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L'Allemagne de Berlin, différente et semblable

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Depuis que l’Allemagne unie a accédé à la pleine souveraineté et s’affirme comme une grande puissance, de nombreux esprits redoutent qu’elle renoue avec une politique hégémonique et reconstitue sa sphère d’influence en Europe centrale et orientale. Ces craintes ont été avivées par le déplacement du centre de gravité de l’Allemagne vers l’est, symbolisé par le transfert du siège des pouvoirs publics de Bonn à Berlin, et par une moindre inhibition des dirigeants allemands à faire valoir leurs intérêts nationaux dans les conseils européens et atlantiques. Enfin, on a émis des doutes sur la continuité de la politique européenne de l’Allemagne dans la mesure où le modèle fédéral, qui demeure la référence obligée, fait l’objet d’interprétations contradictoires, et où la 'politique en action' et la 'politique déclaratoire' dans ce domaine accusent des écarts importants. Aussi certains n’ont-ils pas hésité à rappeler le propos de Friedrich Nietzsche sur une Allemagne en devenir dont l’ambition serait de 'germaniser toute l’Europe', tandis que d’autres se référaient à Thomas Mann, qui s’était insurgé contre ce penchant dans une conférence prononcée à Hambourg devant des étudiants, en 1953, et avait exhorté son auditoire à rompre avec la philosophie d’une 'Europe allemande' et à s’engager résolument dans la voie d’une 'Allemagne européenne'. On sait que le chancelier Adenauer avait délibérément opté pour l’ancrage de la RFA dans la communauté européenne, et, comme ce choix n’a pas été démenti par ses successeurs, il peut être considéré comme l’un des invariants de la politique étrangère de l’Allemagne d’après-guerre.
En dépit des gages qu’elle a donnés à la démocratie et à l’esprit européen, on continue de nourrir des préventions contre la 'plus grande Allemagne', et cette méfiance se reflète dans des écrits polémiques auxquels les médias font largement écho. Par ailleurs, la célébration rituelle de l’entente franco-allemande masque mal des conflits d’intérêt, voire des divergences sérieuses, sur des questions aussi fondamentales que le fonctionnement des institutions européennes, la mise en œuvre des politiques communes et les relations euro-atlantiques. On conçoit donc que des germanistes soucieux de préserver les acquis de plusieurs décennies de coopération s’attachent à combattre les préjugés qui entachent les jugements portés par les Français sur les Allemands, sans ignorer les problèmes auxquels l’Allemagne est confrontée depuis l’unification et les difficultés auxquelles se heurte la construction politique de l’Europe. C’est à cette tâche d’élucidation que le professeur Grosser consacre son dernier livre au titre aronien. Il suggère que la politique de l’Allemagne unifiée s’inscrit dans la continuité de celle de la République fédérale, tout comme la Ve République était aux yeux de Raymond Aron 'immuable et changeante'.
Nul n’était plus qualifié qu’Alfred Grosser pour mener à bien une telle entreprise, puisque celui-ci peut se prévaloir d’un engagement ancien au service du rapprochement franco-allemand, et qu’il s’est imposé au fil des ans comme un médiateur entre deux peuples dont la réconciliation a permis d’amorcer le processus de la construction européenne dès le début des années 1950, et dont la vocation est de contribuer au parachèvement de l’unification du continent après l’effondrement de l’ordre bipolaire. Fondateur,au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, du comité d’échanges avec l’Allemagne nouvelle, il n’a cessé depuis lors d’être le 'passeur entre deux rives', et ses travaux sur l’Allemagne d’après-guerre et la politique étrangère de la France lui ont valu une notoriété internationale. Enfin, il prête une attention particulière à la dimension éthique des problèmes internationaux comme l’atteste son livre Le Crime et la mémoire, paru il y a plus d’une décennie. Dans L’Allemagne de Berlin, cette préoccupation est constante, et elle s’exprime pleinement dans les chapitres consacrés à la mémoire du passé et à la transmission des valeurs. En définitive, c’est sous le double éclairage du comparatisme et de la morale en politique que ce livre doit être lu si l’on veut en saisir toutes les implications, et ce sont les regards croisés sur les politiques et les sociétés allemande et française qui font son originalité.
Il ne saurait être question de rendre compte ici de la substance d’un ouvrage qui aborde la question allemande sous tous ses aspects et tente de définir la singularité de la politique menée par la République de Berlin en la situant dans le prolongement de celle mise en œuvre par la démocratie de Bonn. A cet égard, l’auteur estime que la continuité l’emporte sur le changement, puisque la méthode retenue pour surmonter la division de l’Allemagne –à savoir l’adhésion des Länder de la RDA à la loi fondamentale de 1949– a consacré la primauté du système constitutionnel de la République fédérale, conformément aux exigences formulées à l’article 7 du Deutschlandvertrag. Par ailleurs, il insiste sur le maintien des engagements européens de l’Allemagne et souligne l’importance des transferts de souveraineté prévus par le nouvel article 23 de la Constitution allemande.
Toutefois, Alfred Grosser déplore que la conception de l’Europe des 'pères fondateurs', qui était moins 'celle des nations que celle d’une coresponsabilité transnationale pour la libre démocratie', n’ait pas réussi à s’imposer, et il estime qu’il vaudrait mieux renoncer à l’usage du mot fédéral pour qualifier l’Union européenne, dont la nature particulière se prête mal à l’application des catégories juridiques classiques. En outre, il relève que les progrès sur la voie de l’intégration ont été lents et que les gouvernements européens ont souvent pris des libertés avec les règlements et les directives de Bruxelles. Enfin, les vicissitudes des politiques communes et les problèmes soulevés par l’élargissement de l’Union aux pays d’Europe centrale et orientale ont fait naître des doutes sur l’émergence d’une Europe capable d’affirmer son identité sur la scène mondiale.
Sur tous ces points, les analyses et les observations d’Alfred Grosser nous éclairent sur la place de l’Allemagne en Europe et dans le monde, et permettent de relativiser la singularité allemande en la comparant avec les réalités françaises. Il n’en reste pas moins que l’Allemagne est 'autrement autre' en raison du poids du passé et des problèmes d’identité résultant de l’unification, qui n’est qu’une demi-réussite en raison à la fois des clivages qui persistent entre les Allemands de l’Est (Ossis) et ceux de l’Ouest (Wessis), et de la dégradation de la situation économique dans les nouveaux Länder. En abordant ces questions, l’auteur fait preuve de sa liberté d’esprit habituelle, et on admirera la franchise avec laquelle il s’exprime sur des sujets aussi controversés que l’instrumentalisation d’Auschwitz pour circonscrire le débat politique en Allemagne, l’abolition de la législation sociale dont bénéficiaient les femmes en RDA, l’utilisation des camps nazis par les Soviétiques au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les revendications des Allemands des Sudètes, les rapports entre les Eglises et l’Etat, etc.
Mais ce qui retiendra surtout l’attention, c’est la mise en parallèle de la vie politique, économique et sociale en France et en Allemagne, et l’affirmation selon laquelle il n’existerait qu’une différence de degré, et non de nature, entre ces deux pays, qui participent l’un et l’autre de la société industrielle, se réclament tous deux d’un système de valeurs commun et jouent depuis l’origine un rôle majeur dans la construction de l’Europe. Sans doute le lecteur ne souscrira-t-il pas à toutes les conclusions de l’auteur et ne partagera-t-il pas nécessairement les réserves que lui inspire l’idée de nation, à laquelle de nombreux Français restent attachés car ils y voient le garant des valeurs républicaines. Les controverses entre Renan et Strauss pendant la guerre de 1870 avaient mis en évidence les divergences franco-allemandes en la matière. Aujourd’hui, le problème se pose en termes différents puisqu’on semble s’accommoder outre-Rhin d’une Europe qui pourrait revêtir la forme d’une 'Fédération d’Etats-nations'. Quant à Ernest Renan, ne considérait-il pas, dans sa célèbre conférence prononcée à la Sorbonne, en 1882, que les nations ne seraient pas éternelles et que la 'confédération européenne' les remplacerait probablement dans un avenir indéterminé?

Berlin's Germany, different and the sameAlfred Grosser
Paris, Alvik, 2002, 244 p.
Jean Klein, Politique étrangère, 1/2003, Review of Books.This book review is published in French only. Original book's title: L'Allemagne de Berlin, différente et semblable.

Depuis que l’Allemagne unie a accédé à la pleine souveraineté et s’affirme comme une grande puissance, de nombreux esprits redoutent qu’elle renoue avec une politique hégémonique et reconstitue sa sphère d’influence en Europe centrale et orientale. Ces craintes ont été avivées par le déplacement du centre de gravité de l’Allemagne vers l’est, symbolisé par le transfert du siège des pouvoirs publics de Bonn à Berlin, et par une moindre inhibition des dirigeants allemands à faire valoir leurs intérêts nationaux dans les conseils européens et atlantiques. Enfin, on a émis des doutes sur la continuité de la politique européenne de l’Allemagne dans la mesure où le modèle fédéral, qui demeure la référence obligée, fait l’objet d’interprétations contradictoires, et où la 'politique en action' et la 'politique déclaratoire' dans ce domaine accusent des écarts importants. Aussi certains n’ont-ils pas hésité à rappeler le propos de Friedrich Nietzsche sur une Allemagne en devenir dont l’ambition serait de 'germaniser toute l’Europe', tandis que d’autres se référaient à Thomas Mann, qui s’était insurgé contre ce penchant dans une conférence prononcée à Hambourg devant des étudiants, en 1953, et avait exhorté son auditoire à rompre avec la philosophie d’une 'Europe allemande' et à s’engager résolument dans la voie d’une 'Allemagne européenne'. On sait que le chancelier Adenauer avait délibérément opté pour l’ancrage de la RFA dans la communauté européenne, et, comme ce choix n’a pas été démenti par ses successeurs, il peut être considéré comme l’un des invariants de la politique étrangère de l’Allemagne d’après-guerre.
En dépit des gages qu’elle a donnés à la démocratie et à l’esprit européen, on continue de nourrir des préventions contre la 'plus grande Allemagne', et cette méfiance se reflète dans des écrits polémiques auxquels les médias font largement écho. Par ailleurs, la célébration rituelle de l’entente franco-allemande masque mal des conflits d’intérêt, voire des divergences sérieuses, sur des questions aussi fondamentales que le fonctionnement des institutions européennes, la mise en œuvre des politiques communes et les relations euro-atlantiques. On conçoit donc que des germanistes soucieux de préserver les acquis de plusieurs décennies de coopération s’attachent à combattre les préjugés qui entachent les jugements portés par les Français sur les Allemands, sans ignorer les problèmes auxquels l’Allemagne est confrontée depuis l’unification et les difficultés auxquelles se heurte la construction politique de l’Europe. C’est à cette tâche d’élucidation que le professeur Grosser consacre son dernier livre au titre aronien. Il suggère que la politique de l’Allemagne unifiée s’inscrit dans la continuité de celle de la République fédérale, tout comme la Ve République était aux yeux de Raymond Aron 'immuable et changeante'.
Nul n’était plus qualifié qu’Alfred Grosser pour mener à bien une telle entreprise, puisque celui-ci peut se prévaloir d’un engagement ancien au service du rapprochement franco-allemand, et qu’il s’est imposé au fil des ans comme un médiateur entre deux peuples dont la réconciliation a permis d’amorcer le processus de la construction européenne dès le début des années 1950, et dont la vocation est de contribuer au parachèvement de l’unification du continent après l’effondrement de l’ordre bipolaire. Fondateur,au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, du comité d’échanges avec l’Allemagne nouvelle, il n’a cessé depuis lors d’être le 'passeur entre deux rives', et ses travaux sur l’Allemagne d’après-guerre et la politique étrangère de la France lui ont valu une notoriété internationale. Enfin, il prête une attention particulière à la dimension éthique des problèmes internationaux comme l’atteste son livre Le Crime et la mémoire, paru il y a plus d’une décennie. Dans L’Allemagne de Berlin, cette préoccupation est constante, et elle s’exprime pleinement dans les chapitres consacrés à la mémoire du passé et à la transmission des valeurs. En définitive, c’est sous le double éclairage du comparatisme et de la morale en politique que ce livre doit être lu si l’on veut en saisir toutes les implications, et ce sont les regards croisés sur les politiques et les sociétés allemande et française qui font son originalité.
Il ne saurait être question de rendre compte ici de la substance d’un ouvrage qui aborde la question allemande sous tous ses aspects et tente de définir la singularité de la politique menée par la République de Berlin en la situant dans le prolongement de celle mise en œuvre par la démocratie de Bonn. A cet égard, l’auteur estime que la continuité l’emporte sur le changement, puisque la méthode retenue pour surmonter la division de l’Allemagne –à savoir l’adhésion des Länder de la RDA à la loi fondamentale de 1949– a consacré la primauté du système constitutionnel de la République fédérale, conformément aux exigences formulées à l’article 7 du Deutschlandvertrag. Par ailleurs, il insiste sur le maintien des engagements européens de l’Allemagne et souligne l’importance des transferts de souveraineté prévus par le nouvel article 23 de la Constitution allemande.
Toutefois, Alfred Grosser déplore que la conception de l’Europe des 'pères fondateurs', qui était moins 'celle des nations que celle d’une coresponsabilité transnationale pour la libre démocratie', n’ait pas réussi à s’imposer, et il estime qu’il vaudrait mieux renoncer à l’usage du mot fédéral pour qualifier l’Union européenne, dont la nature particulière se prête mal à l’application des catégories juridiques classiques. En outre, il relève que les progrès sur la voie de l’intégration ont été lents et que les gouvernements européens ont souvent pris des libertés avec les règlements et les directives de Bruxelles. Enfin, les vicissitudes des politiques communes et les problèmes soulevés par l’élargissement de l’Union aux pays d’Europe centrale et orientale ont fait naître des doutes sur l’émergence d’une Europe capable d’affirmer son identité sur la scène mondiale.
Sur tous ces points, les analyses et les observations d’Alfred Grosser nous éclairent sur la place de l’Allemagne en Europe et dans le monde, et permettent de relativiser la singularité allemande en la comparant avec les réalités françaises. Il n’en reste pas moins que l’Allemagne est 'autrement autre' en raison du poids du passé et des problèmes d’identité résultant de l’unification, qui n’est qu’une demi-réussite en raison à la fois des clivages qui persistent entre les Allemands de l’Est (Ossis) et ceux de l’Ouest (Wessis), et de la dégradation de la situation économique dans les nouveaux Länder. En abordant ces questions, l’auteur fait preuve de sa liberté d’esprit habituelle, et on admirera la franchise avec laquelle il s’exprime sur des sujets aussi controversés que l’instrumentalisation d’Auschwitz pour circonscrire le débat politique en Allemagne, l’abolition de la législation sociale dont bénéficiaient les femmes en RDA, l’utilisation des camps nazis par les Soviétiques au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les revendications des Allemands des Sudètes, les rapports entre les Eglises et l’Etat, etc.
Mais ce qui retiendra surtout l’attention, c’est la mise en parallèle de la vie politique, économique et sociale en France et en Allemagne, et l’affirmation selon laquelle il n’existerait qu’une différence de degré, et non de nature, entre ces deux pays, qui participent l’un et l’autre de la société industrielle, se réclament tous deux d’un système de valeurs commun et jouent depuis l’origine un rôle majeur dans la construction de l’Europe. Sans doute le lecteur ne souscrira-t-il pas à toutes les conclusions de l’auteur et ne partagera-t-il pas nécessairement les réserves que lui inspire l’idée de nation, à laquelle de nombreux Français restent attachés car ils y voient le garant des valeurs républicaines. Les controverses entre Renan et Strauss pendant la guerre de 1870 avaient mis en évidence les divergences franco-allemandes en la matière. Aujourd’hui, le problème se pose en termes différents puisqu’on semble s’accommoder outre-Rhin d’une Europe qui pourrait revêtir la forme d’une 'Fédération d’Etats-nations'. Quant à Ernest Renan, ne considérait-il pas, dans sa célèbre conférence prononcée à la Sorbonne, en 1882, que les nations ne seraient pas éternelles et que la 'confédération européenne' les remplacerait probablement dans un avenir indéterminé?

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