Le conflit russo-géorgien : quel impact énergétique ?
Le conflit russo-géorgien du mois d"août 2008 amène nombre d"observateurs à s"interroger sur son impact énergétique mais également sur la sécurité des approvisionnements de l"Union européenne. L"UE est-elle davantage dépendante maintenant de la Russie? L"exportation des ressources caspiennes vers l"Ouest est-elle compromise désormais ? Quid de Nabucco privé des seules ressources qui paraissaient acquises, à savoir les ressources azéries ? Est-ce que " la neutralité positive " de l"Azerbaïdjan se soldera par le réacheminement de ses ressources par la Russie ?
Avant de répondre à ces multiples interrogations, cet éditorial fera le point sur le rôle de la Géorgie comme corridor énergétique, ainsi que comme Etat aux enjeux intérieurs qui ont échappé jusqu"alors à un large public.
Pourquoi la Géorgie et pour quelles ressources?
Pourquoi les ressources azéries transitent-elles justement par la Géorgie ? Ce pays d"une population de 4,6 millions a pu s"imposer effectivement depuis la fin des années 90 comme pays de transit " sûr ", " sans conflits acerbes " et s"assurer ainsi d"une rente de transit considérable. Bien que la trajectoire la plus directe aurait privilégié l"Arménie, la réalité politique a mis une croix sur cette option. L"Arménie, aux frontières fermées à l"Ouest et à l"Est, se trouve en litige tant avec l"Azerbaïdjan à l"Est - Haut Karabakh- qu"avec la Turquie à "Ouest- pour la reconnaissance du génocide arménien notamment. Le choix géorgien rime ainsi avec contournement arménien.
La mer Caspienne contient des ressources d"importance mondiale tant en gaz qu"en pétrole. Si elle n"a pas été véritablement exploitée à l"époque soviétique, la chute du mur de Berlin changea la donne : premièrement, les pays nouvellement souverains de l"Asie Centrale ainsi que l"Azerbaïdjan commençaient à s"intéresser de près à ce potentiel désormais national ; deuxièmement la porte s"ouvrait pour la première fois aux investisseurs étrangers. Les gisements azéris furent alors développés et deux infrastructures importantes furent mises en route : le BTC et le BTE. Des structures créées dans un contexte géopolitique hautement volatile, fragile et compliqué, comme le démontre l"exemple du statut de la Caspienne- mer ou lac ?- devenu un enjeu capital, puisqu"il tranchera sur l"appartenance des ressources (1). Mais le risque pris était égal à l"enjeu des ressources de la région.
Le BTC
L"oléoduc Bakou-Tbilisi-Ceyhan, ouvert en 2005, représente une véritable rupture et un échec capital pour la stratégie de la Russie. Cette infrastructure, qui appartient à un Consortium mené par BP, d"une longueur de 1768 km, dont 443km en Azerbaïdjan, 1076km en Turquie, et seulement 249 km en Géorgie, est d"une capacité de 1 million de barril par jour, 1% de la demande pétrolière mondiale passe par le BTC. Cet oléoduc avait été fermé en début août déjà en Turquie, après un attentat kurde, et l"a été de nouveau, pour des raisons de sécurité, par Bakou, pendant les affrontement russo-géorgiens, et rouvert le 25 août. L"oléoduc plus petit Bakou-Soupsa, ouvert en 1998, avait été fermé après l"occupation russe de la ville portuaire de Poti, dans ses proximités.
Le BTE
Le gazoduc Bakou-Tbilisi-Erzurum, très largement parallèle au BTC, fut ouvert en 2007 et approvisionne, à partir de la Turquie, les marchés européens. Conçu pour 16 milliards de m³, le potentiel pourrait être augmenté par la construction des lignes parallèles. Possédé par un consortium mené également par BP, 248 kilomètres de ses 883 km traversent la Géorgie.
Le gazoduc Nabucco, mené sous l"égide de la société autrichienne OMV, sera, s"il est construit, approvisionné par le BTE, branché dans Nabucco.
Les cinq conséquences énergétiques du conflit russo-géorgienne
Bien que l"aspect énergétique constitue un enjeu non négligeable dans le conflit russo-géorgien, on se gardera de toute simplification qui consisterait à lire une crise complexe à travers la seule grille énergétique.
L"impact énergétique de ce conflit se décline sur cinq plans :
- la Russie et les ressources de la Caspienne : retour du contrôle ?
- la Géorgie- pays de transit : fragilisé ?
- la diversification communautaire : mission impossible ?
- le nucléaire à l"Est : retour du débat, à l"image de la Lituanie ?
- la solidarité énergétique : interconnexions prioritaires.
Ad 1. La Russie et les ressources de la Caspienne : retour du contrôle ?
La Russie aurait pu détruire militairement les infrastructures BTC et BTE, mais ne l"a pas fait, pour des raisons de crédibilité politique, de son image. Il est certain que la présidence Poutine, et celle de Medvedev vont de pair avec un renversement de la donne créée par les années Ieltsine, et se traduisent par l"arrestation de Khodorkovski et le démantèlement de sa société, Youkos (2003), par le changement des accords de partage de production à " Sakhaline " (2003) jusqu"au procès avec BP TNK (2008), vers les nouveaux accords financièrement avantageux avec les pays de l"Asie Centrale (2007). Il s"agit dans ces cas, des ajustements après une libéralisation jugée excessive. Qu"il soit dans l"intérêt russe de contrôler les ressources caspiennes et de l"Asie centrale va de soi- mais la question est de savoir par quels moyens. Par des moyens diplomatiques, acceptables, ou des moyens militaires, inacceptables ? Pour l"instant rien ne prouve une préméditation militaire, et le prix en termes de perte d"image paraît élevé. L"arrivée au pouvoir d"un régime géorgien, -mais aussi azéri- " finlandisé " (2), sera sûrement le choix privilégié par Moscou, et lui garantira par la suite le contrôle du transit énergétique par ce pays. Comment Moscou pourrait-il obtenir ce résultat ? Afin d"éviter de nouvelles tensions ou même des guerres, il est primordial que la diplomatie occidentale fasse tout effort possible en direction d"une détente, et ceci dans l"intérêt de la souveraineté géorgienne. Nous ne savons pas aujourd"hui si nous nous trouvons à la fin d"un évènement isolé ou au milieu d"une série ; mais nous savons à l"inverse que nous co-déterminons cet emplacement, de par notre habileté diplomatique. Si l"on regarde de près l"accord russo-turkmène signé le 26 juillet 2008, on s"aperçoit que la nouvelle stratégie énergétique russe utilise l"instrument du prix, et non celui de la pression politique. De la même manière, Moscou pourrait tenter de " racheter " Bakou (3).
Ad 2. La Géorgie-pays de transit : fragilisé ?
Il est incontestable que le conflit récent a porté un dommage lourd à l"image d"une Géorgie stable, ancrée dans l"Occident, qui a été remplacée par celle d"un Etat non-arrimé entre Est et Ouest, dirigé par un gouvernement aventurier. Et on a du mal à imaginer un renforcement du rôle de transit de la Géorgie, dans un avenir proche, décliné par des projets tels Nabucco ou encore la Transcaspienne. La fragilisation du corridor énergétique géorgien pourrait avoir un impact bénéfique sur le conflit azéri-arménien, simplement pour désenclaver les ressources azéri et pour développer l"alternative arménienne. Si à l"inverse l"Azerbaïdjan retombait énergétiquement sous contrôle russe, l"exportation par la Georgie des ressources caspiennes et de l"Asie centrale paraîtrait définitivement compromise, tout comme le développement des ressources et des infrastructures de transport. L"instabilité turque alourdit ce tableau.
Ad 3. La diversification communautaire : quel impact sur les projets de gazoducs ?
Si les coupures gazières à l"Ukraine en 2006 se sont soldées par l"élaboration d"une nouvelle politique énergétique européenne, et si nombre de nouveaux projets de gazoducs ont été conçus, le conflit russo-géorgien a un impact direct sur nombre d"entre eux. Psychologiquement, Bruxelles souhaite plus encore diminuer la dépendance de Moscou, et de ce fait, soutient des projets comme la Transsaharienne. Cette dernière, également convoitée par Gazprom, acheminera sur 4300 kilomètres du gaz nigérien par le Nigeria, le Niger vers l"Algérie, et de là vers l"UE. Alternative au LNG, d"un coût d"environ 15 milliards d"Euros, ce projet que l"UE voudrait " financer partiellement par la Banque Européenne d"Investissement " paraît pour le moins problématique, vu les conflits des territoires de passage (Sahara occidental) nécessitant une présence militaire très forte pour protéger la structure. L"approvisionnement de Nabucco par la Géorgie paraît, sinon compromis, à tout le moins remis en question, et la Commission évoque désormais l"option d"une garantie bancaire et d"un cofinancement, pour construire la structure sans avoir la garantie d"approvisionnement. Une stratégie qui suppose que le financeur se trouve, que l"Iran puisse devenir à terme un producteur important, et que la structure (4) existe alors le moment venu. On aura pris exemple sur la Chine et son gazoduc construit vers l"Asie Centrale, sans contrat signé. La crise bancaire actuelle met pourtant au moins un bémol à ce projet. Pour ce qui est de South Stream, un potentiel conflit entre Moscou et Kiev pourrait empêcher la Russie de passer par les eaux territoriales ukrainiennes. Gazprom prévoit pour ce scénario aujourd"hui peu probable une compensation par son soutien au projet ukrainien de White Stream.
L"impact le plus significatif est à noter enfin sur Nord Stream, qui relie la Russie directement à l"Allemagne et l"UE, par la Mer Baltique : les pays de transit contournés par ce projet se retrouvent aujourd"hui en position renforcée, dans leur argumentaire.
Ad 4. Le nucléaire à l"Est : retour du débat à l"Est, à l"image de la Lituanie?
Le 12 octobre, les Lituaniens tiendront un référendum sur le maintien du deuxième bloc de leur centrale nucléaire Ignalina, du type " Tchernobyl " (RBMK) et qui fournit 70% des besoins électriques du pays. Conformément à l"accord d"adhésion de la Lituanie à l"UE, paraphé en 2004, Ignalina devait être entièrement fermé en 2009. Bien que l"UE ait promis des aides importantes (comme récemment 25 millions d"Euros pour améliorer l"efficacité des bâtiments ou encore l"amélioration des interconnexions) (5), la perception de risques et de menaces est de nouveau très élevée dans les Etats baltes. L"option nucléaire devient un scénario d"indépendance important également en Pologne qui évalue le projet de construction d"une centrale en commun avec la Lituanie.
Ad 5. La solidarité énergétique : interconnexions prioritaires.
Si la diplomatie américaine et la diplomatie européenne détiennent des cartes importantes pour déterminer si nous nous trouvons face à un évènement isolé ou au contraire au milieu d"un processus de " détricotage " de l"ordre fragile d"après Guerre Froide, la leçon la plus importante du moment est pour l"Europe la suivante : Il est nécessaire de lire la relation UE-Russie à travers la grille de lecture des intérêts - concordants comme divergents, ainsi que d"une interdépendance bénéfique, qui doit être encadrée par un dispositif normatif, incluant les pays de transit.
La crédibilité de la politique énergétique européenne dépend de sa capacité de produire de la solidarité. Or, le moyen historique de cette solidarité a été la mise en commun des ressources -charbon et acier- et le tissage des infrastructures. Construire les liens énergétiques en électricité et gaz qui manquent sur la carte communautaire, notamment avec les pays de l"Est, doit être plus que jamais une priorité.
1) Statut de la mer Caspienne : historiquement par accord irano-soviétique stipulé " mer, exploitée en commun ", l"émergence de trois nouveaux riverains par l"effondrement soviétique fera changer la donne : désormais Téhéran et Moscou défendent la vision d"un lac, statut qui préconise une exploitation en commun. L"absence d"un statut s"avère très négatif tant pour le développement des gisements, que pour la mise en place des infrastructures et l"acheminement. Cf Nies, Susanne, Gaz et pétrole vers l"Europe 2008 :55
2) Le terme " finlandisé ", le concept de la " finlandisation " date de la Guerre Froide, ou la Finlande disposait d"une autonomie " encadré ", où sa politique étrangère ne pouvait pas heurter les intérêts de Moscou, au risque de perdre son indépendance.
3) Accord russo-turkmène, cf.http://fr.rian.ru/business/20080728/115075892: d"après les termes de ce contrat, le Turkmenistan exporte le gaz vesr la Russie au prix du marché en échange de lignes de crédit à taux zéro.
4) Cf Green, Mathew, Brussels takes on Gazprom in Nigeria, FT 17 septembre 2008
5) Bruxelles promet d"aider Vilnius de réduire sa dépendance énergétique de Moscou, 17 septembre 2008
http://www.romandie.com/infos/news2/080917144949.p6jusd1a.asp
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