Les relations franco-russes s’exposent à Versailles
Après un quinquennat Hollande où les relations entre Moscou et Paris se sont tendues, le président Macron reçoit ce lundi Poutine à l’occasion d’une exposition au Grand Trianon. Syrie, Ukraine, affaire Ioukos, MacronLeaks… Des dossiers chauds sont sur la table.
En visite à la cour française en 1717, Pierre le Grand, séduit par «l’enfant roi» Louis XV, a eu un geste spontané qui a marqué l’histoire, saisissant dans ses bras le jeune monarque avec une affection toute paternelle… Pour dédramatiser son premier rendez-vous avec Vladimir Poutine, l’un des doyens de la géopolitique internationale, Emmanuel Macron, le plus jeune chef d’Etat élu au monde, a décidé d’organiser une petite réunion régalienne sous les ors du Grand Trianon et les auspices d’une exposition célébrant la rencontre, il y a trois cents ans, entre le premier empereur de Russie et le roi de France. Une entrevue à Versailles, c’est aussi un «clin d’œil à Mitterrand» qui y avait organisé le G7 en 1982, assure Christophe Castaner, porte-parole du gouvernement.
Cette audience complète le premier marathon diplomatique - examen d’entrée sur la scène internationale - du nouveau président français, qui a fait connaissance avec ses principaux homologues étrangers, à Bruxelles lors d’un mini-sommet de l’Otan, jeudi, suivi du G7 en Sicile vendredi et samedi (lire ci-contre), séquence dont le nouveau locataire de l’Elysée s’est plutôt bien sorti. Mais Vladimir Poutine n’en était pas. Pour l’Elysée, la session de rattrapage de lundi est donc d’autant plus importante «qu’on suspectait ce jeune homme [Emmanuel Macron] de ne pas avoir la carrure d’un président de la République et de ne pas être en mesure d’incarner et de défendre la France», selon Castaner. La visite du monarque russe, il y a trois siècles, fonda les liens diplomatiques entre la France et la Russie. Celle de Vladimir Poutine a vocation à relancer une relation qui s’est détériorée ces dernières années, après une décennie plutôt heureuse. Jacques Chirac avait rendu hommage à l’amitié franco-russe en décorant en douce Vladimir Poutine de la Légion d’honneur, en 2006. Nicolas Sarkozy continue de se faire inviter pour une tasse de thé à Novo Ogarevo (résidence de Poutine en banlieue de la capitale) à chaque fois qu’il passe à Moscou. Mais le quinquennat de François Hollande aura marqué un net refroidissement dans les relations entre les deux pays. Moins à cause de désaccords bilatéraux qu’à cause d’un contexte plus large d’une discordance croissante entre la Russie et l’Occident, consommée en 2014, avec l’annexion la Crimée et qui s’est cristallisée à travers la guerre en Syrie. Entre autres camouflets, Hollande avait d’abord renoncé à livrer à la Russie des Mistral déjà vendus (2015). Puis il avait refusé de recevoir Poutine à Paris, en octobre 2016, à moins que ce ne soit que pour parler de la Syrie, alors que le président russe avait prévu cette visite privée pour inaugurer le nouveau Centre culturel russe et la cathédrale orthodoxe quai Branly.
Dissensions et rancœurs
Le soutien à Bachar al-Assad et le veto de la Russie à toutes les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, la mainmise sur la Crimée, l’intervention russe en Ukraine qui a suivi, les accusations de crimes homophobes en Tchétchénie… Autant de dossiers qui ont envenimé la séculaire amitié franco-russe. Au sein de l’UE, la France a soutenu avec insistance l’introduction de sanctions contre la Russie, et s’est placée au cœur du processus de Minsk, des accords signés en 2015 entre la Russie et l’Ukraine, sous le parrainage de Paris et Berlin, qui n’ont pas vraiment permis de faire cesser les combats.
Emmanuel Macron hérite donc de dissensions et de rancœurs, actées et potentielles. Des dossiers pesants, comme la Syrie, au sujet de laquelle le Président veut «parler avec la Russie pour changer le cadre de sortie de la crise militaire et pour construire de manière beaucoup plus collective une solution politique inclusive», considérant comme une «défaite» la mise à l’écart des Occidentaux du processus de cessez-le-feu. Ou encore l’Ukraine, «envahie par la Russie», sur laquelle il sera «sans aucune concession». D’autres questions, moins urgentes peut-être, mais tout aussi désagréables : une queue de comète de l’affaire Ioukos, l’entreprise pétrolière russe démantelée par Moscou (lire ci-contre), les «MacronLeaks», une cyberattaque à deux jours du second tour, qui n’était pas sans rappeler celle imputée aux Russes contre le Parti démocrate américain (lire ci-dessous).
«Session de rattrapage»
Lors de la campagne présidentielle, Emmanuel Macron avait pris soin de préciser qu’il ne faisait pas «partie de ceux qui sont fascinés par Vladimir Poutine», dont il ne partage pas les «valeurs». Il a été aussi le seul candidat du peloton de tête à ne pas avoir transigé sur le sujet des sanctions, en martelant que sa future relation avec la Russie sera un alliage de «dialogue» et de «fermeté». Ce qui, entre autres défauts, a valu au candidat de devenir le dernier choix des Russes. A Moscou, où l’on s’attendait à une victoire de Marine Le Pen, adoubée par Poutine qui l’avait reçue ostensiblement peu avant l’élection, Macron était le pire des scénarios, avec ses «origines Rothschild», ses «affinités homosexuelles» et sa «dévotion pour Angela Merkel» (amabilités reprises en boucle par les médias kremlinois). De son côté, le mouvement En marche a attribué à des hackers russes des tentatives de piratage, en accusant la Russie plus généralement d’influence sur la campagne via médias pro-Kremlin et réseaux sociaux - accusations, il va de soi, rejetées en bloc par Moscou. Vladimir Poutine n’en a pas moins salué l’élection d’Emmanuel Macron dès le 8 mai, en appelant le nouveau président français à «surmonter la méfiance mutuelle» entre la France et la Russie et à unir «leurs forces pour assurer la stabilité et la sécurité internationales».
La dernière visite de travail de Poutine à Paris remonte à 2012. En novembre 2015, il figurait parmi les 150 chefs d’Etat ou de gouvernement pour la COP 21 qui allait dans la foulée accoucher de l’accord de Paris sur le climat. Mais il n’est plus revenu en Europe de l’Ouest depuis le 19 octobre 2016, quand il s’est rendu à Berlin pour un sommet peu fructueux au «format Normandie» avec Angela Merkel, François Hollande et Petro Porochenko (ce même jour où il avait initialement prévu de se promener sur les bords de la Seine). La visite de ce lundi est donc «une sorte de session de rattrapage par rapport à celle, ratée, de 2016, qui a laissé un mauvais souvenir à Poutine, commente Tatiana Jean, de l’Institut français des relations internationales. Le choix du lieu est hautement symbolique. On connaît la sensibilité de Poutine vis-à-vis de Pierre le Grand, qui est aussi le dirigeant russe qui a décidé d’ouvrir une fenêtre sur l’Europe». Mais pour le politologue Alexeï Moukhine, proche du Kremlin, le besoin de se rabibocher est plutôt du côté de Paris. «C’est une tentative de relancer les relations entre nos deux pays, après une campagne présidentielle pendant laquelle beaucoup de choses ont été dites, particulièrement du côté du candidat Macron», confie l’expert, convaincu que Paris a donc quelque chose à se faire pardonner, mais que Poutine «n’est pas orgueilleux». La preuve, c’est qu’il est «prêt à se déplacer pour venir sur le territoire de Macron».
Les deux présidents doivent se retrouver d’abord en tête-à-tête, à la mi-journée, avant de déjeuner entourés de leur délégation, puis de visiter la fameuse exposition. Ils parleront des relations franco-russes, de leurs visions respectives de l’avenir de l’Union européenne, de la lutte antiterroriste et des crises régionales (Ukraine, Syrie, Corée du Nord et Libye).
«Distance générationnelle»
Cette rencontre peut-elle marquer un tournant décisif dans les relations entre la France et la Russie ? «Vladimir Poutine est prêt à n’importe quelle tournure des pourparlers, à une simple prise de contact comme à la rencontre historique», conclut Alexeï Moukhine. «Il ne faut pas s’attendre au coup de foudre, prévient Tatiana Jean. Les deux hommes incarnent deux visions du monde opposées, sans parler de la distance générationnelle. Mais la France reste un partenaire important pour la Russie. Poutine espère peut-être qu’avec Macron le contact sera plus simple qu’avec Merkel. Lui qui avait annoncé la mort de l’Europe il y a longtemps déjà doit bien se rendre compte que ce n’est pas encore pour maintenant, et qu’il va falloir continuer à travailler avec tous ces gens.»
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