parfois le mieux les dangers dans leur propre quartier –, les experts et les fonctionnaires. Ce point pourrait d’ailleurs être pris en considération dans les réflexions françaises en sachant que, lors des « journées japonaises » de Guadeloupe, les ateliers de réflexion avaient été prévus « entre experts », et les habitants n’ont pu intervenir que deux minutes (trois questions) lors de la conférence publique qui a duré plus de deux heures. C’est en parlant, non pas devant, mais avec les habitants que les spécialistes et les autorités pourraient participer encore plus efficacement à l’amélioration de la prévention.
Un autre défi concerne les actions, en réalité limitées, des communautés de quartier en matière de prévention. D’abord, peu de Japonais y participent. Ensuite, dans certaines villes, une partie plus ou moins importante de la population peut se trouver dans une zone non couverte par les activités d’une organisation de prévention. Enfin, les liens sociaux et familiaux s’effritent progressivement, du fait du dépeuplement des zones rurales, du vieillissement de la population ou encore de l’augmentation du nombre de célibataires. Tout cela nuit à la qualité de la prévention et devrait être pris en compte, y compris au-delà du Japon. Nous pouvons rappeler que la société française est aussi confrontée à l’isolement social et au repli sur soi, et connaît également une hausse de la part des personnes âgées, plus vulnérables en cas de catastrophes, en particulier dans les Antilles.
Il existe par ailleurs d’autres problèmes majeurs en matière de prévention, tels que la surabondance des informations, notamment véhiculées via les réseaux sociaux, ou encore l’érosion de la mémoire des catastrophes, qui se concrétise par exemple par une baisse du nombre de visiteurs dans les vestiges de désastres et les centres de documentation et de sensibilisation.
Vers une nouvelle culture de la prévention des catastrophes
Face à ce constat, les discussions autour des mesures de prévention se poursuivent aujourd’hui activement au Japon. Des spécialistes de la prévention des catastrophes réfléchissent même ces derniers temps à une nouvelle culture de la prévention des catastrophes, qui répondrait davantage à la situation actuelle. Elle permettrait aux habitants d’être plus proches de leur environnement de vie tout en acquérant la capacité de juger et d’agir par eux-mêmes, sans dépendre de l’administration. Pour certains, il n’est plus question aujourd’hui d’empêcher les dégâts (ce qui est impossible) ou de simplement les réduire, mais de supposer en amont leur apparition certaine et de réfléchir au préalable à la manière de les minimiser et de se redresser rapidement après une catastrophe, comme le propose notamment le professeur Yoshiaki Kawata, de l’université du Kansai.
La culture japonaise de la prévention ou de la réduction des catastrophes pourrait ainsi glisser vers une culture de la résilience face aux catastrophes. Ce changement peut déjà être observé dans certains territoires japonais, où sont par exemple organisés des ateliers de réflexion sur la manière de reconstruire une ville après un désastre et où l’accent est mis sur le renforcement des liens entre les habitants.
Il existe donc dans l’archipel nippon de nombreuses mesures utiles pour se préparer aux catastrophes, dont il serait judicieux de s’inspirer. Mais le risque, en considérant ce pays comme un modèle en matière de prévention, est de ne s’intéresser qu’à certaines pratiques, qui sont les plus visibles. Il serait pourtant souhaitable de s’attacher à d’autres traits positifs, moins connus, ainsi qu’aux problèmes actuels et aux leçons tirées des différentes catastrophes. Cela permettrait, d’une part de transmettre une vision non idéalisée de la situation au Japon, et d’autre part d’améliorer la prévention en France métropolitaine et d’Outre-mer, qui pourrait intégrer et adapter certains éléments à sa propre culture.
[1]. Voir la page dédiée : www.guadeloupe.gouv.fr.
[2]. C. Grappin et É. Humler (dir.), Quand la Terre tremble, Paris, CNRS Éditions, 2019.
[3]. Voir la page gouvernementale : www.georisques.gouv.fr.
[4]. M. Reghezza-Zitt, « Des hommes et des risques », La Documentation française, 2016, p. 12.
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