L'Amérique et le défi chinois
L'interdépendance commerciale et financière entre la Chine et l'Amérique est sans précédent historique. Elle est si dense que l'expression " ChinAmérique " s'est imposée avec succès ; mais que recouvre-t-elle ? Il y a évidemment le poids des intérêts économiques partagés, l'exportation et l'emploi coté chinois, les importations à bas prix et le financement de la balance des paiements coté américain ; il y a aussi ce lien quasi-fixe établi entre le yuan et le dollar qui donne à certains l'idée d'une zone monétaire presqu'unifiée. Mais il ne suffit certainement pas de procéder à de tels constats pour imaginer une sorte d'espace économique et politique homogène. Evidemment partenaires, la Chine et l'Amérique sont, sur d'autres plans tout aussi évidemment concurrents et rivaux. La Chine est une super-puissance économique en devenir, l'Amérique est une hyper-puissance qui s'interroge sur son avenir : pour elle, la Chine est avant tout un défi. Ce n'est pas le premier qu'affronte ce pays !
La seconde moitié du XXème siècle a en effet vu plusieurs tentatives pour faire descendre l'Amérique du piédestal sur lequel l'avaient placée les conséquences de la seconde guerre mondiale. L'Union soviétique, d'abord, lui a jeté le défi sur le plan spatial et militaire ; le Japon plus tard a menacé de la dépasser sur le plan économique. Rappel utile, car l'Amérique a jusqu'ici toujours surpris le reste de la planète en trouvant le moyen de ne pas se laisser rattraper. Face à ces rivaux, elle a relevé le gant avec JFK, repris la tête avec Reagan et la guerre des étoiles, creusé l'écart avec Clinton et la " nouvelle économie ". La chute du mur de Berlin et l'effacement du communisme ont alors fait de l'Amérique, comme l'avait dit Madeleine Albright, la " Nation indispensable ". Mais quelle différence une décennie plus tard! Aujourd'hui, de nombreux facteurs expliquent le retour du thème du -relatif- déclin américain : les limites de sa puissance militaire ont été rendues manifestes en Irak et en Afghanistan, la crise financière a mis en pleine lumière les défauts de sa version du capitalisme. Et c'est la Chine qui a revêtu les habits du prétendant, la posture du Président chinois au G 20 de Londres, au printemps 2009, laissait peu de doutes à cet égard.
La direction que prendra la relation entre les Etats-Unis et la Chine est sans aucun doute ce qui déterminera le plus directement l'avenir de la planète. Malheureusement, il y a souvent trop d'émotion et pas assez d'analyse dans l'approche de ces questions, comme on le voit lorsque se produisent des incidents militaires, lorsqu'est mise en doute la sécurité des produits alimentaires, lorsque réapparaissent les réflexes protectionnistes, lorsque la conception occidentale des droits de l'homme semble en péril, etc. Le présent article part de l'idée que, pour tracer une vue exacte et précise de cette relation, il faut se placer simultanément sur le terrain de la stratégie et sur celui de l'économie. C'est à tort que nous avons cru à l'apparition d'un monde où les succès de l'économie et les progrès de la démocratie devenaient les seules forces motrices de l'histoire. Avec cette grille de lecture, trop peu d'attention a été portée aux effets géopolitiques de l'irruption de la Chine au premier plan du concert des nations.
Il fait peu de doute que l'Amérique a été, pendant une décennie, tentée par une certaine complaisance : sa puissance militaire sans rivale, sa capacité d'innovation et la profondeur de ses marchés financiers lui ont donné confiance dans une supériorité que rien ne semblait pouvoir entamer. A l'échelle internationale, la posture des Etats-Unis a tourné, pendant les deux mandats du Président Bush, à un paternalisme envahissant, distribuant recommandations, récompenses et réprimandes en fonction des urgences du moment, c'est-à-dire de la " guerre contre la terreur " et des attentes de l'électorat républicain en matière
de droits de l'homme de libertés religieuses en particulier. Dès son installation au département d'Etat, Hillary Clinton a pris soin de placer la relation entre les deux pays sur un terrain plus réaliste et plus sûr. A de même été vite corrigé un faux pas initial du nouveau Secrétaire au Trésor, Tim Geithner, accusant la Chine de " manipuler son taux de change ", accusation diabolique aux yeux de Pékin.
En Amérique, la Chine est dans tous les esprits et pas seulement pour des considérations liées aux importations, aux délocalisations et à l'emploi. Selon un sondage récent, une majorité d'américains considère que " l'émergence de la Chine comme une superpuissance constituerait une menace pour la paix ". Derrière l'excédent commercial croissant, on voit bien les progrès technologiques rapides de la Chine et l'utilisation plus active de ses ressources. L'économie ne peut plus être considérée isolément : les ambitions spatiales, la modernisation des forces armées ou la conduite de manœuvres militaires audacieuses soulèvent de fortes questions sur la stratégie chinoise. Comme l'avait déclaré Donald Rumsfeld en juin 2005 avec son franc-parler habituel: " les dépenses militaires chinoises sont bien plus élevées que ne le reconnaissent les autorités chinoises... Comme personne ne menace la Chine, on ne peut que s'interroger : pourquoi ces investissements massifs ? ".
Parallèlement, la Chine déploie toutes les armes du " soft power " défini par Joseph Nye comme " la capacité d'obtenir ce que l'on veut par l'attraction plus que par la coercition ". Cela lui permet d'étendre rapidement son influence régionale ce qui pourrait à terme réduire d'autant celle des Etats-Unis. L'APEC n'ayant qu'une force d'intégration régionale limitée, l'absence de structure multilatérale forte est un facteur propice à l'affirmation de l'influence chinoise. Il y a plus : l'Asie de l'Est s'était dotée en décembre 2005 d'une structure régionale, qui, à la demande de la Chine, a constitué la première réunion du Bassin Pacifique à laquelle l'Amérique n'était pas invitée. Et cette initiative n'avait pas été véritablement appréciée à Washington puisque Robert Zoellick, secrétaire d'Etat adjoint, avait alors prévenu que " les préoccupations américaines à l'égard de la Chine ne pourraient manquer de croître si la Chine manœuvrait pour atteindre une position prééminente en Asie de l'Est ".
A vrai dire, il y a pourtant peu d'indices de ce que la Chine poursuivrait avec cohérence une stratégie globale à long terme. Ou plutôt, il y a toutes raisons de penser que ses priorités sont bien, comme l'affirment les déclarations officielles, de contribuer à " l'organisation d'un environnement international favorable " à son développement économique tout en préservant, bien sûr, son indépendance, sa souveraineté, son intégrité territoriale. Mais, vu de Washington, cela définit une ligne étroite. Avec la puissance économique viennent à la fois les nécessités stratégiques et les moyens militaires. La question des approvisionnements, par exemple, est, comme toujours pour un pays en croissance rapide, une question centrale. D'où les relations, jugées peu regardantes sur les droits de l'homme, avec la Birmanie, le Soudan, le Zimbabwe ou l'Iran, d'où aussi la mise en chantier d'une marine de guerre de haute mer. La Chine a d'immenses besoins en ressources naturelles, en particulier en pétrole, comment imaginer qu'elle ne veille pas à la sécurité de ses échanges ? Mais dans la définition de cette stratégie, la Chine a constamment démontré qu'elle veillait avec la plus grande attention à préserver une relation positive avec les Etats-Unis.
La prééminence de l'Amérique reste pour l'instant intacte. Mais le seul fait que le paradigme ancien soit devenu matière à débat transforme l'ensemble du Bassin Pacifique. Découle en effet de ce qui précède une certaine ambivalence des relations politiques et militaires en Asie de l'Est. La puissance montante de la Chine crée un dilemme nouveau pour ses voisins. Les pays d'Asie sont confrontés à des objectifs contradictoires dans leurs relations avec la Chine. Ils entendent bien sûr tous s'inscrire dans la dynamique de croissance de la région ; mais ils ne souhaitent pas que cette puissance économique nouvelle altère significativement la posture diplomatique et stratégique de la Chine. Et c'est évidemment dans la rencontre avec les visées de l'Amérique que ce dilemme est le plus aigu. La difficulté est particulièrement claire pour le Japon. Tokyo privilégie l'intensité croissante des liens économiques pour renforcer l'intégration de la Chine dans l'économie mondiale et favoriser l'adoption par ce pays de politiques pragmatiques. Mais le Japon a clairement laissé passer sa chance de jouer le premier rôle en Asie. Désormais, c'est sous le regard chinois qu'évoluera la relation Washington-Tokyo. Et ce nouvel équilibre est tout aussi difficile à redéfinir à Séoul ou à Jakarta.
Le point le plus sensible de la relation sino-américaine est certainement Taiwan, l'enjeu le plus fondamental pour les deux partenaires. L'équilibre traditionnel consiste en ce que l'Amérique doit faire croire à Pékin qu'elle défendra Taiwan en toutes circonstances, y compris par la force ; mais elle doit aussi convaincre Taiwan qu'elle ne viendra pas à son secours dans l'hypothèse d'une provocation à l'égard de Pékin. La montée de velléités indépendantistes à Taiwan en 2005, nourrie en particulier par les avancées simultanées de l'île en matière d'économie et de démocratie, avait beaucoup agacé à Washington en fragilisant cette ligne de conduite. Mais son principal promoteur, l'ancien président Chen, a été sévèrement condamné pour corruption et la tentation de l'indépendance est désormais mise de coté d'une manière qui donne à penser que cela revient à complaire aux vues de Pékin. Les intérêts économiques croisés ne cessent de se renforcer et poussent en effet dans cette direction. Les évolutions sont rapides : verra-t-on se profiler, à un horizon plus ou moins lointain, une situation comparable à celle prévalant à Hong Kong, " un pays - deux systèmes " ?
Si l'on résume la situation actuelle, aucun changement décisif ne s'est encore produit, la Chine se satisfait parfaitement d'un statu-quo qui est la meilleure chance d'un progrès économique régulier dont elle entend tirer les bénéfices. Rien ne serait à cet égard plus faux que de comparer la montée en puissance de la Chine avec la rivalité des puissances européennes au moment où s'affirmait la puissance montante de l'Allemagne, à la fin du XIXème siècle. C'est pourtant une tentation fréquente à laquelle avait par exemple cédé un célèbre article de Bernstein et Murro dans Foreign Affairs en 1997, intitulé " The Coming Conflict with America " et définissant ainsi les priorités de l'Amérique : " America's number one objective in Asia must be to derail China's quest to become a XXIst century hegemon ". Aujourd'hui, on note par exemple parmi les titres à succès When China rules the world, paru en 2009, pronostiquant le règne prochain de la Chine sur la planète : c'est évidemment prématuré, contestable à bien des égards mais surtout dangereux par l'inspiration que cela donne à la définition de la réponse américaine. Pour garder le sens des proportions, il n'est pas inutile de se remémorer quelques prédictions précédentes concernant le Japon, pays que l'on voyait au début des années 90 promis à une expansion sans fin comme en témoignent, sur le terrain économique, Japan as number one ou, sur le plan stratégique, The Coming War with Japan. Il vaut mieux à ce stade constater que les obstacles sur la voie du progrès sont nombreux et imprévisibles (la déflation japonaise est un superbe " cygne noir " !) mais aussi que les forces de la globalisation créent de puissantes incitations pour les puissances émergentes à progresser " pacifiquement ".
En même temps, on voit bien que ces tendances créent une équation de plus en plus complexe pour Washington, qui doit à la fois maintenir l'équilibre des forces en Asie retrouver la croissance et reprendre le contrôle des doubles déficits. Avec une question simple, " qui paie ? ", puisqu'il y a beau temps que le contribuable américain a - pour utiliser un terme à la mode- " outsourcé " cette responsabilité. Les liens économiques transpacifiques sont évidemment très intenses, et chacun a tout intérêt à éviter toute friction en matière commerciale ou monétaire qui les perturberait gravement. Encore faudrait-il rendre ces interdépendances soutenables à long terme. Or les mécanismes qui pourraient organiser en temps voulu les ajustements économiques, commerciaux ou financiers qui s'imposent font aujourd'hui cruellement défaut. C'est dans cette direction que nous tournons maintenant le regard.
Partons du G 20. Cette nouvelle instance a, en un an, joué un rôle positif pour coordonner les politiques de relance face à la crise, il a aussi permis certaines avancées sur les dossiers de régulation financière propres au monde transatlantique. En revanche, il n'a abordé la question des déséquilibres globaux, entendez transpacifiques, que tardivement (à Pittsburgh pour la première fois) et en termes extrêmement vagues. Or le propre de déséquilibres financiers " insoutenables ", c'est -comme on l'a vu avec la crise des subprimes qui a bien fini par exploser malgré toutes les paroles rassurantes de l'intelligentsia financière américaine- qu'on ne peut espérer les voir perdurer éternellement. Latent depuis plusieurs années aux yeux de beaucoup d'observateurs, la question du déficit américain et de l'accumulation de réserves par la Chine est devenue plus pressante avec les politiques économiques volontaristes mises en œuvre à Washington après la crise, et plus visible avec les inquiétudes manifestées par la Chine concernant la sécurité de ses avoirs en dollars, dont elle détient plus de 2200 Mds.
La politique économique américaine en 2009, l'utilisation massive du déficit budgétaire (plus de 1400 $Mds contre environ 300 les années précédentes) et l'extension spectaculaire du bilan de la Fed (dont le total a été multiplié par 3 en un an) font inévitablement naître des interrogations sur la valeur future du dollar. Le gouvernement chinois aurait toutes les raisons de rechercher une diversification de son portefeuille. Mais toute tentative pour réduire le poids du dollar aurait précisément les conséquences désastreuses que l'on cherche à éviter. Ne serait-ce qu'interrompre les achats de bons du Trésor aboutirait certainement à déclencher la panique.
Aux yeux des économistes, les remontrances chinoises reposent toutefois sur un fondement assez fragile. Il est bien temps, disent-ils, de mettre en cause l'aisance qu'a procurée à l'économie américaine le statut du dollar ! C'est évidemment le statut de monnaie de réserve qui a permis à l'Amérique d'emprunter si bon marché et de financer ainsi le boom de la construction et de la consommation. Mais d'où vient l'absence de réaction à ces excès ? Il est à ce propos assez frappant de constater une sorte de myopie symétrique au sein du couple ChinAmérique : Ben Bernanke, le patron de la Fed, ne voyait par exemple dans les années qui précédaient la crise, que l'excès d'épargne chinoise qu'il fallait éponger sauf à plonger le monde dans la déflation ; mais le gouverneur Zhou et ses épigones se bornent à dénoncer l'irresponsabilité américaine en se voilant la face sur les conséquences d'une stratégie de croissance trop systématiquement fondée sur l'exportation. Quoi qu'il en soit, les Chinois, cherchant à sortir de ce qui s'apparente à un piège, ont depuis quelques mois mis en avant deux stratégies : accroitre l'usage international du Yuan et plaider pour la construction d'un nouveau système monétaire. Quelle en est la portée ?
Dans son essai du mois de mars, le gouverneur Zhou diagnostiquait correctement que l'usage d'une monnaie nationale comme monnaie de réserve internationale était à l'origine des " déséquilibres globaux ", il en concluait à l'opportunité de remplacer le dollar par une monnaie de réserve véritablement internationale. Suivant la proposition de Mr Zhou, le montant des Droits de tirages spéciaux (DTS) serait massivement augmenté et le panier de monnaies le composant serait élargi. Il a également proposé de créer un compte de substitution qui permettrait aux Banques centrales de réduire leur exposition en dollars sans le faire chuter. La Russie a embrassé la proposition qui a donné lieu à de nouveaux échanges au sommet des BRICs (Brésil Inde Russie Chine) à Ekaterinenbourg, mais ce fut plutôt le moment de manifester les divisions de ce camp. En fait, le DTS, monnaie composite, reste un instrument pour banques centrales, il a bien peu de chances de devenir une monnaie de réserve internationale.
La seconde voie explorée par les autorités chinoises ces derniers mois consiste à accroitre le rôle international du Yuan. Certaines de ces initiatives ont une dimension principalement politique, comme l'accord avec la Russie en juin, visant à accroitre l'usage des monnaies des deux pays pour régler leur commerce bilatéral, c'est symbolique mais marginal. D'autres traduisent la volonté d'entrer dans un jeu financier plus ouvert. La Banque centrale de Chine a signé des accords de swap avec différents pays, l'Argentine, la Biélorussie, l'Indonésie... Ouvrir des crédits en Yuan, c'est uniquement permettre le financement d'importations en provenance de Chine. Quelle extension pourrait avoir l'usage du Yuan en matière commerciale ? Il est facile de procéder à quelques règles de trois : qu'un tiers du commerce extérieur chinois soit négocié en Yuan d'ici 2010, cela représenterait de l'ordre de 2 trillion de dollars et cela suffirait à faire de la monnaie chinoise l'une des 3 principales devises internationales. Soit. Mais le Yuan reste inconvertible, et les partenaires de la Chine resteront prudents avant d'accepter la facturation en Yuan. Il y a bien sûr la volonté chinoise de faire de Shanghai un centre financier international mais il n'existe pas à ce jour de marché à terme permettant de se protéger contre les risques, la technologie financière chinoise, évidemment appelée à faire des progrès, reste pour l'instant rudimentaire, la monnaie chinoise est inconvertible. Tout indique que les autorités aborderont, à juste titre, cette étape avec prudence : la volatilité du taux de change qu'impliquerait un compte de capital libéralisé constituerait certainement un danger majeur pour la stabilité des politiques économiques internes qui constitue la priorité. Il serait donc audacieux de conclure que le Yuan puisse approcher du statut de monnaie de réserve à vues humaines.
Mais l'essentiel n'est pas là car, finalement, tous les arguments auxquels on vient de faire écho ne sont pas concluants. Si la Chine voulait véritablement réduire sa dépendance au billet vert, il n'y aurait qu'une solution, réorienter sa croissance, réévaluer sa monnaie. L'équilibre politico-économique interne, qui est toujours le déterminant ultime des choix monétaires, en particulier en Chine, écarte pour l'instant cette issue. Malgré un effort de rééquilibrage, le plan de relance de l'économie en réponse à la crise en donne une nouvelle preuve. En attendant, approfondissant ainsi une stratégie qui a donné tant de brillants résultats, la Chine n'a pas d'autre choix que d'accumuler des dollars, plus de 60 Mds encore au 3° trimestre 2009.
L'essentiel, finalement, c'est le renversement de perspectives en train de se produire dans la relation politique entre les deux pays, comme le révèle le contenu de leur dialogue politique à haut niveau. Ce dialogue, lancé sous le Président Bush par le Secrétaire au Trésor Hank Paulson, avait vu à plusieurs reprises le gouvernement des Etats-Unis faire la leçon aux autorités chinoises sur les sujets les plus variés. C'était en 2006, c'était une autre époque ! Aujourd'hui, deux choses ont changé, la posture américaine, d'abord, dès l'installation du nouveau Président ; mais ce sont surtout les attentes de la partie chinoise qui ont changé, le contenu des échanges qu'elle anime et la nature des résultats qu'elle obtient. L'exemple le plus frappant se trouve dans le communiqué ayant conclu le dialogue stratégique et économique entre les deux en juin 2009 ; on y trouve en effet un engagement américain de " réformer le système de santé dans le but de contrôler ses coûts ... et de ramener le déficit du budget fédéral à un niveau soutenable d'ici 2013 ". C'est en quelque sorte la clé chinoise qui permet, au moins en partie, de comprendre pourquoi les projets dispendieux du Congrès en matière de santé présentés avant l'été ont fait place à celui, moins généreux et plus rigoureux, présenté par le sénateur Baucus en septembre avec l'aval de la Maison blanche.
Ainsi voit-on plus clairement la portée de la rhétorique sur la valeur du dollar et la réforme du système monétaire international ; elle sert en quelque sorte de mise en scène, mais c'est, de manière plus discrète, à la politique économique américaine que s'intéressent désormais de très près les autorités chinoises, c'est normal après tout, ce sont elles qui paient ! Comme l'avait déclaré le Premier Ministre Wen, " je demande aux Etats-Unis de maintenir leur crédit, d'honorer leurs promesses et de garantir la sécurité des actifs chinois ". Situation véritablement sans précédent pour Washington ; non pas, bien sûr, que la Chine puisse dicter sa politique à l'Amérique en matière de santé ; mais le fait d'avoir cette épée financière suspendue au dessus du processus politique prive immanquablement Washington, ne serait-ce qu'à la marge, d'une partie du levier qui serait nécessaire pour faire avancer tant d'autres intérêts en jeu vis-à-vis de la Chine. Situation nouvelle qui ne peut évidemment qu'entraîner un contrecoup. Faut-il voir dans le rapport semestriel du Trésor américain sur les politiques de change, traditionnellement lénifiant, l'amorce d'un changement de cap ? Comme à l'accoutumée, le rapport critique " la rigidité du Yuan ... qui constitue une préoccupation sérieuse " et appelle (plus nerveusement que par le passé ?) les autorités chinoises à stopper cette politique " afin de renforcer l'économie mondiale et de la rendre plus flexible ". L'Amérique a besoin de croissance, les exportations peuvent en être le moteur : à Washington, le " rééquilibrage de la croissance mondiale " est désormais sérieusement à l'ordre du jour.
Le diagnostic auquel nous aboutissons met donc bien en lumière, comme le véhicule l'expression ChinAmérique, une interdépendance croissante, c'est évident, mais il insiste aussi sur la diversité et l'ampleur des questions que soulèvent dans ce contexte la conduite de relations bilatérales portant sur un ensemble de dossiers tous plus sensibles les uns que les autres : la Corée du Nord et la prolifération nucléaire, les approvisionnements en énergie et les droits de l'homme, le réchauffement climatique et le droit de propriété intellectuelle, les mesures tarifaires et le taux de change, etc. Un agenda aussi lourdement chargé a donné naissance à Washington à l'idée que, désormais, les affaires du monde se réduisaient, pour l'essentiel, à ce dialogue bilatéral. Les Européens, souvent trop confiants quant à leur influence sur les affaires mondiales, feraient bien de réfléchir à deux fois avant d'écarter une hypothèse qu'ils pourraient trouver fantaisiste : le " G2 " pourrait-il devenir l'expression politique de la ChinAmérique ?
Ceux qui proposent cette " nouvelle approche " entendent offrir une réponse à la fragilité manifeste du système multilatéral actuel dans lequel la Chine, acteur de tout premier plan, ne se sent manifestement pas à l'aise et ce pour des raisons parfaitement compréhensibles. La Chine est réticente à s'intégrer complètement dans un ordre multilatéral à l'élaboration duquel elle n'a pas contribué. Elle porte haut et fort le jugement de tous ceux qui éprouvent, pour des raisons historiques, du ressentiment à l'encontre des institutions et des normes façonnées par les anciennes puissances dominantes. Elle juge avec sévérité une approche souvent unilatérale des problèmes mondiaux et ne manque pas d'arguments pour critiquer l'inefficacité trop fréquente de cette gouvernance occidentale. La montée en puissance de la Chine constitue de toute évidence un challenge pour l'édifice multilatéral élaboré après la seconde guerre mondiale et patronné depuis par les Etats-Unis. Il serait dangereux pour l'Amérique de laisser la Chine camper sur de telles positions qui pourraient aboutir à une confrontation sur un sujet mal maîtrisé, qu'il s'agisse d'incidents militaires ou de frictions commerciales ou financières dictées par des considérations de politique intérieure : tous ceux qui suivent les affaires sino-américaines ont en mémoire un certain nombre d'épisodes qui illustrent la réalité de telles situations heureusement restées sous contrôle. Il n'y a qu'une façon, disent donc les protagonistes de cette nouvelle approche, de convaincre la Chine de jouer un rôle politique en harmonie avec son poids dans les affaires du monde, c'est de lui reconnaître une position de leadership, c'est à dire de co-responsabilité avec les Etats-Unis.
Une telle perspective soulève évidemment d'immenses questions. Et d'abord celle-ci : les deux protagonistes, la Chine et les Etats-Unis, sont-ils prêts à réorienter leurs politiques extérieures en fonction de ce nouveau principe ? Si l'on examine, de manière pragmatique, les premiers pas dans cette direction, on jugera les épisodes récents très peu conclusifs, c'est ce que l'on a montré plus haut : le dialogue à haut niveau a lieu et il maintient la relation bilatérale sous contrôle. Excellent. Mais il ne débouche pas (pas encore ?) sur des positions communes capables de faire progresser de manière décisive la solution des problèmes en cours, prolifération nucléaire, changement climatique, déséquilibres globaux. Vu de Washington, au demeurant, adopter une pareille ligne de conduite imposerait, dans la conduite des affaires internationales : 1) l'acceptation d'un véritable partenariat entre égaux ; 2) la priorité donnée à un partenaire asiatique, au détriment du lien traditionnel avec l'Europe ; 3) la collaboration avec un régime politique peu conforme aux idéaux jeffersoniens ; bref ce serait plus qu'une réorientation, ce serait une révolution, il est douteux que, sur ce terrain, les temps soient mûrs.
En bref, on voit à l'œuvre, entre la Chine et l'Amérique, un processus bilatéral actif, reposant sur un certain nombre de principes partagés. Tant mieux. La tentation de la méfiance stratégique serait contreproductive ; la tentation du protectionnisme serait catastrophique. Mais, pour utiliser une analogie européenne, c'est un processus intergouvernemental et pas l'amorce d'un processus intégré comme celui que suggère l'expression imagée mais finalement trompeuse de ChinAmérique. Les deux pays continuent inévitablement à avoir des vues divergentes sur la façon dont le monde devrait être organisé. On l'a vu pendant l'été 2009 avec l'absence d'avancée sur la question du changement climatique : les réticences partagées à l'égard des projets européens constituaient un terrain propice pour que les deux principaux émetteurs de gaz à effet de serre définissent une plate-forme commune reflétant mieux leurs intérêts et leur permettant de reprendre le leadership sur ce grand dossier, force est de constater que l'heure n'était pas venue d'une grande initiative du " G 2 ". Et si la coopération ne va pas plus loin que ce que l'on observe, ce n'est pas parce que les deux partenaires n'ont pas pris la mesure exacte de leur importance réciproque ou parce que les négociateurs ne poussent pas leurs efforts assez loin, c'est sans doute pour des raisons plus fondamentales. Bref, la perspective d'un G2 pourrait fort bien constituer une sorte de mirage. Plutôt que de vouloir élever la coopération bilatérale à des hauteurs inaccessibles, il est sans doute préférable, pour les deux partenaires et pour le reste du monde, de faire fonds sur une approche multilatérale plus traditionnelle.
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