Thomas Gomart : « La criminalisation avancée des élites russes est préoccupante »
Après la mutinerie de Wagner, le directeur de l’Institut français des Relations internationales estime que Vladimir Poutine est affaibli sur le plan extérieur. Ce qui le rend paradoxalement plus dangereux.
Les observateurs du stupéfiant coup de force d'Evgueni Prigojine notent que Vladimir Poutine a encouragé la création, parallèlement aux forces armées nationales, de différents groupes rivaux, dont les milices Wagner. Le but était de permettre à l'Etat russe de mener des actions à l'étranger sans en endosser forcément la responsabilité. Mais surtout de permettre au chef du Kremlin de rester fermement à la tête d'un appareil militaire composite et éparpillé.
Ce système générateur de tensions a fini par accoucher d'une rébellion, la plus grave essuyée par Poutine depuis son arrivée au pouvoir il y a vingt-trois ans. Son prestige gravement terni, Poutine pourra-t-il restaurer sa mainmise et son aura d'homme fort aux yeux du monde ? L'historien Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des Relations internationales (Ifri), répond.
Le système des forces russes, composées de groupes composites et rivaux, portait-il intrinsèquement un ferment de rébellion ?
Cette question est fondamentale car elle touche le coeur des relations civilo-militaires en Russie. Peu après l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, à l'été 2000, le sous-marin nucléaire K-141 « Koursk » a fait naufrage. Comme il n'avait pas encore de base politique, le nouveau chef du Kremlin a décidé non de sanctionner le haut commandement, mais au contraire d'offrir une revanche aux forces armées qui avaient été humiliées par la défaite en 1996 de la première guerre de Tchétchénie. La seconde guerre de Tchétchénie, qui avait éclaté un an auparavant, lui a permis de rétablir graduellement le contrôle présidentiel sur les « structures de forces » - c'est-à-dire les forces armées, les forces de police et les services de renseignement, qu'on appelle les siloviki dans le système russe -, au point d'en faire sa base politique. Historiquement, en Russie, les services de renseignement ont pour mission de surveiller les militaires.
Sous l'impulsion de Poutine, une mosaïque s'est peu à peu mise en place entre les forces armées et différents groupes, dont les tensions sont entretenues par le Kremlin. S'y sont ajoutés progressivement des acteurs du type Prigojine. On se focalise sur lui car il est le plus emblématique et celui qui a probablement le mieux manoeuvré ces dix dernières années. Mais on peut aussi mentionner Kadyrov, le leader tchétchène, qui a apporté un soutien immédiat à Poutine le 24 juin. Les milices sont partie prenante de l'histoire de la Russie. On dit qu'au Kremlin, il y a plusieurs tours, et que ces tours se font la guerre. Au lendemain de l'équipée du 24 juin, il est probable que ce coeur du réacteur du système Poutine a été touché, que l'équilibre de ces forces a été affecté. Les événements du 24 juin illustrent les tensions inhérentes au système civilo-militaire russe.
Comment la rébellion de Wagner a révélé les fissures du pouvoir de Poutine N'est-ce pas une grande erreur de Poutine d'avoir créé ainsi une arme qui s'est retournée contre lui ?
Effectivement, la créature a échappé à son créateur. Dans cette tradition russe de faire appel à différents types de force, Prigojine présente des particularités : il ne dirige pas seulement une société classique de mercenaires, mais aussi une force active dans le cyber, la désinformation et l'action à l'étranger. Ce qui lui permet, à travers des accords notamment avec les pays africains, d'exploiter des ressources qui lui assurent une autonomie bien plus forte que celle d'autres groupes au sein du système russe. C'est sans doute ce qui explique son évolution.
Vous dites que ces milices ne sont pas une rareté dans l'histoire russe. Vous pensez à l'époque de l'URSS ?
Ça remonte à plus loin encore. Comme toute puissance coloniale ou impériale, la Russie s'est appuyée pour son expansion sur des troupes composées d'allogènes, ou de prisonniers... Poutine a repris l'idée de la Novaya Rossiya à Catherine la Grande, selon laquelle il faut repousser les frontières pour assurer la sécurité du coeur du domaine, le gosudarstvo, qui se traduit littéralement par « le domaine du maître ». Or Catherine II avait eu à gérer, à la fin du XVIII siècle, la révolte de Pougatchev.
Ce chef cosaque avait participé aux guerres de conquêtes de la tsarine, avant de se retourner contre l'autorité impériale, levant des troupes, assiégeant des villes. Il a finalement été capturé, livré à l'impératrice dans une cage de fer, et dépecé... Une sorte de répétition historique me frappe avec Prigojine. Pour reprendre un lexique médiéval, il a mené une chevauchée avec ses soudards, qui prétendent incarner l'ordre et la discipline mais qui sont pour la plupart des criminels. Et, ce qui est saisissant, c'est qu'il l'a fait en portant un discours politique. Avant de se lancer, il a diffusé des vidéos invalidant tout le discours du Kremlin sur les raisons de l'invasion de l'Ukraine, déclarant qu'elle n'était pas liée à une menace extérieure mais à la rapacité du haut commandement militaire.
Qu'en concluez-vous ?
Il faut bien comprendre à qui on a affaire. Prigojine est accusé de crimes de guerre. Il a constitué une force de bandits de grand chemin qui se sont livrés à des exactions caractérisées. Il dispose de moyens tout à fait conséquents. Et il porte effectivement un discours ultranationaliste, très inquiétant. Ce qu'a montré cette journée, c'est l'état de criminalisation avancée de la Fédération de Russie. Si l'alternative politique à Vladimir Poutine est Evgueni Prigojine, cela témoigne du degré de violence qui est aujourd'hui au coeur des élites russes. Une partie du conflit s'est déplacée sur le territoire russe avec la chevauchée de Prigojine, d'où ma référence à Pougatchev. Ma crainte, c'est que la Russie soit entrée dans un nouveau « temps des troubles », pour reprendre là aussi une formule de l'histoire russe et insister sur sa répétition. C'est évidemment très préoccupant sur la trajectoire politique à venir de la Russie.
Qu'a révélé cette journée des divisions au sein du pouvoir russe lui-même ? Faut-il s'attendre à un durcissement ? À des arrestations ?
C'est la première fois depuis 2000 que quelqu'un se lève et défie ouvertement Poutine. Les critiques, par le passé, venaient de leaders politiques comme Boris Nemtsov [vice-président du gouvernement en charge de l'Economie sous Boris Elstine, assassiné en février 2015, NDLR], ou plus tard d'opposants, exilés ou embastillés, comme Alexeï Navalny. Là, on a quelqu'un qui a des moyens militaires, qui s'est directement opposé à deux hommes clés des structures militaires de Poutine, le ministre de la Défense et le commandant de l'offensive en Ukraine. Alors, y aura-t-il des purges ? Je dirais qu'elles sont déjà en cours, elles ont démarré au début de la guerre.
On voit très régulièrement, parmi les élites russes, des disparitions, des « accidents » qui reflètent des luttes de clans. Quand le président utilise le mot « traître », comme il l'a fait dans son discours du 24 juin, cela signifie qu'il y aura châtiment. Quid de l'avenir des milices de Wagner, qui doivent être versées dans l'armée régulière au 1 juillet ? Et quid de l'avenir personnel de Prigojine ? Franchement, je ne sais pas répondre. Mais, connaissant l'histoire russe et le sort réservé par Poutine à ceux qu'il appelle les traîtres, je serais très inquiet à la place de Prigojine. Même s'il a momentanément sauvé sa tête.
Evgueni Prigojine comptait, semble-t-il, sur le soutien de certains proches de Poutine...
Que le pouvoir soit ébranlé, c'est évident. Pour s'en convaincre, il suffit de relire le discours de Poutine du 24 juin, la référence à 1917 [le renversement du régime tsariste, NDLR], au « coup de poignard dans le dos », est éloquente. Oui, c'est un affront. Et oui, ça a révélé le flottement et les divisions internes au sommet de l'Etat russe, même si Prigojine a été stoppé et n'a pu aller jusqu'à Moscou. Il y a maintenant beaucoup d'interrogations sur la solidité et la capacité à gouverner de Poutine. Il a désormais une guerre à mener en Ukraine, et une autre sur le front intérieur.
Les dissensions apparues au sommet du Kremlin peuvent-elles avoir un impact sur la contre-offensive de Kiev ?
La contre-offensive, même si ses effets stratégiques majeurs se font attendre, montre que l'initiative est désormais du côté ukrainien et que les troupes russes sont, elles, dans une posture défensive et qu'elles ne sont plus capables d'initiative. Il est certain que, dans ce contexte, l'image d'un pouvoir politico-militaire russe divisé, ébranlé de l'intérieur, est favorable aux Ukrainiens. Cela les conduit à chercher des moyens susceptibles d'aggraver cette contradiction fondamentale au sein du pouvoir russe.
Les milices Wagner sont présentes depuis longtemps en Syrie et en Afrique, notamment en Libye et au Sahel. Le système Poutine peut-il se passer de cet outil stratégique dans ces régions ?
Wagner a été un outil d'« hybridité militaire » très utile dans le repositionnement international de la Russie depuis 2014. Récemment, Moscou a d'ailleurs monté à nouveau des opérations en Syrie, pour montrer que ce qui se passe sur le front ukrainien ne les décourage pas d'exercer une pression très forte au Levant. Il faut distinguer les troupes de Prigojine, engagées dans le Donbass, appelées à rejoindre les forces armées régulières, de celles constituées à l'étranger. Ce dispositif va-t-il se dissoudre de lui-même ou être repris en main par quelqu'un d'autre ? Prigojine va-t-il contrôler ses mercenaires à distance depuis la Russie ou la Biélorussie, ou seront-ils récupérés par les services de renseignement ? Très franchement, je ne sais pas.
Au niveau international, Poutine peut-il encore apparaître comme un partenaire fiable pour ses alliés, la Chine, la Turquie, l'Iran... ?
Non. Il apparaît désormais comme un partenaire acculé sur son propre territoire. C'est évidemment interprété comme un signe de faiblesse. D'abord par la Chine : il ne faut jamais oublier que le reproche le plus fort exprimé par Pékin à l'égard de Moscou a été la chute du Parti communiste de l'Union soviétique en 1991. Dans les soutiens qui se sont manifestés, il est intéressant de noter celui, immédiat, du président turc Erdogan. Il doit se lire à mon sens comme un effet miroir du soutien apporté par Poutine à Erdogan en 2016, lors de la tentative de coup d'Etat en Turquie. Mais un certain nombre de pays, notamment le Kazakhstan, pourtant sollicité, ont expliqué qu'il s'agissait d'une affaire intérieure à la Russie. Sur le plan international, l'image de Poutine est sérieusement écornée, le mot est faible.
Avec quelles conséquences ? Poutine ne risque-t-il pas de faire davantage de surenchère militaire ?
Je ne vois pas d'autre issue à cette situation que cette fuite en avant. La rhétorique nucléaire, qui n'a d'ailleurs jamais disparu, a été réactivée ces deux dernières semaines par des personnalités en vue dans la communauté stratégique, comme Sergueï Karaganov ou Dmitri Trenin, qui envisagent ouvertement l'hypothèse de l'arme nucléaire. L'image ternie de Poutine le fragilise, l'affaiblit sur le plan extérieur, et le rend paradoxalement plus dangereux.
Dans « les Ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances », vous écrivez que la France doit repenser sa politique de sécurité vis-à-vis de Moscou, car la dissuasion nucléaire ne permet pas de se protéger de tout le spectre des menaces...
En France, on a justifié tous nos efforts diplomatiques vis-à-vis de Moscou au nom d'une relation franco-russe spéciale, d'ailleurs assez fantasmée du côté français. Et on considère qu'étant une puissance dotée de l'arme nucléaire, on ne connaîtra jamais le sort de l'Ukraine. Or Poutine pourrait être tenté de tester la solidité de l'article 5 de l'Otan ou de l'article 42-7 du traité de l'Union européenne. On peut avoir des attaques très massives, très dangereuses, sur le plan cyber ou dans le domaine spatial. Nous avons déjà vu des actes d'hostilité répétés de la Russie à l'égard des intérêts français. Je vous renvoie aux travaux de la commission parlementaire sur les ingérences étrangères, au processus électoral de 2017 et aux opérations de manipulation de l'information en Afrique.
Encore une fois, le 24 juin nous a montré ce qu'est devenu le champ politique en Russie, et c'est très préoccupant. Si l'alternative à Poutine, ce sont des profils comme celui de Prigojine, ou si son soutien principal vient de Kadyrov, cela en dit long sur l'idéologie qui est au pouvoir en Russie. Regardez le caractère fondamentalement anti-occidental du discours de Poutine le 24 juin, qui était pourtant à finalité intérieure. C'est annonciateur encore une fois de troubles pour les Européens. On doit s'attendre à une intensification du niveau de violence, à la fois dans le corps social russe et par le corps social russe à l'étranger.
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