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L'Allemagne, la Libye, et l'Europe
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Réunis en sommet les 24 et 25 mars 2011, les pays membres de l'Union européenne (UE) ont adopté tout un éventail de mesures visant à préserver la stabilité financière de la zone euro, à accompagner l'assainissement budgétaire et les réformes structurelles des États membres et à doter l'Union économique et monétaire (UEM) d'une gouvernance véritable. Des résultats d'autant plus spectaculaires que, dix mois plus tôt, la crise grecque manquait faire exploser la zone euro, séparant les États notés " AAA " de ceux qui ne l'étaient pas. Le couple franco-allemand, peu en phase sur cette problématique, n'aurait peut-être pas survécu à un divorce monétaire. Or non seulement pareil spectre a pu être évité, mais les décisions prises fin mars 2011 témoignent d'une réelle convergence franco-allemande.

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Le mécanisme de sauvetage adopté en mai 2010 a été transformé en un mécanisme européen de stabilité (MES), doté d'une capacité de prêt effective de 440 milliards d'euros - gage de solidarité indéniable. En contrepartie, l'adoption d'un " pacte pour l'euro " correspond à la volonté de mieux coordonner les politiques économiques des États membres et d'améliorer leur compétitivité, tout comme les propositions relatives à la gouvernance économique cherchent à renforcer la discipline budgétaire et à prévenir des déficits excessifs. Le compromis est donc positif, pour les pays de la zone euro, et pour la France et l'Allemagne, dont la gestion commune de la crise de l'euro est en définitive aussi réussie qu'inattendue, compte tenu de leurs divergences initiales en matière de politique monétaire.

Cette réponse franco-allemande à la crise monétaire a toutefois été très occultée par la crise en Libye, à laquelle les deux pays ont réagi de façons diamétralement opposées. Alors que la France prenait l'initiative et, de facto, la tête de la coalition internationale en Libye, l'Allemagne non seulement ne s'est pas jointe à cette dernière, mais s'est abstenue lors du vote du Conseil de sécurité de l'Organisation des nations unies (ONU) du 18 mars autorisant le recours à la force contre le régime de Mouammar Kadhafi. Le ministre allemand des Affaires étrangères, qui, semble-t-il, a même été tenté de voter contre cette résolution (une information démentie par le gouvernement fédéral), expliquait sa position en insistant sur les risques d'escalade au cas où les frappes aériennes ne permettaient pas de mettre un terme à la guerre civile, et sur la division du monde arabe. Enfin, il estimait qu'il n'était pas possible de soutenir l'intervention sans y participer, ni d'y participer sans envisager, à un moment donné, l'envoi de troupes au sol[1].

Si les raisons avancées par le ministre allemand ne sont pas dépourvues de pertinence, il n'en demeure pas moins que, pour la première fois depuis sa création en 1949, la République fédérale a pris une décision contraire à la politique de ses trois alliés les plus proches, États-Unis, France et Grande-Bretagne - une position lourde de conséquences pour Berlin, et qualifiée par le Frankfurter Allgemeine Zeitung, journal loin d'être défavorable à l'actuel gouvernement allemand, de " retour du Sonderweg[2] ". Ce même quotidien n'a pas été convaincu par l'argument selon lequel la position allemande aurait été largement soutenue dans le monde, notamment par la Chine, la Russie, l'Inde et le Brésil, quatre pays avec lesquels l'Allemagne entretient certes des relations commerciales, mais que l'on ne peut classer parmi ceux qui constituent ce que l'on a pu nommer notre " communauté de valeurs ". La décision du gouvernement fédéral (explicitement soutenue par l'ancien ministre social-démocrate des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier) a suscité un très vif débat outre-Rhin. Le journal Die Zeit, coédité par l'ancien chancelier Helmut Schmidt, s'offusque du manque de responsabilité et de la " lâcheté " de l'action internationale de l'Allemagne[3]. Josef Joffe parle " d'un gouvernement sans quille et sans compas[4] ", et le Financial Times Deutschland estime que l'Allemagne se comporte comme une " Grande Suisse ", devenant pour ses partenaires un pays imprévisible[5].

Certes, nombre d'observateurs ont souligné que les motivations de la France n'étaient pas seulement humanitaires. Surtout, la rapidité avec laquelle le président de la République française a agi a mis les Allemands au pied du mur[6]. Il n'en demeure pas moins que rien n'empêchait l'Allemagne, comme l'a souligné l'ex-secrétaire d'État à l'Auswärtiges Amt, et actuel directeur de la prestigieuse Sicherheitskonferenz München, Wolfgang Ischinger, de voter en faveur de la résolution 1 973 de l'ONU sans participer à l'intervention militaire en Libye[7] - point de vue partagé par l'ancien ambassadeur allemand auprès de l'ONU Gunther Pleuger. Pour le Sueddeutsche Zeitung, qui reproche à l'Allemagne de se positionner du côté des dictateurs[8], l'attitude du pays est profondément populiste[9] - même approuvée (ou peut-être parce qu'approuvée) par une majorité d'Allemands. Il n'en demeure pas moins qu'elle a choqué nombre de responsables politiques et militaires allemands. Le général Klaus Naumann, ancien inspecteur général de la Bundeswehr et chef du comité militaire de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), a avoué d'avoir honte de l'attitude de son pays[10], dont la politique étrangère a été qualifiée de " farce " par un Joschka Fischer tout aussi critique des réactions " consentantes " de l'opposition allemande[11]. De nombreux dirigeants chrétiens-démocrates ont également fait part de leur malaise et de leurs critiques. Le Frankfurter stigmatise " l'isolement du système Westerwelle[12] ", citant notamment le président (CDU) de la commission des Affaires étrangères du Bundestag Ruprecht Polenz, pour qui il est contradictoire de réclamer le départ de Kadhafi et de s'abstenir de toute action militaire permettant de l'obtenir. Le député chrétien-démocrate Wolfgang Bosbach, proche d'Angela Merkel, a critiqué le fait que l'Allemagne ait trahi ses partenaires européens et américain avec une politique qualifiée de " faute historique " par l'ancien ministre de la Défense (CDU) Volker Rühe. Pour ce dernier, un mélange de " désorientation " et " d'incapacité " aurait fait exploser les " fondements de base de la politique chrétienne-démocrate "[13].

Les critiques soulignent de manière unanime la gravité des conséquences de cette politique pour les relations germano-américaines et franco-allemandes. Les dirigeants chrétiens-démocrates ont pourtant toujours été sensibles à l'importance de l'entente transatlantique. Rappelons qu'en février 2003, alors dans l'opposition, Angela Merkel s'était excusée, dans une lettre publiée par le Washington Post, de l'opposition allemande à la guerre en Irak. Elle soulignait alors que son pays aurait dû participer à la guerre aux côtés de ses partenaires européens et atlantiques en soulignant : " the most important lesson of german politics - never again should Germany go it alone - is swept aside with seaming ease by a federal government that has done precisely this[14] ". Ces propos n'ont rien perdu de leur pertinence, d'autant qu'à la différence de la guerre en Irak, l'intervention en Libye ne s'appuie pas sur de fausses preuves, qu'elle est soutenue par l'ensemble du " monde occidental ", et qu'elle n'a pas pour vocation d'occuper un pays mais de prévenir un massacre programmé.

Les réactions de Washington ne se sont pas fait attendre. Barack Obama, dans un discours fin mars, justifiait l'attitude américaine en Libye en soulignant " qu'à la différence d'autres pays, les États-Unis n'acceptent pas d'assister les bras croisés à un massacre ". Le président américain donnait par ailleurs la liste des pays faisant partie, à ses yeux, des alliés proches des États-Unis : l'Allemagne n'en était pas. Surtout, Washington s'interrogeait : l'attitude allemande ne traduisait-elle une nouvelle doctrine ? Les Américains craignent ainsi que les Allemands ne choisissent désormais leurs partenaires " à la carte ", au fil des circonstances[15]. Si tel était le cas, l'Allemagne fédérale se sentirait somme toute aussi proche de Washington que de Pékin, ou de Moscou. Et une telle politique sonnerait le glas de l'ancrage de l'Allemagne à l'Ouest, et constituerait une rupture totale avec les principes ayant guidé la politique étrangère allemande depuis Adenauer. Pour Stephen Szabo, Berlin aurait adopté une " doctrine Westerwelle ", qui verrait l'Allemagne balancer entre Washington et Pékin, Paris et Moscou[16] : une politique qualifiée hier de Schaukelpolitik, guère susceptible de susciter la confiance.

Les relations franco-allemandes ne sortiront sûrement pas indemnes de cet imbroglio. Le Monde rappelle à juste titre que, lors des crises de l'euro en 2010 et 2011, le gouvernement Merkel avait volé au secours des pays membres de l'UE, quitte à imposer des sacrifices impopulaires aux contribuables allemands et à mettre en danger sa propre stabilité monétaire : une perspective cauchemardesque pour un pays qui a connu la ruine financière à trois reprises entre 1920 et 1945. L'Allemagne ne manque donc ni de sens des responsabilités, ni de solidarité pro-européenne. En revanche, le pacifisme allemand constitue un puissant frein à l'engagement extérieur, et à l'utilisation de la force militaire en général[17]. Et la France, traditionnellement, y attache au contraire une priorité absolue. Sans l'Allemagne pourtant, " l'Europe de la défense ", déjà mal en point, ne peut exister. Si l'Allemagne s'en éclipse, ou se tourne vers les BRIC, Paris n'a d'autre choix que de miser encore plus sur Londres et Washington, dans le cadre de l'OTAN ou d'une coalition ad hoc. Ni l'une ni l'autre de ces dernières n'aurait de place à offrir à une coopération franco-allemande, dès lors limitée à la gestion de la zone euro. Ce serait bien peu, au regard des ambitions jadis affichées par le De Gaulle et Adenauer, Schmidt et Giscard d'Estaing, Mitterrand et Kohl.

Surtout, la leçon de la crise monétaire suggère qu'il ne suffit pas de respecter les critères de stabilité pour assurer la survie de l'euro. L'Union monétaire ne survivra que flanquée d'une union politique. La première n'est pas réalisable sans une gouvernance économique, et la seconde est inconcevable sans une " Europe de la défense " crédible. Comme l'Allemagne est en droit d'exiger de la France une politique économique et monétaire rigoureuse, cette dernière peut légitimement demander à Berlin d'assumer pleinement ses responsabilités au plan militaire - y compris en période de crise économique et à la veille d'élections régionales.


[1] Voir la position officielle de G. Westerwelle sur la Libye sur le site internet du CIDAL (Ambassade d'Allemagne à Paris), Cidal.diplo.de.

[2] B. Kohler, " Gebrannte Kinder ", Frankfurter Allgemeine Zeitung, 19 mars 2011.

[3] " Deutschlands feige Außenpolitik ", Zeit Online, 18 mars 2011

[4] J. Joffe, " Eine Regierung ohne Kiel und ohne Kompass ", Zeit Online, 25 mars 2011

[5] W. Münchau, " Möchtegerngroßmacht ganz klein ", Financial Times Deutschlands, 24 mars 2011.

[6] G. von Randow, " Der Feldherr ", Zeit-Online, 23 mars 2011, et " Der geschickte Monsieur Sarkozy ", Zeit-Online, 10 mars 2011.

[7] " Der Lybien-Einsatz : Häme und Spott für Berlin ", disponible sur Stern.de, 19 mars 2011.

[8] D. Brössler, " Deutschland an der Seite von Diktatoren ", Sueddeutsche Zeitung, 19 mars 2011.

[9] T. Denkler, " Der Krisen-Profileur ", Sueddeutsche Zeitung, 18 mars 2011.

[10] General Naumann, " Ich schäme mich für die Haltung meines Landes", Sueddeutsche Zeitung, 20 mars 2011.

[11] J. Fischer, " Deutsche Außenpolitik - eine Farce ", Sueddeutsche Zeitung, 22 mars 2011.

[12] M. Sattar, " Die Isolierung des Systems Westerwelle ", Frankfurter Allgemeine Zeitung, 20 mars 2011.

[13] " Unionspolitiker kritisieren Enthaltung Deutschlands ", Frankfurter Allgemeine Zeitung, 28 mars 2011.

[14] A. Merkel, " Schroeder doesn't speak for all Germans ", Washington Post, 20 February 2003.

[15] G. P. Schmitz (Washington), " Westerwelles Jein-Kurs vergrätzt Washington ", Spiegel-Online, 30 mars 2011.

[16] S. Szabo, " The Westerwelle Doctrine ", disponible sur Dialoginternational.com.

[17] " Berlin face à ses responsabilités internationales ", Le Monde, 19 mars 2011.

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Hans STARK

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Conseiller pour les relations franco-allemandes à l'Ifri

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Der Pariser Platz auf der Ostseite des Brandenburger Tors in Berlin, Deutschland
Comité d'études des relations franco-allemandes (Cerfa)
Accroche centre

Le Comité d'études des relations franco-allemandes (Cerfa) a été créé en 1954 par un accord intergouvernemental entre la République fédérale d’Allemagne et la France, afin de mieux faire connaître l'Allemagne en France et analyser les relations franco-allemandes y compris dans leurs dimensions européennes et internationales. Dans ses conférences et séminaires, qui réunissent experts, responsables politiques, hauts décideurs et représentants de la société civile des deux pays, le Cerfa développe le débat franco-allemand et suscite les propositions politiques. Il publie régulièrement des études à travers deux collections : les « Notes du Cerfa » et les « Visions franco-allemandes ». 

Le Cerfa entretient des relations étroites avec le réseau des fondations et des think tanks allemands. En plus de ses activités de recherche et de débat, le Cerfa promeut l’émergence d’une nouvelle génération franco-allemande à travers des programmes de coopération originaux. C'est ainsi qu'en 2021-2022, le Cerfa a conduit un programme sur le multilatéralisme avec la Fondation Konrad Adenauer de Paris. Ce programme s'adresse à des jeunes professionnels des deux pays intéressés par les enjeux du multilatéralisme dans le contexte de leurs activités. Il a couvert une large gamme de thèmes relatifs au multilatéralisme, tel que le commerce international, la santé, les droits de l’homme et la migration, la non-prolifération et le désarmement. Auparavant, le Cerfa avait participé au dialogue d’avenir franco-allemand, co-piloté de 2007 à 2020 avec la Deutsche Gesellschaft für auswärtige Politik (DGAP) et soutenu par la Fondation Robert Bosch, ou encore le groupe Daniel Vernet (anciennement Groupe de réflexion franco-allemand) qui avait été fondé en 2014 à l’initiative de la Fondation Genshagen.

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Valérie DUBSLAFF

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