La relation russo-iranienne à l'épreuve de l'escalade militaire au Moyen-Orient
Les relations entre Téhéran et Moscou ont connu un nouvel élan depuis le début de la guerre en Ukraine, passant d'une relation transactionnelle et asymétrique depuis 1991 à la construction d'un véritable partenariat stratégique. Néanmoins, malgré l’approfondissement des coopérations militaire, spatiale, cyber, policière et nucléaire civile, Moscou se montre réticent à s’engager directement aux côtés de Téhéran contre les États-Unis et leurs alliés au Moyen-Orient. Des différences de statut et d’approches freinent ainsi toujours la construction d’une alliance anti-occidentale entre la Russie et l’Iran.
Les limites d’un partenariat
Premièrement, la Russie semble toujours opposée à un retrait iranien du Traité de non-prolifération (TNP), même si depuis deux ans, la Russie ne coopère plus avec les puissances occidentales au Conseil de sécurité pour obtenir un renforcement des inspections de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) sur le territoire iranien.
Deuxièmement, les perceptions négatives sur la Russie semblent toujours majoritaires au sein de l’opinion publique iranienne en raison du poids de l’histoire et de la dépendance accrue de l’Iran à l’égard de Moscou depuis la fin de la guerre froide – dénoncée par une partie des élites iraniennes qui souhaiteraient une politique étrangère plus équilibrée. En 2021, 65 % des Iraniens avaient une opinion négative sur la Russie, 71 % s’opposaient à l’accord entre l’Iran et la Russie concernant le régime juridique de la mer Caspienne, et 66 % rejetaient l’idée du projet d’accord de coopération de vingt ans entre l’Iran et la Russie .
Troisièmement, en dépit des intérêts partagés (contournement des sanctions, accès de la Russie au marché gazier asiatique, etc.), la coopération énergétique, et notamment gazière, ne connaît pas d’avancée significative. La République islamique trouve en la Russie un partenaire par défaut. La complémentarité économique aurait dû conduire l’Iran et l’Europe à s’entendre pour renforcer leurs échanges dans les secteurs pétrolier et gazier. Cependant, pour des raisons en partie idéologiques, Téhéran s’est enfermé dans un partenariat quasi exclusif avec la Russie et la Chine, ce qui n’a pas permis de valoriser efficacement les ressources en hydrocarbures iraniennes.
En outre, sur le plan économique, l’Iran se heurte à l’importance des relations entre la Russie et les monarchies du Golfe (notamment les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite), qui explique pourquoi Moscou a soutenu la position émiratie, en 2023, sur la question de la souveraineté des îles de la Grande Tomb, de la Petite Tomb et d’Abou Moussa, sur lesquelles l’Iran affirme sa souveraineté. Les factions « modérées » du gouvernement dirigé par Massoud Pezechkian ont d’ailleurs une position critique sur la relation de Téhéran avec Moscou, jugeant que l’ouverture économique aux pays européens renforcerait l’Iran.
La coopération militaire entre l’Iran et la Russie est aussi limitée. Ainsi, Moscou n’a toujours pas livré de systèmes de défense antimissile russes S-400 en raison des hésitations de la Russie ou de l’insuffisance de ses capacités militaires dans le contexte de la guerre d’Ukraine. Or, même si des sources affirment que les systèmes de défense antimissile iraniens Bavar-373 auraient été plus efficaces que les systèmes russes lors des frappes israéliennes du 26 octobre 2024, celles-ci ont détruit les systèmes S-300 et rendu l’Iran encore plus dépendant de la Russie en matière de défense antimissile .
Ces limites se manifestent aussi dans les relations qu’entretient Moscou avec « l’axe de la résistance », même si la Russie maintient un dialogue diplomatique avec les proxys de la République islamique qui sont des adversaires d’Israël. Bien que la Russie ait accru sa coopération avec les Houthis au Yémen et pourrait leur livrer des missiles en fonction de l’évolution du soutien militaire occidental à l’Ukraine, Moscou a jusqu’à maintenant semblé circonscrire son aide aux domaines du renseignement. La question de la livraison de missiles ou des systèmes de défense sol-air aux proxys de Téhéran pourrait se poser dans l’hypothèse d’une escalade militaire directe avec Washington . Au fond, Moscou s’impliquerait probablement davantage si « l’axe de la résistance » visait prioritairement des cibles américaines plutôt qu’israéliennes.
Les objectifs de Moscou au Proche et Moyen-Orient :
le chaos, pas la guerre totale
L’objectif prioritaire de Moscou au Proche et Moyen-Orient est de détourner l’attention internationale de la guerre d’Ukraine et de fragiliser le soutien militaire de Washington à Kiev. En outre, la Russie est obligée de manœuvrer prudemment dans le contexte de fortes tensions militaires israélo-iraniennes qui pourraient affecter la sécurité et la pérennité de la présence militaire russe en Syrie. Moscou voit principalement Téhéran comme un moyen de défier l’Occident. À ce titre, le levier iranien doit être préservé : les dernières rencontres officielles entre l’Iran et la Russie témoignent de la volonté russe de gérer les tensions régionales et, probablement, de calmer les velléités de confrontation de la République islamique. Le 5 août 2024, l’ancien ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou s’est rendu à Téhéran pour échanger sur les questions militaires bilatérales mais aussi pour tenter de prévenir le risque d’une guerre totale au Moyen-Orient après l’élimination du dirigeant du Hamas, Haniyeh, sur le territoire iranien. Le 30 septembre 2024, la veille de tirs de missiles iraniens sur Israël, Mikhaïl Michoustine et Massoud Pezechkian se sont rencontrés à Téhéran pour discuter de la nécessité de renforcer les coopérations bilatérales, de la future adhésion de l’Iran à l’Union économique eurasiatique et de la nécessité de s’opposer, en tant que « pays indépendants », à « l’unilatéralisme américain » .
L’intérêt de Moscou semble de maintenir le chaos dans la région tout en évitant une guerre totale au Moyen-Orient . La Russie souhaite maintenir des relations officielles et informelles avec l’ensemble des acteurs régionaux et compartimenter les dossiers dans sa relation avec Téhéran. Ces tensions géopolitiques très fortes permettent de maintenir les prix des hydrocarbures à un niveau élevé. À plus long terme, la Russie, qui a accueilli le sommet des BRICS+ en octobre 2024, souhaite une restructuration post-occidentale des relations internationales, aux niveaux économique et sécuritaire, et, a fortiori, au Moyen-Orient.
Une relation mise à rude épreuve
L’escalade militaire actuelle entre Israël et l’Iran met en lumière les fragilités des alliances au Moyen-Orient. Si l’Iran et la Russie coopèrent dans plusieurs domaines stratégiques, ils ne partagent pas d’objectifs identiques : l’Iran cherche à se positionner comme une puissance régionale incontournable, alors que la Russie, qui aspire à un rôle global, veut déstabiliser Washington dans le contexte de la guerre en Ukraine. Pour la République islamique, les relations avec Moscou sont une question existentielle qui touche à la survie du régime, ce qui explique pourquoi les décisions sont prises, à ce sujet, par le Guide suprême. L’État profond iranien et, notamment, les différentes composantes de son appareil de sécurité sont les plus favorables au rapprochement avec Moscou tandis que le gouvernement iranien (l’État visible) s’efforce de présenter une position plus équilibrée entre les intérêts sécuritaires et économiques du pays. En effet, l’amélioration des conditions de vie en Iran n’est possible qu’à la condition d’une détente avec l’Occident. Dans le contexte des frappes israéliennes du 26 octobre 2024, il est néanmoins peu probable que les « modérés » parviennent à infléchir la stratégie pro-russe de la République islamique.
Les récents développements, comme les tensions militaires irano-israéliennes ou les frappes aériennes israéliennes contre des positions tenues par des proxys de Téhéran en Syrie, illustrent bien les limites de cette coopération entre Téhéran et Moscou. La Russie, bien que protectrice du régime syrien, n’a ni les moyens ni la volonté de s’opposer directement aux actions israéliennes, préférant privilégier les relations bilatérales dégradées mais « fonctionnelles » avec Tel-Aviv . De son côté, l’Iran pourrait être tenté de répondre de manière plus agressive à cette escalade, en intensifiant son soutien à des acteurs non étatiques comme le Hezbollah, le Hamas, le Djihad islamique, les Houthis ou les milices irakiennes pour maintenir une pression sur Israël et ses alliés. Cependant, cette approche pourrait exacerber les tensions avec la Russie, qui souhaite éviter une conflagration régionale totale. Dans ce contexte d’escalade militaire, l’Iran et la Russie se trouvent face à un équilibre délicat entre leurs ambitions régionales et la nécessité de préserver une stabilité relative. Alors que l’Iran continue de défier les pressions internationales, notamment à travers son soutien à son réseau d’influence, la Russie devra gérer les tensions entre ses différents partenaires régionaux pour maintenir son influence sans s’engager dans des conflits directs qui l’éloigneraient de sa priorité absolue, à savoir gagner la guerre en Ukraine.
Alors que Téhéran cherche à renforcer sa position de puissance régionale incontournable dans une fuite en avant sécuritaire, Moscou mise sur une approche plus équilibrée pour protéger ses intérêts, sans toutefois pouvoir redevenir le médiateur qu’il était avant le 7 octobre pour la gestion des crises régionales. Du point de vue iranien, l’affaiblissement de « l’axe de la résistance » renforce la dépendance militaire iranienne à la Russie. L’échec de la stratégie de défense avancée (forward-defence strategy) de la République islamique rend le territoire iranien plus vulnérable à de futures attaques israéliennes. Le besoin impératif de renforcer sa défense sol-air renforcera probablement la pression de Téhéran sur Moscou dans la perspective de la signature d’un partenariat de vingt ans incluant une coopération militaire accrue . Par ailleurs, le scénario d’une militarisation rapide du programme nucléaire iranien demeure, à ce jour, une hypothèse non étayée que ne soutient pas le Guide suprême. Elle semble également particulièrement risquée pour la survie du régime compte tenu des probables réponses fortes israéliennes et/ou américaines qui s’ensuivraient. Côté russe, l’hypothèse selon laquelle Moscou préférerait un Iran nucléaire à un Iran pro-occidental ne tient pas compte des obstacles idéologiques et institutionnels qui empêchent toute réforme de la stratégie internationale de Téhéran.
Ainsi, plus de quarante-cinq ans après la Révolution islamique, le régime de la République islamique reste profondément marqué par l’héritage khomeyniste, dont l’anti-américanisme constitue l’un des piliers. En revanche, les relations avec Moscou ont évolué depuis 1979 : de la rivalité idéologique de l’époque soviétique, elles sont passées à un renforcement des coopérations bilatérales, notamment en période de tensions irano-américaines et russo-américaines. Dans le contexte des guerres en Ukraine, à Gaza et au Liban, cette dimension trilatérale des relations irano-russes apparaît, in fine, comme un facteur décisif du rapprochement en cours entre Téhéran et Moscou.
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