Tokyo et Washington resserrent leurs liens avant l’élection présidentielle
Le premier ministre japonais visite Washington pour protéger son archipel d’une réélection de Donald Trump et d’un monde en proie à un « tournant historique ».
Sushis sophistiqués, pièces de bœuf vieillies à sec, ganache au matcha, vins de l’Oregon et concert privé du chanteur folk Paul Simon, le tout sous une canopée de fleurs de cerisier: la Maison-Blanche déploiera son faste mercredi soir pour accueillir le premier ministre japonais, Fumio Kishida, et sa femme, Yuko Kishida, en visite à Washington. Il s’agit seulement de la cinquième visite d’État d’un dirigeant étranger aux États-Unis depuis le début du mandat de Joe Biden.
La splendeur du dîner masquera cependant mal le climat d’inquiétude qui monte des deux côtés du Pacifique. À Washington, on s’alarme des mauvais sondages de Joe Biden dans la plupart des «swing states», ces États clés lors du scrutin présidentiel de novembre. À Tokyo, on redoute de voir revenir aux manettes l’imprévisible Donald Trump alors que les tensions géopolitiques ne cessent d’enfler à travers le monde.
Changement radical
« Face à l’agression de la Russie en Ukraine, à la situation persistante au Moyen-Orient et à la situation en Asie de l’Est, nous sommes confrontés à un tournant historique », a ainsi déclaré Fumio Kishida la semaine dernière, avant de s’envoler pour l’Amérique. « C’est pourquoi le Japon a pris la décision de renforcer fondamentalement ses capacités de défense et nous avons considérablement modifié la politique de sécurité du Japon sur les fronts. »
L’archipel nippon, qui a promis via sa Constitution de «renoncer à la guerre à tout jamais» au sortir de la Seconde Guerre mondiale, poursuit ces dernières années un véritable aggiornamento stratégique. Depuis son arrivée au pouvoir en 2021, Fumio Kishida a supervisé un changement radical de la position de Tokyo en matière de défense et vise à augmenter les dépenses militaires japonaises à environ 2% du PIB d’ici à 2027 - soit un niveau équivalent à la moyenne des pays de l’OTAN.
« La principale crainte des Japonais est la montée en puissance et l’agressivité croissante de la Chine, notamment à l’égard de Taïwan », explique Marc Julienne, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI). «Un affrontement armé entre la Chine et Taïwan n’est pas à exclure à moyen terme, d’ici à environ 2030. Si les États-Unis intervenaient pour protéger Taïpei, leurs bases aux Japon seraient certainement utilisées. Même si elle n’est pas directement impliquée, Tokyo se trouverait alors dans une situation proche de la belligérance.»
Lors de leurs réunions à huis clos, Joe Biden et Fumio Kishida devraient discuter de l’achat de missiles de croisière et d’avions de chasse, d’intégration de leur commandement militaire, mais aussi de la création de chantiers navals au Japon pour permettre à la Marine américaine de réparer ses navires directement en Asie, gagnant ainsi un temps précieux en cas de conflit dans la région.
Les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie ont par ailleurs annoncé lundi vouloir inviter le Japon à rejoindre leur alliance de défense AUKUS en Indo-Pacifique. Réagissant à l’annonce, Pékin s’est dite «gravement inquiète» de voir Tokyo rejoindre ce dispositif militaire.
Autre indice de cette stratégie d’encerclement de la Chine, Joe Biden et Fumio Kishida tiendront jeudi à Washington un sommet trilatéral avec le président des Philippines, Ferdinand Marcos Jr. Une première.
« Le Japon, tout comme la Corée du Sud et les Philippines, est un élément crucial du réseau d’alliances stratégiques des États-Unis en Asie de l’Est », ajoute Marc Julienne. « Un désengagement de Washington de la région, par exemple si Donald Trump revenait au pouvoir, serait très inquiétant pour les Japonais. C’est pourquoi ces derniers essayent d’arrimer l’allié américain avant l’élection de novembre, dans les domaines militaire, technologique et économique. »
Frustrations sur l’acier
Au-delà des ventes d’armes, le Japon et les États-Unis ont donc aussi annoncé un investissement de près de 3 milliards de francs par Microsoft dans l’intelligence artificielle japonaise, la construction d’une usine de semi-conducteurs avancés sur l’île d’Hokkaido utilisant les brevets d’IBM, mais aussi 70 accords dans différents secteurs économiques. Le rachat du plus grand aciériste américain, US Steel, par son concurrent japonais, Nippon Steel, devait constituer la clef de voûte de cet arrimage transpacifique. Mais le gigantesque «deal» à 13 milliards de francs s’est fracassé sur la campagne présidentielle américaine.
L’annonce du rachat de US Steel, en décembre, a en effet ébranlé le «swing state» de Pennsylvanie dont est originaire l’entreprise. Donald Trump, fidèle à son slogan «l’Amérique d’abord», a juré de bloquer la transaction une fois à la Maison-Blanche. Joe Biden, qui compte sur les cols-bleus pour conserver plusieurs États industriels du nord du pays, n’a eu d’autre choix que de s’aligner sur la position de son concurrent. La corbeille de mariage entre Tokyo et Washington restera donc en partie vide. Même entre alliés, et malgré la menace chinoise, l’ère de la mondialisation heureuse est bel et bien révolue.
« Un désengagement de Washington de la région, si Donald Trump revenait au pouvoir, serait très inquiétant pour les Japonais .»
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