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Intelligence artificielle : la « question fondamentale » de son intérêt général au cœur du Sommet de Paris

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Interrogé par Éric Chaverou sur

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Après deux sommets axés sur la sécurité de l'IA, au Royaume-Uni fin 2023, puis en Corée du Sud en mai 2024, le Sommet de Paris est baptisé « sur l'action » et veut ouvrir les débats à tous, sur une intelligence artificielle d'intérêt général. Entretien avec Benjamin Pajot, chercheur associé au Centre géopolitique des technologies de l'Ifri.

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Globe terrestre numérique sur fond de paysage urbain
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La France, poussée par Emmanuel Macron, souhaite incarner une troisième voie dans l'IA. En particulier à l'occasion de son Sommet qui débute officiellement ce lundi au Grand Palais, après deux journées scientifiques et un weekend consacré aux questions culturelles. Avec au total 1 500 participants attendus.

Ce troisième grand rendez-vous international autour de l'IA, après les Sommets au Royaume-Uni puis en Corée du Sud, se veut une alternative à la domination des États-Unis et de la Chine dans le secteur. Il est d'ailleurs coprésidé par l'Inde et son Premier ministre Narendra Modi.

Entretien réalisé le 7 février 2025 avec Benjamin Pajot, chercheur associé au Centre géopolitique des technologies de l'IFRI (Institut français des relations internationales), spécialisé dans l'IA depuis 2018 et passé par le Centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère des Affaires étrangères.

En quoi ce Sommet de Paris est marquant pour la France et l'IA ?

Il est difficile de commenter un sommet en amont, mais ses objectifs sont plutôt clairs. Son objectif diplomatique est d’abord de placer la France au centre du monde pendant une semaine à propos d’un sujet qui préoccupe l'ensemble des puissances et des sociétés à travers la planète. Il s’agit d’offrir une perspective diplomatique à la France, au milieu d’un grand rassemblement de personnalités économiques, politiques et scientifiques. Cette capacité à attirer l'ensemble de ces personnes à Paris pour discuter d'intelligence artificielle est un signal fort envoyé au reste du monde.

Ce devrait aussi être un moment a priori fort en termes d'attractivité économique, avec des rendez-vous consacrés aux entreprises et des annonces d'investissements à attendre. Enfin, sur le plan de la recherche, on peut espérer que les discussions conduites en amont du sommet proprement diplomatique auront permis d'évoquer des enjeux extrêmement importants, depuis les nouvelles avancées dans le champ scientifique, jusqu'aux divers problèmes liés aujourd'hui aux usages de l'intelligence artificielle, notamment sur le plan environnemental.

Au plan diplomatique, géopolitique, cela signifie que la France n'a pas vraiment la main ? C'est une façon pour elle de la prendre ?

C'est une façon en tout cas de se replacer au centre du jeu. Le sujet intelligence artificielle est bordé par la France depuis plusieurs années, le rapport de Cédric Villani ayant constitué une première pierre en 2018. Il y a un vrai investissement personnel du président Macron sur ce sujet depuis plusieurs années, et des acteurs assez avancés dans le champ technologique de l'intelligence artificielle ou des intelligences artificielles, puisque l'on parle de différentes technologies.

Ce sommet intervient plutôt pour tenter de réorienter la discussion. Il s'inscrit dans la continuité des sommets précédents, tenus au Royaume-Uni et en Corée du Sud, mais qui, eux, étaient davantage tournés vers des questions de sécurité de l'IA et de la gestion des risques à long terme. Le sommet de Paris a pour vocation de recentrer la discussion et d'essayer de produire des avancées en matière de développement de l'intelligence artificielle au service de l'intérêt général. C'est vraiment la question fondamentale à se poser aujourd'hui par rapport à l'ensemble de ces technologies, et ainsi tenter de contrer un peu des narratifs surgis ces deux ou trois dernières années, notamment en provenance des États-Unis. C'est un sommet sur l'action. Qui dit un peu ce qui se dit par ce biais là, c'est à dire replacer vraiment les questions qui comptent au centre de la discussion, ce qui n'était pas forcément le cas jusqu'à jusqu'à présent.

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La France n'a pas à rougir de son industrie dans le domaine. Mais on voit bien, évidemment, au regard de la compétition internationale actuelle, que l'échelle qui compte est celle de l'Europe.

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Benjamin PAJOT
Benjamin PAJOT
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Chercheur associé, Centre géopolitique des technologies de l'Ifri

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Ce sommet a aussi pour objectif d'entraîner le reste des partenaires européens. Et là, il faudra suivre plus précisément les annonces qui confirmeront ou non cela, de la part d'Ursula von der Leyen notamment.

Vous parlez de « contrer des narratifs, en particulier venant des États-Unis », c'est-à-dire ?

Les grands acteurs du secteur ont un intérêt bien compris. Car nous sommes dans un champ aujourd'hui très nettement dominé sur les plans économique et technologique par les entreprises américaines. Même si l'actualité de ces derniers jours a créé des remous et tend à montrer que la Chine a rattrapé une partie de son retard. Mais au cours des deux ou trois dernières années, ces acteurs américains ont poussé un récit, consistant à alarmer tout le monde sur les risques à moyen - long terme de l'intelligence artificielle, sur ces fameux risques d'extinction de l'humanité ou en tout cas de remplacement des humains par les machines. Tout en continuant de développer ces technologies. Le but derrière cela est évidemment bien compris : détourner l'attention notamment des régulateurs et des opinions publiques internationales, détourner leur attention sur des risques à long terme pour ne pas réguler leur activité à court terme. Avec toutes les conséquences que cela peut avoir aujourd'hui sur tout un tas de plans; politique, social, environnemental.

Il est donc plus que temps de se ré-emparer de ce sujet, de dire que l'intelligence artificielle est l'affaire de tous et toutes, depuis les citoyens, citoyennes, jusqu'aux acteurs étatiques à travers la planète. Et c'est l'un des objectifs du Sommet aussi de tenter de recentrer ces discussions et d'avancer vers quelque chose de plus constructif, de ne plus agiter les peurs dans tous les sens et d'essayer d'aller vers vraiment un questionnement fondamental sur ce que nous voulons faire, nous, collectivement, des intelligences artificielles.

Par rapport à ces narratifs et à ce que vous avez décrit concernant ces dernières années, cela implique aussi à l'occasion de ce sommet de nouvelles alliances, des échanges plus larges ? Par exemple avec des pays du Sud ou qui sont pas forcément associés à l'intelligence artificielle.

Tout à fait. Quand je disais que l'intelligence artificielle est l'affaire de tous, cela participe de cette logique de réunir tout le monde autour de la table, et pas seulement ceux qui sont désignés comme les deux grands leaders inarrêtables que seraient la Chine et les États-Unis. J'en veux pour preuve la présence à ce Sommet, notamment, de Narendra Modi et le fait que l'Inde compte aussi aujourd'hui comme l'un des acteurs étatiques majeurs sur ce segment. Avec la nécessité, quand on réfléchit au développement d'une IA d'intérêt général, d'inclure tout le monde dans la discussion, et pas seulement les occidentaux avec leurs préoccupations économico-sociétales qui ne sont pas forcément les mêmes que celles des pays du Sud.

L'un des objectifs affichés du sommet est aussi de contribuer à cet élan là, notamment par le biais du renforcement du Partenariat mondial pour l'intelligence artificielle. Il avait d'ailleurs été lancé par la France en 2019 et il rassemble des chercheurs dans le monde entier pour réfléchir à tout un tas de questions, pas seulement techniques, mais aussi sur les impacts sociaux, environnementaux, de l'intelligence artificielle. Certains pays, notamment des pays en développement, pourraient être amenés à rejoindre ce partenariat pour le renforcer.

Avec aussi des alliances renforcées. Par exemple, le grand public ne le sait pas forcément, mais un partenariat stratégique existait déjà entre la France et les Émirats arabes unis et il vient d'y avoir une annonce qui l'accroit. C'est aussi montrer que d'autres champs peuvent exister ?

Exactement, et montrer que l'on n'est pas obligé de choisir entre la Chine et les États-Unis et qu'en réalité nous nous trouvons dans un champ en perpétuelle évolution, avec de très nombreux acteurs sur la scène internationale.

Citations Auteurs

Il s'agit de démontrer que nous n'avons pas à être soumis à l'une ou l'autre des deux grandes puissances actuelles de l'IA, car nous avons tous un intérêt à développer des intelligences artificielles qui puisse rendre des services à l'ensemble des populations concernées.

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Pour que ces IA ne soient pas simplement des produits, ce qui aujourd'hui est quand même le courant majoritaire du développement de ces technologies.

Il est peut-être temps d'essayer de réorienter un peu le courant de le développement de ces technologies vers des solutions qui nous soient plus utiles à toutes et tous.

Et quels pays émergents de l'IA pourrait-on découvrir à l'occasion de ce Sommet ?

Tout dépend ce que vous entendez par « émergents », mais vous avez cité les Émirats arabes unis. Dans le Golfe, l'Arabie saoudite a également investi énormément d'argent et mise très largement sur ces technologies. Avec des effets d'annonce parfois difficiles à estimer. Mais il existe une vraie politique d'attraction des talents dans ces deux États là, avec des montants assez colossaux mis sur la table. L'Inde est aussi un acteur avec lequel compter, ne serait-ce que parce qu'en terme de formation, aujourd'hui, l'Inde est le pays qui forme le plus d'ingénieurs en informatique à travers le monde. Quand vous regardez la Silicon Valley, on parle souvent des étudiants chinois et même des scientifiques chinois qui s'installent aux États-Unis. Mais la Silicon Valley est aussi remplie d'ingénieurs indiens.

Plus largement, le Canada est aussi un pays avec un important écosystème et avec lequel il faut compter dans le domaine de la recherche fondamentale, même s'il n'est pas forcément un pays émergent sur le plan économique comme on a l'habitude de les désigner. C'est d'ailleurs avec le Canada que la France avait construit le partenariat mondial pour l'intelligence artificielle.

Et du côté des pays asiatiques, en dehors de la Chine, un écosystème assez important s'est développé au Japon, à Singapour et en Corée du Sud.

Mais avec les évolutions en cours, notamment dans le domaine de l'open source - cette capacité à pouvoir mettre à disposition les modèles, les jeux de données - on devrait aussi assister à des développements dans de très nombreux pays, parce que des ingénieurs locaux s'empareront des modèles et tenteront d'en faire quelque chose qui soit utile localement.

Aujourd'hui, l'intelligence artificielle est devenue indispensable en termes de stratégie pour un pays, de positionnement géopolitique ?

À plus d'un titre, effectivement. D'abord parce nous vivons un temps de retour de la confrontation géopolitique assez intense. On l'a observé en Ukraine, puis au Moyen-Orient et demain, nous risquons de le voir autour de Taïwan. Et l'intelligence artificielle est désormais l'une des technologies qui révolutionne la guerre sur le champ de bataille. Donc forcément, des attributs de puissance sont extrêmement importants derrière le développement de ces technologies et qui sont l'une des raisons principales pour laquelle cette compétition est en train de devenir de plus en plus rugueuse.

La question est comment utiliser, faire basculer des technologies développées, notamment pour leur usage militaire, vers un bien commun, en tout cas un usage d'intérêt d'intérêt général. A quel moment décidons-nous, en tant qu'utilisateur, de ce qui est en train de nous arriver et de ce que nous voulons faire de ces technologies. C'est la question que nous devons être en capacité de nous poser pour éviter de se faire dicter un changement qui nous serait simplement imposé. Car tout le monde considère que l'intelligence artificielle va révolutionner absolument tout, mais une fois qu'on a dit ça, on n'a pas dit grand chose in fine.

La guerre en Ukraine a été et est encore révélatrice de ce point de vue ?

Bien sûr, et c'est même un laboratoire à ciel ouvert. Le déroulement du conflit montre aujourd'hui à quel point le recours aux technologies est extrêmement massif et comment il structure le champ de bataille, par le biais des drones évidemment, mais aussi par le brouillage de toutes les opérations qui lui sont associées. Et dans cette guerre électronique, l'intelligence artificielle permet aussi de rassembler des données issues du champ de bataille, de les traiter et ensuite de pouvoir envoyer des ordres plus efficacement sur le terrain. Même si, évidemment, il faut rappeler qu'il s'agit d'une guerre de haute intensité et que ce sont d'abord des hommes sur le terrain et des moyens militaires, des canons et des obus qui sont au centre. Mais la technologie joue un rôle tout particulier, notamment pour le renseignement.

Il n'y a pas d'effet de mode, y compris chez les dirigeants, par rapport à l'intelligence artificielle ? Où chacun devrait faire son annonce, sortir son plan, sans être tout à fait sûr ensuite des réalisations.

C'est une bonne question. Je ne sais pas si on peut parler d'un effet de mode, mais si vous regardez l'histoire de l'intelligence artificielle, il y a des hauts, des bas et il y a toujours eu des espèces de pics d'affolement comme ça, suivis de ce que l'on appelle des hivers de l'IA durant lesquels le développement scientifique mais aussi les investissements se sont ralentis ou taris avant de relancer la courbe d'intérêt.

Et évidemment, les politiques sont directement empreints de cette scène, concernés par ces dynamiques et pétris de cette logique. Et évidemment que le sommet est aussi un moyen de créer un moment, un espèce de ballet diplomatique autour de la France et donc un moment de "soft power".

Cet espèce d'effet d'entraînement autour de l'IA est indéniable. Est-il surestimé, légitime ? La question reste ouverte. Les acteurs politiques ont toujours la volonté de ne pas louper le coche. Et c'est aussi parfois cela qui qui tend à dicter certaines politiques. Mais en France, de très nombreux acteurs essayent d'orienter l'action de l'Etat sur ce sujet. Cela ne veut pas dire que cela prendra forcément toujours la bonne direction, mais le niveau de conscientisation sur ces enjeux est assez important. Peut-être pas dans le grand public, mais parmi les gens qui s'intéressent à l'intelligence artificielle, c'est assez réel.

 

Ecouter Benjamin Pajot en intégralité sur France Culture

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