Le déclin du chavézisme, malgré tout
Le chavézisme, pour survivre, doit se renouveler et entrer dans la phase de la maturité.
Les Vénézuéliens qui se sont présentés aux urnes, dimanche 15 février 2009, pour se prononcer sur la réforme constitutionnelle qui permet, entre autres, au chef de l'État en exercice d'être candidat pour un nouveau mandat en 2012, ont dit oui. La victoire est assez nette. Pourtant, cette victoire n'empêche pas le régime de Hugo Chavez, en place depuis 2008, de s'engager dans une impasse s'il ne change pas sa course. Le président reste populaire, parce que la population se méfie encore d'une opposition politique dans laquelle elle ne se reconnaît guère, mais l'incertitude a gagné les esprits et une alternative, ou une inflexion au chavézisme est attendue.
Au-delà du destin propre à un pays englué dans la crise depuis les années 1980 et en attente de développement et de modernité, le Venezuela se présente comme un contre-modèle pour la région. Or, les contre-modèles ont plutôt déçu dans l'histoire latino-américaine: Cuba, la révolution mexicaine, le populisme argentin ou brésilien. L'hétérodoxie de Caracas s'inscrit dans un contexte global favorable: celui de la remise en cause des règles et principes d'une gouvernance mondiale prônant libéralisation et déréglementation. Le régime de Chavez se caractérise par la primauté de l'État volontariste et le contrôle de la sphère économique, allant à contre-courant des recettes pour pays émergents. Il peut réussir: irrigué par la manne pétrolière, soutenu par une opinion publique hostile aux États-Unis, se joignant au concert des États révisionnistes dans les instances internationales, le Venezuela ne manque ni d'atouts, ni d'alliés potentiels. Mais pour réussir, il faut briller à l'heure des bilans : quel progrès social? quelles performances macroéconomiques? les autres États se sont-ils ralliés à ses propositions diplomatiques? Le bilan semble mitigé. Bien sûr, tout est loin d'être joué. Mais la chute des cours du pétrole, l'espoir d'une nouvelle politique étrangère américaine et les difficultés intérieures posent désormais un sérieux défi au régime.
Le modèle radical alternatif dans l'impasse - les limites de l'Etat providence chavéziste
Le régime chavéziste avait promis le triomphe de la démocratie réelle et d'un modèle d'État providence. Or, si l'un et l'autre se soutiennent mutuellement, ils dépendaient de la réussite d'une étape fondamentale: le développement, ou du moins une croissance économique soutenue.
Le Venezuela a renoué avec les rêves populistes du siècle dernier, en cherchant à se libérer des contraintes du capital international et de l'accaparement des profits par une élite. Il pouvait rêver d'autant plus facilement que les recettes d'exportations pétrolières lui assuraient des revenus confortables et donc des moyens d'investissements sans se plier aux règles financières internationales, celles des institutions de Bretton Woods ou des marchés de capitaux. Or, la manne fut aussi une malédiction : la facilité de revenus abondants a tué la volonté d'affronter les défis du développement et aucune politique sérieuse n'est venue diversifier l'économie vénézuélienne. Est-ce dû à un manque de crédit aux entreprises -l'argent du pétrole étant aspiré dans des programmes sociaux ? À un manque d'initiative privée? Le régime, réagissant à la langueur des chiffres, s'est mis à nationaliser une partie du secteur industriel, les télécoms, le secteur bancaire, et celui de l'énergie. Sans indemnisations raisonnables, le capital étranger ainsi spolié a commencé à se retirer du Venezuela. Dès lors, même nonobstant la forte baisse des prix du pétrole, la croissance économique est menacée à terme. Le pouvoir nie le fait, espère un taux de 6% pour 2009, alors que celui-ci, après être passé de 8,4% (2007) à 4,8% (2008), devrait tomber à 3% -d'après la Commission économique des Nations unies pour l'Amérique latine [1]. Plus grave, même si les cours du brut repartent à la hausse, le manque d'investissements durant ces dernières années et l'incurie de l'administration ne permettront peut-être pas de répondre à la demande. La production a diminué et les infrastructures de production sont dans un état préoccupant.
En attendant, l'argent du pétrole a permis au régime de tenir ses promesses. La politique sociale menée par Chavez s'est révélée généreuse, mais plutôt inefficace. À l'heure où les documents cadres des bailleurs multilatéraux prêchent la conjugaison d'une politique macroéconomique saine et rigoureuse avec des dépenses sociales importantes, il ne peut être fait grief au Venezuela d'investir dans son capital humain. La mainmise de l'État sur la rente pétrolière lui a permis de financer de grands programmes dans l'éducation, la santé ou encore la lutte contre la pauvreté. Le nombre de personnes bénéficiant d'une pension de retraite a quadruplé. Pour lutter contre les carences alimentaires, les programmes dédiés ont touché 40 % de la population, entraînant une diminution du coût de la vie de 25% à 30% [2]. La réduction du taux de pauvreté est l'objet d'un vif débat [3], mais dans l'ensemble elle semble réelle. Toutefois, la politique sociale demeure souvent peu efficiente, victime de gaspillages et de détournements de fonds, et instrumentalisée par le régime à des fins électorales -les villages qui votent mal se verront sanctionnés. Au-delà, est-elle pérenne, et introduit-elle un cercle vertueux pour le développement ?
Lorsque cette intervention publique cesse, le pouvoir d'achat des familles modestes s'effondre: le secteur formel ne s'est pas accru d'une nouvelle classe de salariés aux revenus plus stables, et dans les campagnes, la redistribution des terres demeure insuffisante. Ces deux dernières années, le nombre des bénéficiaires des programmes alimentaires a baissé d'un tiers alors que la flambée des prix provoquait de fortes tensions sociales. La spéculation sur les prix de la nourriture a fait vivement réagir le régime, qui a menacé de nationaliser la filière laitière et a promulgué un décret permettant de condamner jusqu'à 10 ans de prison les commerçants "affameurs du peuple", c'est-à-dire qui refusent de vendre les produits de première nécessité. En fait, le blocage des prix imposé par l'État n'a fait qu'aggraver la pénurie.
La dérive autoritaire
Menacer de mettre en prison les acteurs économiques, coupables de s'adapter à une situation imposée: le régime risque d'entrer dans un cercle vicieux. Assommée par les défaites électorales successives et le discrédit de son engagement dans la tentative du coup d'État de 2002, l'opposition politique a pu se ressaisir en dénonçant les carences du régime et son intolérance croissante envers les libertés publiques.
Il faut garder en mémoire que la confrontation entre cette opposition et le régime s'enracine dans la forte polarisation de la société vénézuélienne. Au-delà du clivage classique entre riches et pauvres, très marqué en Amérique latine, l'harmonie interethnique n'a jamais régné dans le pays et au mépris social s'est ajouté un mépris racial contre les populations métisses, noires et indiennes. La crise économique des années 1980-1990 n'a fait que renforcer la peur des "classes dangereuses [4]et la volonté de l'élite de mettre à distance des couches sociales considérées comme un frein au développement du pays. Il est incontestable que le président Chavez, lui-même métis, a renforcé le droit des minorités. Pour la première fois, des indiens ont obtenu des postes au gouvernement. Avec Chavez, les classes modestes accèdent enfin à la démocratie -au moins pendant les dix premières années, et cela demeurera un des grands acquis du régime.
Ce régime a également promis la terre aux paysans, dans un pays où 5% de la population possède 80 % des terres privées. Des centaines de milliers d'hectares ont été distribuées, mais cette équité forcée a provoqué de vives tensions en provinces et des affrontements sanglants entre paysans et hommes de main des grands propriétaires.
Avec les difficultés économiques et sociales - taux d'inflation à 30%, pénuries alimentaires, désordres dans l'administration, et surtout augmentation spectaculaire de l'insécurité et de la criminalité - et l'absence de décollage industriel, le régime s'est raidi et engagé dans une politique à la fois plus radicale et plus contraignante. L'idéologie socialiste, encore relativement absente dans les premières années, a envahi le programme du chef de l'État, comme si le régime cherchait à dépasser les faiblesses et les contradictions de sa politique par un grand bond en avant qui lui aurait donné les moyens de tout mettre sous contrôle, la sphère politique et les moyens de production. Le référendum constitutionnel de décembre 2007 visait à construire "l'État socialiste" et "l'économie socialiste". Le projet soumis aux électeurs, et finalement rejeté, proposait surtout un renforcement considérable des pouvoirs du président et le laminage des contre-pouvoirs territoriaux. L'échec par les urnes, officiellement reconnu, ne fut en fait jamais accepté. Une partie du texte fut repris dans une série de décrets promulgués en 2008. Un nouveau projet fut soumis au vote le 15 février 2009. Entre-temps, l'aggravation des difficultés du pays fragilisait encore un peu plus le régime, qui voyait les déçus du chavézisme, faire scission et soustraire un nombre de voix suffisamment important pour que le parti du président n'obtienne pas la majorité aux élections locales de novembre 2008.
Ce vote traduisit une situation contrastée, où les progrès notables de l'opposition ne correspondaient nullement à une débâcle de la majorité présidentielle, mais il indiquait nettement que la population s'interrogeait sur un régime dont la corruption et le clientélisme s'étaient aggravés. La victoire la plus significative est sans doute celle du parti de centre droit "justice d'abord" dans les bidonvilles de l'est de Caracas, jusque-là bastion du chavézisme.
Pourtant, Chavez demeure un dirigeant relativement populaire. L'opposition reste marquée par les caractéristiques du clivage fondamental, et il n'est pas sûr que son programme apparaisse comme une alternative crédible ou séduisante pour la population. De fait, les attaques du président contre les règles démocratiques et les libertés publiques apparaissent comme une tactique déraisonnable, alors qu'il peut encore compter sur son aura : est-il rentable pour l'image du régime à l'extérieur et à l'intérieur de faire inculper les journalistes ou les gouverneurs de l'opposition [5].
Alors qu'intimidations et concentrations des pouvoirs -institutions et médias- se poursuivent, le chavézisme peut se targuer d'avoir développé une forme de démocratie qui lui survivra, si elle ne l'enterre pas. Les "chavistas" ne sont pas uniquement des pauvres analphabètes galvanisés par le populisme anti-riches: ils se recrutent dans de nombreuses couches de la société, et certains d'entre eux ont fini par critiquer les dérives du régime, notamment le clientélisme et la corruption. La base du chavézisme, les cercles bolivariens et les conseils des communes populaires, peuvent former l'ossature d'un mouvement régénéré pour qui la participation politique offerte par le régime aura formé et préparé les hommes politiques de demain.La fuite en avant: la scène internationaleLe chavézisme et son expression régionale le "bolivarisme", sont la rencontre d'un mouvement politique traditionnel national-populiste qui tente de mettre fin au pouvoir de l'alliance du capital occidental et des classes aisées (généralement blanches), avec un antimondialisme d'État qui refuse tant l'unipolarisme des États-Unis que la pensée libérale dominante dans les institutions internationales. Bénéficiant d'un contexte favorable, le chavézisme, en poussant toujours plus loin ses positions radicales, peine à proposer des solutions alternatives viables.
Le rêve bolivarien contre l'éternel bouc émissaire
L'alliance bolivarienne (ALBA) tente de fédérer les "nations prolétaires" victimes de la relation centre-périphérie qui serait imposée par les États-Unis. On y retrouve l'Équateur, la République dominicaine, la Bolivie et le Nicaragua, groupés autour d'un Venezuela usant de l'argent du pétrole pour asseoir son statut de primus inter pares. La solidarité bolivarienne s'exprime en effet par une aide généreuse du Venezuela, comme des prêts bancaires bonifiés ou une fourniture de pétrole, à hauteur de 56 000 barils de pétrole par jour (en faveur des membres de l'Alliance ou des membres "associés") à des conditions très avantageuses. Cuba, pays ami privilégié, en recevait sans doute 100 000 -les difficultés du Venezuela pourraient mettre un terme à ce soutien. L'organisation Petrocaribe tente de coordonner l'utilisation de cette aide, pendant que le Venezuela développe d'autres institutions, autant d'ébauches d'une intégration régionale qu'il conduirait: Telesur, une Banque du Sud, etc. Cette aide ne permet pas toujours un alignement des bénéficiaires sur les positions diplomatiques chavézistes, tant est forte la dépendance envers les États-Unis. Mais elle est suffisamment utile pour continuer d'attirer de petits pays pauvres laissés sans soutien dans les tumultes de la crise économique mondiale: ainsi, l'État hondurien a rejoint le front bolivarien et bénéficié d'un prêt bancaire, alors qu'il avait essuyé un refus tant de son secteur privé que de la Banque mondiale [6]. Outre le soutien de Caracas, les erreurs des régimes et les inégalités sociales persistantes fournissent toujours un terrain favorable aux partis radicaux: Evo Morales (Bolivie) et Rafael Correa Delgado (Équateur) viennent de remporter leur référendum constitutionnel, confirmant le cap pris. Au Salvador, le Front Farabundo Marti de libération nationale a remporté les élections législatives et municipales du 18 janvier 2009, pour la première fois depuis la fin de la guerre (1992). Les chances de l'opposition de gauche restent sérieuses au Pérou (forte impopularité de la politique libérale d'Alan Garcia Perez) et au Mexique. La situation désastreuse au Guatemala (en passe de devenir un narco-État "failli"), les limites de l'expérience Alvaro Uribe en Colombie, les chocs de la crise économique dans le cône Sud sont autant de signes encourageants confortant la rhétorique radicale d'un dirigeant réclamant une alternative au capitalisme des pays développés. Quitte à s'allier avec leurs adversaires.
Les aventures extérieures du régime commencent à sa porte, puisque l'aide aux Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) a détérioré les relations avec son voisin colombien. Même si le président Hugo Chavez tend à mettre en sourdine un tel soutien, il faut s'inquiéter de la présence de guérilleros sur les marges du territoire vénézuélien, entretenant tant les tensions avec les populations locales que l'essor des filières de la drogue dans le pays [7].
Elles se poursuivent sur la scène globale, où Chavez tente d'acquérir une stature de leader tiers-mondiste. Pour cela, il se rend dans les États les plus honnis par Washington (Iran, Biélorussie, Cuba) ou noue des partenariats avec les grandes puissances "révisionnistes" de l'ordre mondial post-guerre froide: la Russie et la Chine. Ces derniers jouent le jeu -la Chine pour sécuriser ses approvisionnements en hydrocarbures, et la Russie pour remettre en cause l'unipolarisme des États-Unis. Le rapprochement avec cette dernière marque sans doute le pas le plus important. La Russie a lancé une offensive de charme auprès des radicaux latino-américains, faisant manœuvrer sa flotte dans la mer des Caraïbes, orchestrant une tournée diplomatique de son président Dmitri Medvedev qui s'est notamment conclu par des contrats de ventes d'armes à Caracas (déjà plus de 4 milliards de dollars [Md$] depuis 2004) et un nouveau partenariat entre Gazprom et la compagnie nationale vénézuelienne PDVSA pour développer l'exploitation locale d'hydrocarbures.
La rhétorique tiers-mondiste n'a pas permis à Chavez de prendre un réel ascendant dans les enceintes internationales -il a ainsi échoué à obtenir un siège d'État membre non permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Mais à l'occasion, celle-ci emprunte les travers classiques comme une politique dure contre Israël (fermeture de l'ambassade d'Israël lors de l'offensive terrestre à Gaza).
La nécessité de composer : avec ses voisins, et surtout, avec les États-Unis
Quel avenir pour cette stratégie? Si la provocation s'accentue, elle deviendra chaque jour plus dérisoire face au manque de moyens; mais Chavez peut aussi marquer une pause pour donner un répit au régime. Pour le moment, c'est plutôt la première voie qui est choisie.
La fin de la manne pétrolière affaiblit l'État hétérodoxe. La chute des cours s'avère sans doute dramatique, mais elle n'explique pas tout. Il faut garder en mémoire qu'un baril à plus de 40 dollars, comme c'est le cas au début de 2009, reste encore mieux rémunéré qu'au début du régime chavéziste. Ce n'est pas tant la réduction des recettes que leur gaspillage qui est en cause. Par ailleurs, le manque d'investissements a réduit la production à court terme, et grève les chances de la maintenir ou de la relancer à moyen terme. Cela tient d'abord à l'impéritie de la politique publique suivie, mais aussi aux dommages causés par les nationalisations-spoliations. Exxon Mobil et Conoco Philips sont en contentieux avec l'État vénézuélien, et leurs remplaçants iraniens, biélorusses ou chinois se sont montrés incapables, parfois maltraités. Seul Halliburton a accru son activité, permettant de limiter la diminution de la production nationale (de 3,4 à 2,3 millions de barils par jour)[8]. Aujourd'hui, le pays a besoin de l'expertise et des capitaux de ces compagnies mais le retard pris dans l'investissement se répercutera dans la courbe de la production: il faudrait 20 Md$ pour construire le nouveau champ de la région de l'Orénoque. Il n'est pas impossible que Shell, Total et Chevron se laissent tenter par les nouvelles propositions, d'autant plus que les difficultés des autres zones d'exploitation rendent nécessaire l'exploration de nouveaux champs. Mais les compagnies, lorsqu'elles s'engagent pour de tels montants, sont plus concernées par l'insécurité légale que par l'évolution des cours [9].
Du coup, le régime doit réduire la voilure tant à l'intérieur - les politiques sociales sont revues à la baisse -qu'à l'extérieur. L'aide généreuse aux alliés n'est pas abandonnée, mais le financement de projets, comme la construction de raffineries de pétrole au Nicaragua ou en Équateur, est reporté.
Dernière carte à abattre, et qui tend à perdre de son effet: l'antiaméricanisme. Obama et Lula ont coupé l'herbe sous les pieds de Chavez.
La résistance au projet de zone de libre-échange proposé par les États-Unis avait contribué à renforcer la cohésion latino-américaine. Mais si le Venezuela cherchait à mobiliser sur le terrain de la confrontation, les propositions brésiliennes semblaient plus constructives et, surtout, plus susceptibles d'être écoutées par Washington. Lors du Sommet de Costa do Sauipe (décembre 2008), les différentes géométries de l'Amérique latine ont trouvé leur clé de voûte avec le leadership brésilien qui a dégagé une feuille de route crédible [10] : réintégration de Cuba dans le concert régional, positions communes sur la réforme des institutions financières internationales et le rôle de l'État dans l'économie, défense de ces positions au nom de l'Amérique latine par ses membres présents dans le format G20. Enfin, un projet de conseil de sécurité sud-américain dessine les perspectives d'une médiation propre pour les nombreux contentieux qui empoisonnent les relations interétatiques de la région. Le Brésil vole ainsi le leadership au Venezuela, et ce n'est que l'aboutissement logique du développement tranquille et raisonnable du géant régional qui a fini par abandonner les rêves de rupture. Paradoxalement, Brasilia se fait aussi l'avocat de Caracas auprès de Washington, estimant que la cohésion régionale ne peut se doubler d'une amélioration des relations avec les États-Unis que si ceux-ci acceptent de ne pas ostraciser un État qui, finalement, bénéficie de nombreux soutiens. Le leadership brésilien ne fait pas l'unanimité, de nombreux États sont circonspects face à la voie modérée du Brésil, et se méfient de la possible hégémonie brésilienne. Mais, dans le cadre de la crise, la solidarité autour d'un État relativement stable n'est pas une proposition dénuée d'attrait.
L'autre entreprise de séduction vient du nord : l'élection de Barack Obama, comme dans toutes les régions du Sud, a été accueillie favorablement. Après la négligence exercée par Washington durant l'ère Bush Jr., les pays de la région espèrent bien développer de nouvelles relations mutuellement bénéfiques, dépassant la traditionnelle lutte contre l'immigration clandestine et le trafic de drogue. Hugo Chavez perd son bouc émissaire, puisque la politique économique et le style du leadership ne correspondent plus à la caricature jusque-là stigmatisée par les chavézistes, et qui avait conduit à l'expulsion de l'ambassadeur américain à Caracas. Les premières prises de position ont démontré une certaine méfiance de la part de l'Administration Obama, accusant le Venezuela de soutenir les FARC et d'être impliqué dans la narco-économie. Pourtant, les intérêts de chacun des protagonistes poussent à faire un pas vers l'autre: les États-Unis restent le premier partenaire commercial du Venezuela, et l'appui de Washington demeure fondamental pour inverser les mouvements de capitaux indispensables à son industrie pétrolière. À l'inverse, la stabilité dans cette région est essentielle pour Washington, alors que le Moyen-Orient et le Golfe de Guinée restent des zones de production pétrolière vulnérables ou turbulentes. Le régime a gagné une nouvelle manche, dans des conditions quelque peu contestables d'ailleurs [11].
Un régime ébranlé, après une campagne électorale tendue, doit faire des choix stratégiques. Le chavézisme, pour survivre, doit se renouveler et entrer dans la phase de la maturité. Il possède encore suffisamment d'atouts pour infléchir honorablement sa course et rentrer dans le rang, celui des États progressistes mais réalistes, critiques d'un système international fortement secoué par la crise mais lucide quant aux possibilités du développement. C'est d'abord ce dernier qu'il faut réussir: réduire le fossé entre les couches sociales tout en investissant une part importante des revenus du pétrole dans l'avenir. Et, pour cela, le rejet des offres du grand jeu de l'économie mondiale n'est pas la meilleure solution.
[1] Associated Press, 9 janvier 2009.
[2] Financial Times, 28 novembre 2008.
[3] Cf. par exemple : Francisco Rodriguez, "An Empty Revolution - The Unfulfilled Promises of Hugo Chavez", Foreign Affairs, mars-avril 2008, vs. M. Weisbrot, L. Sandoval et D. Rosnick, Poverty Rates in Venezuela: Getting the Numbers Right, Washington, DC, Center for Economic and Policy Research, mai 2006.
[4] J. M. Herrera Salas, 'Ethnicity and Revolution: the Political economy of racism in Venezuela", in S. Ellner et M. Tinker Salas, Venezuela, Hugo Chavez and the decline of an "exceptional democracy", NewYork, Rowman & Littlefield Publishers, 2007, p. 99-120.
[5] Voir le Miami Herald du 11 décembre 2008: le gouverneur de l'État de Zulia mis en examen pour enrichissement illicite. Lorsque l'on connaît le degré de corruption du pays, cela fait sourire…
[6] 'Le Venezuela étend son influence sur le Honduras', Le Figaro, 6 octobre 2008.
[7] 'Venezuela Tolerates FARC Rebels in Border Region, Residents Say', Los Angeles Times, 21 janvier 2009 ; 'Venezuela Increasingly a Conduit for Cocaine - Smugglers Exploit Graft, Icy Relations with US', Washington Post, 28 octobre 2007.
[8] 'Chavez Lets West Make Oil Bids as Prices Plunge', New York Times, 15 janvier 2009.
[9] 'Squeezed by Slumping Crude Prices, Venezuela is Reaching Out to the Multinational Oil Companies it Once Demonized as Imperialist Profiteers', Associated Press, 3 janvier 2009.
[10] C. Malamud, Las Cuatro Cumbres de presidentes latinoamericanos y el liderazgo brasileno, Madrid, Real Instituto Elcano, "Working paper", 21 janvier 2009.
[11] 'Au Venezuela, Hugo Chavez muselle la presse à la veille du référendum', La Croix, 13 février 2009 ; 'Venezuela Campaign Gets Rough', International Herald Tribune, 9 février 2009.