COVID-19 : le prix de l’incurie
Il n’est pas facile de prendre du recul par rapport à une bataille qui se livre sur le terrain le plus intime pour chacun d’entre nous, et n’a pas encore atteint son point culminant. Je ne veux cependant pas attendre pour vous livrer quelques réflexions sur la pandémie du COVID-19, mais surtout sur son contexte.
En relisant certaines des « Perspectives » que je rédige chaque année depuis près de 40 ans en introduction au rapport RAMSES de l’Ifri, je retrouve cette observation, en date du 15 juillet 2008 : « On ne peut afficher aujourd’hui qu’une certitude : sans une adaptation drastique et rapide de la gouvernance planétaire, de grands drames mondiaux redeviennent possibles et même probables ». C’est pour cette raison que je me suis lancé dans l’aventure de la World Policy Conference, dont la première édition s’est tenue à Évian les 6-8 octobre 2008, au lendemain de la faillite de Lehmann Brothers. Aujourd’hui comme à l’époque, je considère que le xxie siècle a commencé cette année-là.
Pourquoi ? Parce que, avec le triomphe de l’idéologie de la « mondialisation libérale » et l’essor du numérique, la complexité des relations internationales a explosé, en même temps que les frontières devenaient des parois semi-perméables. Au profit – au moins temporairement – des États les plus forts, à commencer par les États-Unis, ou des entreprises mondiales qui se considèrent au-dessus des États. Le propre d’un système complexe, c’est l’impossibilité de l’expliquer complètement, et donc a fortiori de le maîtriser. La complexité débouche sur l’incertitude radicale. 2008 est l’année où le spectre d’une grande dépression a ressurgi, alors que maints prix Nobel d’économie considéraient cette science comme suffisamment aboutie pour interdire tout retour à pareil fléau. Alors que les dommages de la crise financière n’ont pas été complètement réparés, la pandémie du COVID-19 rouvre la perspective d’une catastrophe économique durable. Les banquiers centraux ne mettent plus de limite à la quantité de monnaie, en n’ayant aucune idée des conséquences secondes ou troisièmes de leurs actes. Le bon sens suggère, comme le dit Laurence Boone (la cheffe économiste de l’OCDE), qu’« il faut tout faire pour que la machine ne casse pas, mais tourne au ralenti, pour pouvoir repartir le plus rapidement possible ». Mais si on la laisse se casser, quels que soient les milliers de milliards de dollars, ce sera une autre histoire.
Depuis 2008, les effets de la complexité n’ont cessé de se manifester dans tous les domaines. Je passe sur la géopolitique classique, comme au Moyen-Orient ou en Asie de l’Est. Dans le domaine du climat, on comprend de mieux en mieux sur le plan scientifique les causes et les effets du réchauffement. Mais au niveau de l’action, c’est le règne de l’impuissance. Les incendies qui ont récemment ravagé la Californie, le Brésil ou l’Australie sont un avertissement de plus. Qu’en font les « décideurs » ?
L’ampleur de la pandémie du COVID-19 est sidérante, comme la faillite de la coopération internationale qu’elle révèle au grand jour. Ce n’est pas que la perspective de ce genre de calamité n’ait pas été envisagée. Ce sujet était débattu dans de nombreuses conférences internationales de caractère politique. Mais, sauf rares exceptions, les gouvernants subissent le présent plutôt qu’ils ne préparent l’avenir. Même ceux qui invoquent constamment le « principe de précaution », mais en restant sous l’influence des idéologies ou des lobbies. La plus grande pandémie du XXe siècle fut la « grippe espagnole ». Mal nommée d’ailleurs, car le virus était aussi américain que celui du COVID-19 est chinois. Elle a causé deux fois plus de morts que la Première Guerre mondiale. La mémoire collective aurait mieux fait d’en garder le terrifiant souvenir. Au cours des 10 dernières années, diverses épidémies, comme en Asie en 2003 (SRAS), en Grande-Bretagne en 2009 (grippe porcine) ou en Afrique de l’Ouest en 2014 (Ebola). Sur le plan économique, on estime à 40 milliards de dollars le coût du SRAS, une épidémie considérablement plus limitée que celle de l’actuel coronavirus.
Avec tous ces précédents et tant d’avertissements, le désastre actuel est la manifestation la plus flagrante de l’incurie de la politique sanitaire des États et de la gouvernance mondiale au cours des dernières décennies.
Cette incurie est bien celle des principaux acteurs du système international, et d’abord des États-Unis, de la Chine et de l’Union européenne. Notre Europe, en particulier, se montre incapable de définir et de défendre les intérêts communs de ses membres, incapable a fortiori de peser dans les affaires du monde.
Si le populisme s’est autant répandu dans le monde occidental, aux dépens de la démocratie, c’est que les démocraties n’ont pas su organiser la mondialisation.
Le populisme est toujours le grand bénéficiaire de l’inefficacité. Sans réaction vertueuse, principalement aux États-Unis et en Europe, le populisme progressera, et les régimes autoritaires auront le champ libre pour prospérer et rétablir des barrières. Ou pour faire la guerre.
Et si, comme il est possible, il apparaissait que les régimes autoritaires n’étaient pas plus efficaces que les démocraties dans l’actuelle pandémie, ce ne serait pas nécessairement à l’avantage de la liberté et de la paix.
Le grand sujet des prochaines années et décennies n’est pourtant pas de mettre un terme à la mondialisation. Mais pour que celle-ci ne se brise pas sur d’autres pandémies sanitaires ou peut être numériques (imagine-t-on une pandémie numérique à l’ère de l’Intelligence artificielle ?), les États doivent se concentrer sur leur responsabilité première, qui est d’assurer la sécurité au sens large de leurs citoyens. La défense et donc les forces armées, la santé, la technologie, la monnaie sont au cœur de la sécurité. Et donc de la paix. Face à la rivalité sino-américaine, l’Union européenne est plus nécessaire que jamais, mais elle n’a pas de leader. En tous cas, les rares candidats au leadership n’ont pas de suiveurs. En pleine pandémie, Ursula von der Leyen se vante de l’ouverture de négociations pour l’adhésion de l’Albanie et de la Macédoine du Nord, mais elle ne voit pas que toute perspective d’élargissement est dérisoire quand la maison brûle. C’est à la sécurité de l’Union qu’elle-même, le président du Conseil européen Charles Michel et le Parlement européen doivent consacrer toute leur énergie.
Quant à l’Alliance atlantique, elle est dans l’état de mort cérébrale que déplore Emmanuel Macron. On pourrait cependant imaginer sa renaissance, avec une conception extensive de la sécurité, certes autour d’intérêts géopolitiques identifiés en commun avec ses membres, mais aussi des problématiques de climat, de santé ou de numérique. Une telle initiative devrait venir de l’Europe. Une alliance ainsi redéfinie pèserait lourd face aux démocraties illibérales. Pareil projet est difficilement imaginable avec Donald Trump, mais il faut d’autant moins désespérer de l’Amérique que, sans elle, la dérive des continents se poursuivra inéluctablement. Dérive des continents les uns par rapport aux autres. Dérives à l’intérieur de chacun.
À court terme, les questions majeures pour vaincre la pandémie du COVID-19 sont d’ordre logistique et médical. On est stupéfait du délabrement des systèmes de santé, même dans un pays comme la France qui, à force de redistribuer les revenus, bat tous les records en matière de dépenses publiques, mais peine de plus en plus à assurer ses fonctions régaliennes traditionnelles et renonce sans contrepartie à des pans entiers de sa souveraineté. On est stupéfait des pénuries de matériel et de médicaments. Stupéfait une fois de plus de la faillite du principe de précaution, et en fait de tant de pusillanimité, face par exemple à des solutions thérapeutiques proposées par des médecins éminents, comme si l’on refusait de lancer une bouée à une personne en train de se noyer, sous prétexte que la procédure d’homologation de cette bouée n’est pas achevée.
Le jour venu, il faudra résister à la tentation du lâche soulagement et de l’oubli.
Au niveau international, puissent les semaines à venir faire émerger de nouvelles solidarités sur lesquelles, après la victoire, rebondir avec une vision profondément repensée d’un inévitable multilatéralisme.
Thierry de Montbrial, fondateur et président de l'Ifri
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