L'Arabie Saoudite face au COVID-19 : l'ambition contrariée
Comptabilisant 59 854 cas officiels et 329 décès dus au COVID-19 en date du 20 mai 2020, l’Arabie Saoudite se place au troisième rang des plus grands foyers d’infection au Moyen-Orient après la Turquie et l’Iran. Comme ses voisins du Golfe, le Royaume enregistre cependant l’un des taux de mortalité les plus faibles de la région, malgré l’exposition du pays aux risques de contagion.
Les premières mesures sanitaires prises par le gouvernement ont précédé d’un mois la détection du cas zéro sur le territoire national, le 2 mars. L’Arabie Saoudite est une importante destination religieuse et migratoire : elle abrite 10 millions de travailleurs étrangers et accueille chaque année plus de 10 millions de pèlerins. La proximité géographique avec l’Iran, foyer infectieux initial jusqu’à la mi-avril, a contraint le gouvernement saoudien à anticiper la réponse au défi épidémique, à la hauteur de sa vulnérabilité.
Si les autorités ont su opposer au risque sanitaire une réponse rapide et mesurée, la recrudescence des contaminations ces dernières semaines laisse penser que la lutte n’est pas achevée. Mais les vrais enjeux sont au-delà du sanitaire : la quête de modernisation et de respectabilité du Royaume se poursuit, dans un contexte de récession économique globale marquée par la chute de la demande de pétrole et l’interruption des flux de population.
Une gestion de crise maîtrisée mais révélatrice d’inégalités structurelles
L’efficacité relative de la gestion de crise saoudienne tient dans une mortalité relativement faible, en dépit d’une hausse importante du nombre de contaminations fin avril : le taux de mortalité du COVID-19 dans le pays n’excède pas 0,7 %, soit près de 10 fois moins que la moyenne mondiale.
Outre la jeunesse de la population, c’est la réactivité des autorités qui a contribué à minimiser le risque épidémiologique en amont. Dès le 6 février, le gouvernement interdisait les voyages vers et depuis la Chine, la fermeture des lieux saints de La Mecque et Médine aux pèlerins (le 27 février), la mise sous quarantaine de la province de Qatif, premier cluster de contamination du pays (le 8 mars), la suspension des prières publiques (19 mars), l’arrêt des moyens de transport domestiques (20 mars) et la mise en place d’un couvre-feu national (24 mars), renouvelé à plusieurs reprises dans les plus grandes villes. Ces mesures ont été accompagnées de larges campagnes de tests et de détection par le déploiement de drones thermiques.
La rapidité de la réponse des autorités dissimule l’incurie des services de santé saoudiens. Depuis la gestion calamiteuse de l’épidémie du Mers-Cov, apparu précisément en Arabie Saoudite en 2012, les gouvernements successifs se sont efforcés de renforcer le secteur de la santé publique. Le prince héritier Mohamed ben Salmane (MBS) a fait de l’amélioration des infrastructures sanitaires l’une des priorités du Programme de transformation nationale (NTP). Selon les données de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le secteur de la santé publique en Arabie Saoudite est financé, géré et contrôlé par le ministère de la Santé à hauteur de 60 %. Le secteur privé et d’autres acteurs publics fournissent le reste des capacités, soit respectivement 23 % et 17 % de la totalité des infrastructures. Le secteur privé se développe considérablement dans le cadre du plan Vision 2030 de MBS, avec pour objectif de privatiser 35 % des infrastructures d’ici fin 2020.
Les capacités en termes de soins, bien que conséquentes, ne sont pas encore à la hauteur des besoins grandissants : avec 494 hôpitaux et 75 225 lits, le ratio saoudien de 2,7 lits pour 1 000 habitants reste largement en dessous de la moyenne mondiale de 3,3 lits pour 1 000 habitants. L’Arabie connaît en outre, avec 2,6 docteurs pour 1 000 habitants et 5,2 infirmiers pour 1 000 habitants, une pénurie de personnels soignants : ces postes sont assurés aux 2/3 par des expatriés, en dépit du processus de « saoudisation » de la main d’œuvre hospitalière engagé depuis 2016.
Plombé par la pénurie alarmante de main d’œuvre, la piètre qualité des soins malgré un bon niveau d’équipement, et la longueur du temps de prise en charge (4 heures en moyenne), le système n’inspire pas confiance aux Saoudiens des classes supérieures qui préfèrent se faire soigner à l’étranger. La faible performance des services de santé publique accentue la nature profondément inégalitaire du modèle social saoudien, que la crise actuelle met crûment en lumière. Les 10 millions d’immigrés que compte le pays sont les plus durement touchés par le COVID-19 : ils représentent jusqu’à 60 % des derniers cas de contamination, alors que ces populations occupent la majorité des emplois des secteurs indispensables, et que le Royaume a impérativement besoin d’elles pour contrôler l’épidémie.
Maintenir le statu quo et assurer le soutien de l’opinion
La crise du COVID-19 est potentiellement une crise totale pour l’Arabie Saoudite. Elle met en effet à l’épreuve tout le modèle de développement initié par le prince héritier depuis 2016 et menace les équilibres politiques du pays. Pour endiguer le risque, MBS s’efforce de verrouiller le soutien de son opinion publique avec des mesures spectaculaires comme la prise en charge de 60 % des salaires du secteur privé ou l’allégement des factures d’électricité pour les petites et moyennes entreprises (PME). La gratuité des traitements du COVID-19 boucle cette démarche de précaution sociale, à l’heure où les risques d’ébullition sont élevés.
En effet, la crise sanitaire s’invite dans un contexte de forte division communautaire, accentuée par les développements politiques et économiques de ces dernières années. La première réaction du régime a été de faire peser la responsabilité de la propagation du virus sur les communautés chiites : la mise en quarantaine de la province de Qatif, majoritairement chiite, a sonné début mars comme une accusation, le gouvernement accusant aussi directement l’Iran de n’avoir rien fait pour empêcher l’exportation du virus.
La crise sanitaire exacerbe aussi le clivage entre nationaux saoudiens et étrangers. La dépendance de l’économie saoudienne à la main d’œuvre étrangère a obligé le gouvernement à étendre les mesures de protection, comme l’accès inconditionnel aux soins à tous les travailleurs étrangers, et à leur accorder un rallongement de 3 mois du titre de séjour ; ils ne bénéficient toutefois pas de la prise en charge des salaires, et les expropriations sous prétexte de dépistage accentuent leur ressentiment à l’égard des autorités.
En toile de fond, l’opposition d’une partie des Saoudiens à la Vision 2030 s’exprime encore. Dans le nord-est du pays, la répression s’abat sur la tribu des Howaitat, fervente opposante au projet de smart city Neom : l’un de ses activistes a été assassiné le 13 avril dernier. Certains clercs religieux dissidents s’emploient à expliquer l’irruption du COVID comme une réponse divine aux réformes de libéralisation sociale de MBS. Ces foyers de contestation sont cependant tempérés par l’allégeance renforcée d’une partie de l’establishment religieux au pouvoir des Saoud. La réhabilitation de la police religieuse (Hayaa) fait l’objet de campagnes de communication bien rodées, en rupture avec l’image répressive qui lui avait valu une réforme en 2016.
La dynamique politique saoudienne est donc conforme à la tendance observée ailleurs d’un autoritarisme conforté par l’épidémie, entre recentralisation et renforcement des pouvoirs. Alors que des rumeurs décrivent la famille royale comme touchée de plein fouet par la maladie, MBS saisit l’opportunité de la crise pour parachever sa prise de pouvoir et montrer son leadership face à une opinion attentive et inquiète.
Une course à la respectabilité sur la scène internationale
L’opération séduction se poursuit sur le plan international. L’expertise affichée par l’Arabie Saoudite en matière de gestion du pèlerinage a rassuré l’OMS, qui a salué la réponse proactive du Royaume pour endiguer l’épidémie. L’enjeu est ici de démontrer les progrès du Royaume en matière de santé publique depuis le raté de la gestion du Mers-Cov.
Dans leur quête permanente de respectabilité, le roi Salmane et ses collaborateurs tentent de se faire valoir par l’aide internationale, avec l’envoi de matériel médical à la Chine, à l’Autorité palestinienne, au Pakistan, et en participant au financement de l’OMS par un don – somme toute assez dérisoire au vu des moyens du Royaume, de 10 millions de dollars en mars dernier. L’Arabie a aussi mis à profit la présidence du G20 qu’elle exerce cette année : le 20 mars, le roi Salmane a organisé dans ce cadre un sommet virtuel pour coordonner l’action internationale face à la pandémie. La participation à la levée de fonds de l’Union européenne (UE) pour la recherche d’un vaccin entre aussi dans cet effort de diplomatie publique, qui dépasse les instances régionales (Conseil de coopération du Golfe – CCG) ou les institutions multilatérales traditionnellement investies par les Saoudiens (Organisation de la coopération islamique – OCI).
L’Arabie cherche donc, au plus fort de la pandémie, à exposer sa maturité politique nouvelle sur la scène internationale, en se projetant aux yeux du monde comme modèle de gestion de la crise sanitaire. Reste à solder le problème du Yémen, où se poursuit un conflit protéiforme dans lequel le Royaume est embourbé depuis 5 ans. La signature d’un cessez-le-feu unilatéral le 8 avril dernier pointe l’accélération de la débâcle : dans l’incapacité de payer ses soldats, Riyad fait face à des mutineries fréquentes et la difficulté à coordonner des négociations avec les houthis freine tout espoir de paix.
Une crise économique en suspens
Le défi économique posé par le COVID-19 est important et complexe. À ce jour, le Fonds monétaire international (FMI) prévoit pour 2020 une contraction de 2,3 % de l’économie saoudienne et une baisse de 4 % du produit intérieur brut (PIB) non pétrolier.
Au mois de mars, l’échec des négociations sur les quotas de production de pétrole entre la Russie et l’OPEP a précipité une guerre des prix très sévère dont Riyad est ressortie provisoirement victorieuse, au prix d’une très forte dégradation de sa relation avec Washington. Les conséquences de ce choc pétrolier augurent une longue phase d’ajustement qui pourrait profondément impacter le Royaume : le secteur pétrolier représente 87 % de son budget, 42 % du PIB et 90 % des exportations nationales. Dans ce contexte, la pérennité de la Vision 2030 est en jeu.
La stratégie du gouvernement, qui fait face à un double choc économique externe, a d’abord reposé sur la mise sous perfusion du secteur privé, avec des mesures spectaculaires comme la prise en charge d’une partie des salaires et l’allocation de 50 milliards de riyals aux banques pour différer le remboursement des prêts des entreprises. Depuis, l’annonce surprise d’un plan d’austérité (interruption du versement des allocations aux fonctionnaires saoudiens, triplement de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), mise en suspens du mégaprojet Neom) a éclairé la fragilité budgétaire du Royaume. Selon l’agence de notation S&P, l’Arabie devrait ponctionner dans ses réserves fiscales à hauteur de 7 % du PIB en 2020 pour financer un déficit qui devrait croître à 12 % du PIB.
Elle peut certes compter sur d’importantes réserves financières : doté de 320 milliards de dollars, le Public Investment Fund (PIF) multiplie actuellement les investissements opportunistes pour maintenir son niveau de liquidités. Le Fond a acquis des parts de Disney, Boeing et Facebook, et serait monté au capital de grands groupes pétroliers européens comme Total ou ENI. Les énormes cagnottes que représentent les fonds souverains facilitent, en temps de crise, l’accès aux marchés pour les économies du Golfe les plus solides : mi-avril l’Arabie Saoudite (dette nette à - 84 % du PIB selon S&P), le Qatar (dette nette à - 125 % du PIB) et Abou Dhabi ont levé à eux trois 24 milliards de dollars, à des taux entre 3 et 4 % malgré des conditions de marchés encore fragiles.
Le monde entre vraisemblablement dans une ère de pétrole abondant et peu cher, ce qui affectera tous les régimes rentiers du Moyen-Orient. L’Arabie Saoudite est le premier d’entre eux, et se trouve encore dans une phase de transition politique délicate. Si, comme le prédit l’Agence américaine d’informations sur l’énergie, le marché du pétrole se rétablit à la fin de l’année, le Royaume retrouvera rapidement le chemin de la croissance, gèrera sans trop de mal ses difficultés de trésorerie, et poursuivra sa course paradoxale vers l’hypermodernité. Faute d’un tel rebond, les ambitions de la monarchie saoudienne pourraient être lourdement contrariées, tant sur le plan domestique que sur la scène internationale.
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