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L'Action et le système du monde

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Le livre dont il est ici question est si foisonnant et comporte tant d’analyses qu’il ne saurait être question de ne pas faire de choix. Commençons par le titre. Il faut une singulière hauteur de vue, une grande audace, ou une pente irrésistiblement optimiste de l’esprit, pour parler du 'système du monde' au moment où tant d’indices portent à douter de l’organisation des choses. L’expression est empruntée à Copernic et l’on sait depuis l’Antiquité que l’intérêt des hommes pour l’astronomie est très liée à la forte conviction que l’univers des étoiles est plus ordonné, et partant plus compréhensible et prévisible que ne le sont les événements de ce monde. Or le décalage entre l’astronomie et la politique ainsi compris –puisque c’est l’image retenue– n’a peut-être jamais été plus grand. Jamais il n’a été moins aisé de comprendre le temps présent ou, surtout, de prévoir ce que l’avenir nous réserve. Nous allons pour ainsi dire à tâtons, de surprise en surprise, portés par des événements dont le contrôle nous échappe d’autant plus que nous ne les voyons pas venir : la crise économique en Asie, les essais nucléaires indiens, la fin du régime de Suharto en Indonésie, le 11 septembre à New York et à Washington. Et maintenant, pour couronner le tout, une grave crise du capitalisme américain au moment de son triomphe. Nous sommes bien loin, semble-t-il, des corps célestes!
En outre, l’idée même de système appliquée aux affaires humaines et tout particulièrement à l’action a toujours été un peu suspecte: la liberté introduit en effet plus de désordre que de système. Cette idée paraît elle aussi plus étrange que jamais tant les interactions semblent aujourd’hui, comme le souligne l’auteur lui-même, tout à la fois multiples et précaires, avec des 'accidents' de plus en plus nombreux. Et si les hommes ont bien toujours pour devoir de gouverner les désordres de l’univers, comme le prétend Romain Rolland dans un propos qui figure en exergue du livre de Thierry de Montbrial, c’est une tâche presque infinie qui s’offre à eux à l’aube de ce nouveau siècle. L’auteur souligne que 'tout au long du XXe siècle, le système international n’a cessé de se complexifier' et cette complexité va de pair avec une multiplication des acteurs (communautés ethniques, entreprises multinationales, organisations criminelles, réseaux terroristes) qui font désormais concurrence aux Etats de multiples façons. Ce faisant, ils rendent l’intelligence des affaires du monde plus ardue, certains diront presque hors de portée. La 'marge d’incertitude irréductible' n’a-t-elle pas désormais pris position au centre de la scène? Telle n’est pas l’opinion de Thierry de Montbrial, qui relève le défi avec autant d’énergie que de conviction et qui cherche à jeter les bases d’une science de l’action, par-delà les contingences de l’actualité qui nous trouble.
Au moment où il paraît, après des années de travail et de réflexion –c’est là le livre d’un grand projet qui mérite une longue attention–, le paradoxe que présente le titre de cet ouvrage, et l’ambition même de l’auteur, est un de ses intérêts principaux. Il oblige en effet le lecteur, qui n’y songerait probablement pas autrement, à se dégager des turbulences où le plongent des événements le plus souvent déconcertants, pour se poser à nouveau la question éternelle des rapports de la pensée et de l’action. C’est cette question, on le comprend vite, qui est au cœur du livre et qui lui donne une tournure philosophique. Dans le traitement du sujet cependant, on sent plutôt le mathématicien et la propension à l’abstraction, ou l’économiste pour qui 'la notion de grandeur s’introduit immédiatement' –les unités monétaires sont plus dociles que les unités actives dont il s’agit ici. Thierry de Montbrial est d’ailleurs l’un et l’autre, et l’originalité de son apport dans le domaine des relations internationales doit beaucoup à cette formation intellectuelle. On sent aussi un plaisir particulier à manier les concepts et le désir de fonder –ou plutôt de refonder– l’action sur une théorie adaptée au nouveau monde. L’auteur ne cache pas en effet que ses lectures, qui sont nombreuses, ne l’ont pas satisfait, même les plus importantes, et qu’il veut produire du neuf. On sent enfin la volonté d’influer sur le cours des choses, voire de changer le monde, vieux rêve humain souvent déçu, à une époque où beaucoup doutent que ce soit toujours possible. Sans ce projet cependant, toute action ne devient-elle pas vide et dérisoire? La conviction que l’action humaine reste le moteur de l’histoire, même si les hommes ignorent souvent l’histoire qu’ils font, est un antidote précieux au scepticisme ambiant, qui ne sait rien produire.
Un des aspects les plus importants de la réflexion proposée porte sur la guerre. Les visées antagonistes des 'unités actives' –une notion que Thierry de Montbrial place au cœur du livre– leur sont consubstantielles et donnent pour cette raison à la notion de conflit une place à part dans les relations internationales, reconnue par les meilleurs esprits, à commencer par Raymond Aron. L’auteur se livre à une longue illustration, puisée dans l‘histoire récente, de quatre catégories qui sont les causes principales des conflits : contestations territoriales, rivalités entre communautés, compétition pour le contrôle des ressources économiques, oppositions idéologiques, qui toutes demeurent présentes. A la première appartiennent la querelle entre l’Irak et l’Iran, qui a conduit à une guerre de neuf ans particulièrement meurtrière (1979-1988), la revendication du Maroc sur l’ancien Sahara occidental, le contentieux entre la Russie et le Japon à propos des Kouriles ou nombre de querelles sur le territoire de l’ex-URSS. A la seconde, les guerres fratricides des Balkans ou du continent africain. A la troisième, qui regroupe par exemple les interminables querelles pour le contrôle du pétrole en Asie centrale, il faudrait ajouter pour notre siècle la question du contrôle des ressources naturelles, l’eau tout particulièrement. Enfin, si les grands conflits du XXe siècle ont été de nature idéologique, avec des ressources intellectuelles datant du siècle précédent, il serait sans doute prématuré de conclure que l’idéologie ne continuera pas à jouer un rôle majeur dans les conflits à venir. L’importance des facteurs idéologiques et religieux semble même avoir franchi une nouvelle étape en septembre 2001 et ne saurait être davantage réduite aux inégalités de développement que le communisme pouvait être réduit à l’oppression des travailleurs.
Il y a aussi les conflits 'mixtes' qui associent plusieurs types de causes: l’opposition indo-pakistanaise à propos du Cachemire tient à la fois du conflit territorial et du conflit religieux. La revendication de l’Irak sur le Koweit tient à la fois de l’accès au golfe Persique et de la répartition des ressources pétrolières. Thierry de Montbrial rappelle une des modifications importantes qui est intervenue dans la typologie des conflits: les seules 'unités actives' susceptibles de faire la guerre ne sont plus les Etats. Outre les guerres entre communautés ou guerres civiles, bien connues dans l’histoire des conflits, il faut compter avec le volume de ressources disponibles pour des organisations criminelles internationales ou pour des réseaux terroristes, qui leur permettent désormais d’infliger un niveau de dommages auparavant réservé aux Etats. Leur point commun, comme le montre la guerre contre le terrorisme même dans son épisode afghan, c’est qu’une fois la guerre commencée, 'tout évolue, y compris et peut-être surtout l’état d’esprit des communautés concernées et corrélativement les objectifs de leurs dirigeants'. On ne sait plus finir les guerres, comme en témoigne la guerre du Golfe, qui passe pour avoir été si vite gagnée, alors qu’un nouvel épisode pourrait s’ouvrir à la fin de cette année 2002 ou au début de l’année prochaine, avec une attaque américaine contre l’Irak.
Une question à laquelle il est toujours difficile de répondre est de savoir pourquoi une guerre n’a pas lieu. C’est un des débats les plus animés après la fin de la guerre froide entre l’Est et l’Ouest sur le rôle de l’arme nucléaire dans la prévention du grand conflit. Thierry de Montbrial est ici un disciple de Raymond Aron : il croit au rôle que les arsenaux nucléaires ont joué de part et d’autre pour contrôler les forces belliqueuses considérables qui se sont affrontées pendant la plus grande partie de la deuxième moitié du XXe siècle. Comme Aron, il voit dans la crise de Cuba –dont on sait aujourd’hui à quel point elle a frôlé la catastrophe– le point de départ de la sagesse entre l’URSS et les Etats-Unis. Cette sagesse a cependant eu sa part de folie avec une course aux armements qui a culminé au début des années 1980 et dont nous devons aujourd’hui gérer –très péniblement, et collectivement– l’héritage. Thierry de Montbrial pose aussi la question provocante du caractère stabilisant ou déstabilisant de la prolifération nucléaire en se contentant de conclure que l’histoire de ce siècle devrait fournir une réponse. Si l’on en juge par les relations indo-pakistanaises après les explosions de 1998, le nucléaire n’empêche pas la guerre et peut même conduire à l’idée dangereuse que des guerres limitées peuvent être conduites sous sa 'protection'. En même temps, l’attention internationale est telle dans cette région depuis 1998 que tous les grands acteurs interviendront pour empêcher l’éclatement d’un nouveau conflit, même conventionnel. Le problème principal –et la grande nouveauté– est que les hommes d’Al-Qaïda ont peut être à la fois l’intérêt et les moyens de le déclencher, par exemple avec des vagues d’attentats insupportables en Inde, comme celui qui a visé le Parlement indien –cœur de l’identité indienne– en décembre 2001.
Malgré un apport important de Raymond Aron, le propos de Thierry de Montbrial est assez différend sur la question des conflits. Il s’agit en effet, plutôt que d’insister sur la 'centralité' de la guerre comme le font aussi bien Machiavel que Raymond Aron, de mettre l’accent sur les différentes façon de la marginaliser. Le chapitre III est consacré aux conflits et à leur résolution, par l’arbitrage et la négociation, ou à leur prévention, par exemple par la dissuasion. La Charte des Nations unies a introduit, après la seconde guerre mondiale, une norme bien connue de règlement pacifique des conflits : 'Les parties à tout différend dont la prolongation est susceptible de menacer le maintien de la paix et de la sécurité internationales doivent en rechercher la solution avant tout par voie de négociation, d’enquête, de médiation, de conciliation, d’arbitrage, de règlement judiciaire, de recours aux organismes ou accords internationaux, ou par d’autres moyens pacifiques de leur choix.' Ce qui manque toujours cependant, cinquante ans après l’apparition de la Charte, c’est, non une théorie des négociations, mais une expression théorique aussi puissante que celle qui existe pour la guerre avec Clausewitz. Des questions nouvelles doivent d’ailleurs être prises en compte au chapitre des négociations : tout d’abord, le terrorisme de masse auquel nous avons assisté impuissants pose la question d’un passage à l’acte et à la violence extrême sans qu’aucune gestion politique du conflit ne soit possible. Il n’y a pas de montée en puissance progressive mais un passage immédiat aux extrêmes. En deuxième lieu, la question est aujourd’hui pour beaucoup de vivre sans perspective de paix, ni de négociation, dans une atmosphère de guerre larvée permanente. C’est le cas d’Israël et des Palestiniens, c’est aussi le cas de l’Inde et du Pakistan, aussi longtemps du moins que les principaux pays ne feront pas comprendre aux deux protagonistes que la ligne de contrôle doit être transformée en frontière internationale, et qu’il n’y a aucune autre solution à l’ère nucléaire.
Thierry de Montbrial pose enfin la question, passionnante, de savoir s’il n’y a pas un système économique dans la carte identitaire des Etats. Cette question s’applique aujourd’hui admirablement aux Etats-Unis et rejoint le problème plus vaste du destin du capitalisme, au moment même où l’on croyait assister à son triomphe. Alors que le capitalisme paraît menacé dans sa patrie de prédilection, on ne peut s’empêcher de se demander si la faiblesse des Etats-Unis n’est pas aujourd’hui, plus encore que sa vulnérabilité aux attaques asymétriques, la surprenante perte de confiance qui ébranle son système économique.

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L'Action et le système du monde, de L'Ifri par
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