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La relance du nucléaire dans le monde. Préface de Marc-Antoine Eyl-Mazzega

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Face au retour brutal de la géopolitique, une stratégie industrielle est indispensable. Sécurité d’approvisionnement, souveraineté économique, décarbonation… À l’heure où le mythe de la globalisation heureuse est derrière nous et où la transition devient douloureuse, l’Europe doit faire face à tous ces défis alors qu’elle n’y est guère préparée. Elle doit s’appuyer sur ses atouts existants, dont le nucléaire, première source d’électricité bas carbone du continent, dans le cadre d’une véritable politique industrielle.

Corps analyses

La neutralité climatique, nouvelle raison d’être du projet européen

L’élaboration du Pacte vert européen (Green Deal) fin 2019 par la nouvelle Commission européenne, et sa mise en place courant 2020 et 2021 avec le soutien sans précédent du Parlement européen et des États membres, ont été accompagnées par un optimisme et un entrain réels dans les sphères économiques, politiques et sociétales bien au-delà de Bruxelles. L’on pouvait même estimer que l’Union européenne (UE), secouée et accaparée par le Brexit, puis menacée par les réflexes nationaux au début de la pandémie, était finalement sortie largement renforcée et revigorée de ces épreuves, en particulier par le plan de relance commun à portée historique et la décision d’accélérer la transition énergétique. L’élection de Joe Biden aux États-Unis fin 2020, et l’absence de défaite de son camp lors des élections de mi-mandat au Congrès (fin 2022), remettaient les États-Unis en selle dans l’effort pour limiter le changement climatique. Enfin, la Chine et d’autres puissances émettrices s’étaient engagées à atteindre la neutralité climatique d’ici à 2060 lors de la COP26 (2070 pour l’Inde).

Il y a quatre ans, les taux d’intérêt étaient bas, tout comme, dans l’ensemble, les prix de l’énergie, l’euro était fort, la balance commerciale excédentaire, la croissance de retour, et les Européens avaient finalement été parmi les mieux protégés pendant la pandémie au sens économique et sanitaire. Dans ce contexte de sursaut européen, certains se sont même aventurés à prédire un renversement géopolitique par lequel les États pétroliers rentiers seraient rapidement affaiblis et marginalisés au profit de nouveaux acteurs totalement absents du système traditionnel des échanges et interdépendances et qui fourniraient métaux, hydrogène vert et électricité renouvelable bon marché. 

L’UE pouvait même se rêver en puissance géopolitique : elle serait autonome en énergie et deviendrait un leader environnemental qui impacte le reste du monde. Une troisième voie européenne paraissait possible pour offrir une alternative à la confrontation sino-américaine qui s’aiguisait. La Chine devenait d’ailleurs le premier partenaire commercial de l’Allemagne, dont la nouvelle coalition à trois formée fin 2021 avait fixé un cap géopolitique avec trois priorités – alliance avec les États-Unis, interdépendance constructive et vigilante avec la Russie et la Chine, et intégration européenne. En réalité, Berlin s’est enfermé dans une dépendance au gaz russe bon marché, et aux exportations vers la Chine. Et sa stratégie visait à y associer toute l’Europe, dont les politiques devaient viser à soutenir le modèle allemand de transition appuyé sur les énergies renouvelables tous azimuts, le gaz naturel bon marché en équilibrage, les contrats carbone, et l’hydrogène à grande échelle. Si cet hydrogène avait vocation à être largement subventionné, ce n’était que pour l’amorçage, car l’idée était répandue que l’électricité serait abondante et bon marché vu l’essor irrésistible des énergies renouvelables. Et si le constat s’est imposé qu’il faudrait en importer l’essentiel, cela se ferait avec des briques technologiques allemandes.

Avec plus de 400 TWh par an de production nucléaire et de larges exportations, la France somnolait tranquillement en ne se mobilisant, ni sur le nucléaire, ni sur les énergies renouvelables. Le paradoxe est que la France s’est désindustrialisée alors qu’elle disposait d’une électricité abondante, peu chère et bas carbone. L’endettement public supérieur à 110 % du PIB désormais s’est construit pendant cette période et nous en paierons de plus en plus le prix fort, le remboursement de la dette est le premier poste budgétaire de l’État. Il est évident que cela devrait être la modernisation économique et technologique, et la défense. La stratégie chinoise du Made in China 2025, la sécurité des approvisionnements électriques, le défi des métaux, l’avenir des industries énergo-intensives, les défis de l’innovation, des chaînes de valeur des technologies bas carbone, tous ces enjeux clés n’étaient pas au cœur des politiques publiques nationales ou européennes, car le spectre géopolitique était encore trop cantonné aux vestiges de la lutte contre le terrorisme des années 2000 et 2010 (Afghanistan, Libye, Irak, Sahel), au défi de l’immigration par exemple et aux tensions aux périphéries de l’Europe dont on ne percevait pas la nature systémique et métastatique (comme le Mali, le Donbass ou la Syrie). Dans l’énergie, il fallait du bas coût à tout prix, et chacun comptait sur ses voisins en cas de besoin pour passer les pointes ou l’hiver. Enfin, l’on cherchait encore à privilégier la coopération tous azimuts avec la Chine, car l’on était incapable de penser et agir, que ce soit au niveau national ou européen, dans les catégories de la rivalité, voire de la confrontation, et que les intérêts de court terme primaient. Le long terme était un horizon stratégique flou.

La fin de la globalisation heureuse : le rapport de force omniprésent

Près de quatre ans après l’annonce du Green Deal et près de deux ans après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’Europe a subi de nombreux chocs et, dans un monde de plus en plus fragmenté, elle devient périphérique tandis que d’autres pôles se maintiennent ou s’affirment (Chine, États-Unis, Inde) sans qu’aucun n’ait toutefois la puissance absolue. Le système international marqué de l’empreinte et de l’emprise occidentale s’effrite et est contesté, les systèmes autoritaires s’affirment dans des logiques transactionnelles et d’alliances multiples et flexibles, et les rapports de puissance s’aiguisent et méprisent les règles en place. La gouvernance internationale est affaiblie mais demeure toutefois effective sur certains enjeux, ce qui a son importance (accord sur la limitation des subventions à la pêche à l’OMC, sur la protection de l’environnement – COP15). La page de la globalisation bienheureuse ouverte par l’entrée de la Chine dans l’OMC s’est définitivement refermée. Si le commerce international se maintient tout en ralentissant sa progression avec la montée rapide de nombreuses barrières tarifaires, ce sont avant tout les flux d’investissements qui sont en voie de progressive réorientation

Enfin, les grandes puissances se livrent désormais à une rivalité exacerbée sur les politiques industrielles et mobilisent les technologies, les industries, l’accès aux marchés, les investissements, la finance, les ressources et fournitures en hydrocarbures et matières premières à des fins géopolitiques et géoéconomiques, pour conforter leur puissance ou se prémunir contre celle des autres.

Individuellement, les États européens ne pèsent guère à l’échelle mondiale et sont très affaiblis financièrement. Les éléments collectifs de puissance de l’UE, qui reposent avant tout sur les règles de droit et le marché commun où la concurrence s’exerce librement, doivent changer de registre et se renforcer pour exister sur les nouveaux terrains d’affrontements géopolitiques et géoéconomiques. Une prise de conscience existe : il n’y a jamais eu autant de convergences d’analyse et d’efforts pour renforcer l’autonomie stratégique de l’Europe, gage de prospérité, mais avancer à 27 est forcément long et compliqué, sachant qu’un retard très important a été pris.

 

Des défis existentiels pour l’Europe

C’est dans ce contexte dégradé que les Européens doivent désormais mener leur transition énergétique accélérée, dont les objectifs stratégiques n’ont pas été formulés. Ils devraient être : réduction des émissions et dégradations environnementales de manière réelle et rapide ; ce faisant, garantir la sécurité économique et sociale des Européens, ce qui signifie que la décarbonation ne doit pas renforcer les dépendances extérieures, fermer des usines et mettre les citoyens en difficulté sans accompagnement et solutions ; enfin, agir de manière stratégique avec des priorités, un séquençage bien établi, des moyens adéquats sur le court et long terme, une coordination étroite, et un consensus, pour garantir la faisabilité du processus et la maîtrise des coûts. 

Les défis auxquels sont confrontés les Européens sont désormais existentiels : la marginalisation stratégique signifierait être incapable de peser de manière décisive sur le cours du monde et subir les risques géopolitiques multiples ; la réduction des industries énergo-intensives renforcerait les dépendances et vulnérabilités et affaiblirait les tissus économiques, sociaux et institutionnels ; la dépendance accrue aux métaux et à leur raffinage signifierait une vulnérabilité économique et géopolitique croissante ; la non-maîtrise des équipements et briques des technologies bas carbone impliquerait une balance commerciale déficitaire, une monnaie faible, et un risque de remontée de chaîne de valeur, et probablement aussi le maintien dans la durée d’une dépendance aux hydrocarbures élevée. En somme, les recettes fiscales chuteraient, les importations augmenteraient, les vulnérabilités extérieures et intérieures aussi, alors qu’il faut investir, protéger, accompagner et se réarmer dans toutes les dimensions.

Or les Européens ne maîtrisent pas l’industrie solaire à grande échelle, des signes préoccupants pointent vers une perte de la domination sur l’éolien offshore où les équipements chinois deviennent omniprésents, l’hydrogène est loin d’être passé à l’échelle sous pavillon européen, des maillons clés des chaînes de valeur de la mobilité électrique ne sont pas maîtrisés et la Chine a pris une longueur d’avance générale, de surcroît avec le passage à l’échelle. La perte de compétence dans le nucléaire est préoccupante et les avancées des Russes et Chinois sur la quatrième génération, et des Américains sur les petits réacteurs nucléaires, sont avérées. Les États-Unis et d’autres consacrent par ailleurs des moyens croissants aux technologies de capture directe du CO2 ou de géoingénierie, au CCUS et à la fusion, tout en profitant largement de leurs abondantes ressources en hydrocarbures qui offrent un avantage économique et fiscal de nature stratégique.

Il faut pleinement intégrer deux données essentielles : la Chine a acquis une avance considérable, si ce n’est décisive, sur bon nombre de technologies bas carbone et numériques, et les États-Unis déploient l’Inflation Reduction Act et d’autres programmes pour tenter de rattraper le retard technologique et industriel et devenir autonomes. L’Europe a désormais des coûts de l’énergie parmi les plus élevés des pays de l’OCDE et est la grande perdante des polycrises actuelles, qui ne font que se renforcer et vont s’inscrire dans la durée. Cet environnement de menaces existentielles pour l’Europe requiert un sursaut historique et une mobilisation sans précédent. Et d’abord, de s’appuyer sur nos atouts qu’il faut consolider et non pas négliger. Dans le secteur de l’électricité et de l’électrification, qui est la colonne vertébrale de la décarbonation, le nucléaire en fait incontestablement partie, tout comme les énergies renouvelables.

Le nucléaire, une opportunité historique pour l’Europe

L’Europe ne peut se permettre de se précipiter dans un système électrique où l’essentiel des capacités de production sera intermittent, avec des pics de demande auxquels l’offre ne pourra plus faire face, à moins de sanctuariser un rôle important pour le gaz (forcément importé et émetteur) à long terme et d’investissements massifs dans les centrales à gaz. L’Europe ne peut pas non plus espérer parvenir à atteindre ses objectifs d’énergies renouvelables et garantir sa sécurité électrique et économique d’ici à 2030 dans les circonstances actuelles avec les politiques qui sont menées et qui précèdent l’ère des polycrises. 

Elles forment un nouvel environnement qui change la donne et réduisent encore la capacité à atteindre les objectifs fixés. Les travaux du Giec montrent qu’à court terme, pour espérer sauver la planète d’un réchauffement hors de contrôle, il faut limiter les émissions fugitives de méthane et investir massivement dans l’éolien et le solaire et réduire le charbon. À long terme, il faut y ajouter du nucléaire, ce qui représente un immense défi, mais une opportunité historique, de surcroît si la promesse des petits réacteurs se matérialise. Pour la France et les autres États européens qui désormais se mobilisent autour de cet enjeu du nucléaire civil, cela implique de mener la bataille des savoir-faire et de l’outil industriel adéquat, d’obtenir un cadre réglementaire facilitateur et harmonisé qui permette le financement de ces équipements hautement capitalistiques, et de mener la bataille en parallèle des réseaux électriques et du stockage, et celle de l’hydrogène bas carbone. 

Certains États européens, ou des citoyens, sont sceptiques, voire hostiles. C’est pourtant un enjeu clé pour espérer gagner la bataille de l’électricité et de l’électrification, et plus généralement, des technologies bas carbone, qui sont toutes confrontées à des difficultés et ne se suffisent pas. Il convient de rechercher la complémentarité des outils de production bas carbone dans un système optimisé pour garantir à la fois la sécurité énergétique et économique, et il faut sortir du mirage du tout nucléaire versus le tout renouvelable. Cette bataille doit désormais être engagée sur tous les fronts de l’électricité à l’échelle européenne, sans équivoques et exclusions : énergies renouvelables, hydroélectricité, réseaux, équipements d’électronique de puissance, systèmes de stockage, métaux, recyclage… et nucléaire civil. C’est un enjeu vital pour la décarbonation, et pour la préservation du tissu industriel français et européen, déjà largement fragilisé, qu’il s’agisse de l’automobile, de l’acier, de la pétrochimie.

Au risque d’une fragmentation intérieure, ce secteur est désormais aussi confronté à un risque de fragmentation extérieure. Si les concurrents russes et chinois sont désormais évincés des marchés européens, les États-Unis mènent une campagne agressive et efficace pour placer leurs technologies et combustibles en Europe et harmoniser les réglementations pour déployer en série leurs réacteurs modulables. Dans une moindre mesure, la Corée du Sud fait de même. Si les Européens remplacent déjà leurs achats d’hydrocarbures russes par des achats d’hydrocarbures nord-américains, couplés demain à de l’hydrogène, et ensuite complétés par des technologies nucléaires et de stockage et capture de CO2, et ce, en sus de tous les achats d’armements, la sécurité économique européenne sera mise à mal, et inévitablement, l’intégration européenne. La marginalisation stratégique de la France, et des Européens, s’accélérera.

Si les Européens ne se mobilisent pas davantage pour coordonner, structurer et soutenir ensemble leurs industries nationales du nucléaire, tout comme le font toutes les grandes puissances établies ou émergentes, à l’instar d’autres secteurs, et ce, notamment au niveau financier, il est acquis que la maîtrise des chaînes de valeur par des acteurs européens s’effritera. La sécurité des approvisionnements énergétiques en toutes circonstances sera encore moins garantie. Cela implique aussi de surmonter le Brexit et de reconstruire une entente industrielle avec le Royaume-Uni, allié et partenaire de bon sens dont l’arrimage européen est fondamental. L’appel de Charles III à former une nouvelle entente cordiale doit être saisi. Autant d’enjeux qui devront également être abordés de manière responsable et lucide lors des débats en vue des élections européennes de juin 2024, mais aussi de la prochaine planification pluriannuelle de l’énergie, dans la perspective desquelles cette étude apporte une contribution des plus utiles.

 

> Découvrez le Rapport de veille édition 2023 sur le site de la Société française d’énergie nucléaire (SFEN)

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Marc-Antoine EYL-MAZZEGA

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Directeur du Centre énergie et climat de l'Ifri

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Énergie et Climat
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Le Centre énergie et climat de l’Ifri mène des activités et recherches sur les enjeux géopolitiques et géoéconomiques des transitions énergétiques. Il travaille à la fois sur les enjeux de sécurité énergétique, de compétitivité, de maîtrise des chaînes de valeur, et d'acceptabilité. Spécialisé dans l’étude des politiques européennes de l’énergie et du climat, et des marchés de l’énergie en Europe et dans le monde, ses travaux portent aussi sur les stratégies énergétiques et climatiques des grandes puissances comme les Etats-Unis, la Chine ou l’Inde. Il offre une expertise reconnue, enrichie de collaborations internationales et d'événements à Paris et à Bruxelles, notamment.

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La relance du nucléaire dans le monde. Préface de Marc-Antoine Eyl-Mazzega , de L'Ifri par
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