Réseaux sociaux bloqués, médias censurés... Comment Moscou cache aux Russes la vérité sur l'Ukraine
Depuis le début de la guerre, les autorités russes étouffent les médias, limitent l'accès aux réseaux sociaux et imposent leur propagande, notamment relayée par quelques femmes proches du pouvoir. Décryptage avec Julien Nocetti, chercheur associé à l'Institut français des relations internationales.
Un pays assiégé, un autre verrouillé. Depuis l'invasion de l'Ukraine, la Russie, qui se borne à parler d'une «opération militaire spéciale», impose une propagande assourdissante. Plusieurs médias indépendants ont dû fermer ou cesser d'émettre et les correspondants étrangers, de travailler, à Moscou comme ailleurs dans le pays. Les réseaux sociaux sont bloqués, limités, ou à l'inverse inondés de discours pro-Poutine.
Madame Figaro.-En dépit d'une censure redoutable, des Russes manifestent contre l'invasion depuis le début du conflit. Comment les informations leur parviennent-elles ?
Julien Nocetti.-Principalement par les réseaux sociaux et applications de messagerie instantanée, comme Telegram ou WhatsApp, massivement utilisés. Ceux qui s'en servent se savent dans le viseur des autorités, qui connaissent la popularité de ces applications et s'efforcent de longue date de les contrôler, voire de les verrouiller.
Comme Facebook, bloqué après une semaine de guerre…
Le pouvoir cherchait à censurer cette plateforme depuis près d'une décennie. Les autorités russes trouvent dans le contexte actuel une justification politique idéale pour entreprendre ce qu'elles n'avaient pas osé mettre en place de façon aussi résolue.
C'est-à-dire ?
La Russie nourrit depuis le tournant des années 2010, sous la présidence de Dmitri Medvedev, le projet de «souverainiser» Internet. Concrètement, il s'agit de maîtriser les infrastructures technologiques du pays pour contrôler les contenus et l'information circulant par voies numériques. Ce projet, inscrit dans une loi adoptée en décembre 2019, a un coût économique faramineux, en plus de son coût sociopolitique très dur pour les citoyens russes. Depuis 2017, de nombreuses manifestations ont eu lieu à Moscou et d'autres grandes villes contre cette cascade de lois répressives visant la sphère numérique.
D'autres lois visent les médias traditionnels…
Oui, et une étape supplémentaire a clairement été franchie ces dernières semaines. En plus de museler les voix discordantes, il s'agit désormais d'empêcher l'emploi de termes factuels comme «guerre» ou «invasion», dont l'utilisation, y compris sur les réseaux sociaux, est désormais punie par la loi, jusqu'à 15 ans de prison. Les médias d'État, ainsi que les médias privés contrôlés par des hommes d'affaires proches du Kremlin, collent au discours officiel. Le contexte est inédit et très mouvant. La Russie se calfeutre. Cela pose la question de notre connaissance de ce pays dans les mois ou années à venir. Si le régime russe tient, sera-t-il capable d'étanchéifier sa sphère médiatique et numérique ?
Peut-on espérer qu'Internet, et ce qu'il garde de liberté, compense le poids des médias traditionnels ?
On note depuis une décennie une opposition manifeste entre la «nation télévisée» et la «nation des réseaux sociaux». La première regroupe le socle de l'électorat de Vladimir Poutine, composé en majorité de travailleurs et de retraités. La seconde, surtout composée d'une population jeune, urbaine et éduquée, constitue le noyau du militantisme par voie numérique. Mais la télévision reste le média numéro un en Russie et elle ne défie pas le pouvoir. Or, son auditoire se déplace pour voter, davantage que les jeunes urbains.
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"La technologie n'est pas neutre. Elle peut être employée à des fins antidémocratiques et autoritaires", Julien Nocetti, chercheur associé à l'IFRI
Sont-ils la cible de cette guerre de l'information ?
La population russe, de manière générale, en constitue le foyer principal. Le pouvoir vise à prévenir toute information libre sur les événements, susceptible d'inspirer aux Russes une contestation de la légitimité du régime Poutine. L'autre cible de Moscou, ce sont, en bonne logique, les Ukrainiens. Il s'agit de saper le lien de confiance les unissant à leur président, par de nombreuses rumeurs annonçant sa fuite, voire sa mort, propagées sur les réseaux sociaux. Enfin, la guerre déclenchée par la Russie contre l'Ukraine est également une guerre politique contre l'Europe. L'objectif est d'ajouter un degré de confusion dans notre perception des événements, de nous mener à prendre une distance vis-à-vis de nos valeurs politiques, comme l'adhésion à l'État de droit ou à la liberté d'expression.
L'enjeu de cette propagande est donc aussi mondial ?
Depuis une quinzaine d'années, les Occidentaux fondent une partie de leur diplomatie numérique sur les promesses et les bénéfices de la technologie, qui charrient une idéologie démocratique. Or, on le voit depuis 2016 et les ingérences russes dans la campagne américaine, le Kremlin exploite le numérique comme moyen de contrer les narratifs hostiles et de parvenir à ses fins. Nous autres, Occidentaux, nous sommes peut-être voilés la face. La technologie n'est pas neutre. Elle peut être employée à des fins antidémocratiques et autoritaires. Elle l'est dans ce conflit, de manière significative.
> Lire l'interview sur le site de Madame Figaro
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