«L'interventionnisme militaire, le franc CFA, la politique d'aide» alimentent le discours anti-français en Afrique
Les pays d'Afrique francophone ont vu se développer ces dernières années une parole anti-française de plus en plus forte lors de manifestations, sur les réseaux sociaux et dans les propos de ceux que l'on appelle les néo-panafricanistes. Pourquoi cette parole a-t-elle prospéré ? Quelles sont les voix qui la portent à l'heure actuelle ? Le sujet est au cœur d'une étude rédigée par trois chercheurs de l'Institut français des relations internationales (IFRI). L'un d'eux, Thierry Vircoulon, est notre invité.
RFI : Qu’est-ce que vous avez pu discerner, au travers de ce travail, de l’ampleur réelle du discours anti-français ?
Thierry Vircoulon : Ce qui est très intéressant sur les 15 à 20 dernières années, c’est de voir qu’un discours critique de la politique française en Afrique, qui était limité aux élites, est maintenant généralisé… que ce discours est maintenant devenu un des éléments du logiciel politique des Africains et qu’il s’est en quelque sorte banalisé. Il est devenu non plus quelque chose qu’il faut démontrer par le raisonnement, mais une évidence politique.
RFI : Vous analysez dans ce rapport le positionnement de ceux qui portent ce discours et notamment de ceux qui se présentent comme des néo-panafricanistes, à savoir Kémi Séba et Nathalie Yamb. Vous dites qu’on assiste avec eux à la convergence d’intérêts russo-africains, qu’est-ce que ça signifie ?
D’une part, eux-mêmes ont dit qu’ils avaient des liens et ils se vantent d’avoir des liens avec Moscou… d’avoir « table ouverte » en quelque sorte à Moscou. Il y a plusieurs études qui ont mis en évidence des liens financiers entre ces deux influenceurs politiques et Moscou, notamment la nébuleuse d' Evgueni Prigojine qui a financé Kémi Seba. Il l’a dit lui-même, donc il n’y a pas de mystère là-dessus. Puis, il y a évidemment un rapprochement idéologique, et un rapprochement sur le fait qu’ils ont un ennemi commun.
RFI : Il y a donc ces influenceurs, mais il y a aussi les acteurs politiques d’un certain nombre de pays africains. Pourquoi alimentent-ils, eux, ce discours anti-français ?
Ils alimentent ce discours parce qu’ils ont besoin d’expliquer leurs échecs politiques, économiques ou sécuritaires à leur population. On sent très fort qu’une bonne partie des jeunesses africaines veulent en découdre avec leurs oligarchies dirigeantes, et donc pour ces oligarchies dirigeantes, il est essentiel de leur présenter un bouc émissaire et ainsi de se défausser. Et donc on voit qu’en effet, c'est un discours qui porte bien, par exemple en Centrafrique, au Mali ou au Burkina Faso. Ce sont des États qui sont en pleine faillite et en pleine dérive actuellement.
RFI : Quels sont les thèmes récurrents de ce discours anti-français ?
La première composante, c'est évidemment l’interventionnisme militaire français. La deuxième composante, c’est le franc CFA. Et la troisième, c’est la politique d’aide. Ce sont vraiment les trois aspects du réquisitoire de ce discours contre la France, contre la politique française, dans le cadre de Barkhane notamment. Cette opération Barkhane, elle est décrite comme une façon de piller les ressources naturelles au Sahel par l’armée française. En ce qui concerne le franc CFA, il est décrié comme étant un outil de domination économique et de confiscation de la souveraineté économique des États de la zone du franc CFA. Puis, en ce qui concerne la politique d’aide, là, c'est plutôt une sorte de procès politico-moral qui dit que d’une part, l’aide au développement sert en fait surtout à soutenir des régimes amis, donc un but politique. Et que moralement, elle est condamnable parce que c’est un signe de supériorité, etc.
RFI : Et donc tout cela se connecte dans une grande théorie du complot ?
Oui, tout cela se connecte dans une grande théorie du complot qui, évidemment, de nos jours, est très à la mode sur tous les continents. L’Afrique ne fait pas exception. Et l'on voit qu’il y a évidemment une très grande résonance… et que cette résonance est d’autant plus forte que les pays sont en difficulté.
RFI : Vous analysez la façon dont ce discours anti-français est alimenté, utilisé par différents acteurs. Mais au fond, s’il prospère ce discours, est-ce que ce n’est pas aussi parce qu’il y a eu des erreurs dans le passé en matière de politique africaine de la France, et qu’il y en a encore aujourd’hui ?
Il y a en effet un certain nombre d’erreurs de politique qui ont été faites dans le passé et encore dans le présent, mais ce n’est plus à ce niveau-là que l'on est dans ce discours-là.
RFI : Il n’y a plus réellement de débats sur les réalisations et les erreurs de la politique africaine de la France ?
Non, on est vraiment dans le complotisme, le conspirationnisme généralisé, et tout ce qui porte un drapeau français fait partie du complot.
RFI : Quelle lecture est-ce que les décideurs parisiens ont de ce discours anti-français qui se développe sur le continent ?
Ils n’en ont pas toujours une lecture appropriée, à mon sens. Il y a ceux qui disent : « Non mais tout ça, c’est la faute de la Russie, c’est juste de la propagande russe, etc., qui manipule l’opinion ». Alors que ça ne vient pas uniquement de la Russie, il y a aussi une grande part de responsabilité des classes politiques africaines, comme je viens de le dire. Et puis, il y a ceux qui disent : « Ah, mais non, en fait, c'est une mauvaise perception de la politique française qui est à l’origine de ce discours, et donc il faut mieux s’expliquer, il faut mieux communiquer, etc. » Ça, c’est plutôt la ligne du président de la République quand il dit aux ambassadeurs : Il faut expliquer tout le temps, être sur les réseaux sociaux, communiquer, etc., parce que finalement, on mène une bonne politique qui est mal perçue. Il ne faut pas croire que c’est simplement un problème de perception… comme vous le disiez tout à l’heure, il y a eu de vraies erreurs qui ont été commises. Il faut donc repenser profondément cette politique, pour essayer non pas de mieux l’expliquer, mais de l’améliorer.
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