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Les limites de la méthode Poutine face au coronavirus

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interviewée par Stéphanie Khouri pour 

  L'Orient-Le Jour
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Après avoir été accusé de minimiser les dangers du Covid-19, le président russe est désormais résolu à changer de cap.

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« Tout est sous contrôle. » Tel est le message que Vladimir Poutine voulait envoyer aux Russes. Jusqu’à ce que la réalité des chiffres et la flambée de l’épidémie le rattrapent, contredisant les discours officiels. Chine, Iran, Brésil, États-Unis… la Russie rejoint ainsi le club des pays qui ont bombé le torse et traîné des pieds avant de finalement reconnaître l’ampleur de l’épidémie. C’est désormais chose faite avec l’ajournement de deux rendez-vous symboliques du printemps 2020, signalant un changement de priorité dans l’agenda politique russe.

L’évolution dans le discours du président marque un tournant après les hésitations du régime, le maquillage des chiffres et la minimisation du danger. « La Russie n’est pas le seul pays où les chiffres peuvent être mis en doute, ce n’est pas forcément dû à une volonté de camoufler, mais parfois à la difficulté de faire remonter les informations dans un pays immense », estime Michel Eltchaninoff, rédacteur en chef adjoint de Philosophie Magazine et spécialiste de la Russie, auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine (Arles, Solin / Actes Sud, 2015). Pourtant, « il y a un fait qui distingue le pays : au début de l’épidémie, les autorités parlaient de “pneumonies extrahospitalières”. Mais en février et mars, il y avait une augmentation de 37 % de ces pneumonies par rapport à l’année précédente, reflétant une volonté claire de camoufler la présence du Covid-19, s’inscrivant dans une tradition forte de maquillage des chiffres », note M. Eltchaninoff.

Gestion régionale

Vladimir Poutine est obligé de changer de cap en raison d’une hausse rapide du nombre de cas. Le jeudi 23 avril, la Russie compte 62 773 cas diagnostiqués pour 555 décès, le pic devant être atteint à la mi-mai. « La Russie a attendu mi-avril pour prendre la mesure de la gravité de la situation : le pouvoir a été contraint de le reconnaître parce que le nombre de personnes contaminées a été multiplié par trois durant la semaine du 13 avril », estime le spécialiste. La flambée de l’épidémie contraint le chef de l’État à bousculer l’agenda prévu afin d’assurer sa propre continuité aux commandes du pays. D’abord en ajournant le vote populaire du mercredi 22 avril 2020 en vue de la révision constitutionnelle censée valider son maintien au pouvoir jusqu’en 2036. Ensuite en provoquant le report de la cérémonie du 9 mai, commémorant la Journée de la victoire dans la Seconde Guerre mondiale, à laquelle devaient assister de nombreux dignitaires occidentaux, contribuant à redorer l’image du pays sur la scène internationale. « Ces deux grands événements sur le calendrier de Poutine sont reportés à plus tard. Il s’agira alors de renforcer l’exaltation patriotique et de faire voter la nouvelle Constitution dans la foulée. Le calendrier est changé, mais les objectifs ne sont pas remis en cause », observe Michel Eltchaninoff.

Le changement de ligne stratégique a également comporté une composante plus singulière dans le contexte russe, celle d’une délégation de la gestion aux régions. « La raison officielle est la différence de degrés avec laquelle les régions ont été touchées, les trois quarts des cas étant concentrés à Moscou et ses alentours. En Allemagne aussi, les régions ont été chargées de la gestion : c’est normal dans un État fédéral. Dans le cas russe, c’est pourtant inhabituel : le système s’est construit très différemment, dans le sens d’une forte centralisation. La raison profonde de ce choix est le transfert aux gouverneurs de la responsabilité en cas de problème : c’est contre eux que la population se retournera plutôt que contre les autorités centrales, qui se réservent la distribution des cadeaux, des allocations et des bonnes annonces… » estime Tatiana Kastoueva-Jean, qui dirige le centre Russie/Nouveaux États indépendants de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Le président russe veut préserver l’image du pouvoir. Une méthode nourrie par les autres outils traditionnels du régime : propagande, mobilisation patriotique et musèlement de l’opposition. « Le pouvoir a profité de ce moment de sidération pour continuer à punir toutes sortes de voix contraires… marquant un raidissement vis-à-vis de l’opposition libérale, et notamment des médias qui sont en première ligne sur le Covid-19 », s’inquiète Michel Eltchaninoff.

Divorce avec la population

S’il y a crispation et redoublement d’efforts afin de convaincre l’opinion publique, c’est qu’aux difficultés politiques et sanitaires, s’ajoutent de nouveaux défis. Sur le plan économique notamment, la chute brutale du cours du pétrole met à mal le modèle russe, qui repose en grande partie sur les exportations de brut. « La chute du prix du pétrole se répercute sur le cours du rouble et le pouvoir d’achat de la population », note Tatiana Kastoueva-Jean, pour qui le pays traverse une « triple crise (sanitaire, économique, politique) contribuant à l’érosion de la popularité de Vladimir Poutine ». La chute du prix du baril pourrait donc se traduire en termes social et politique : « Le budget russe est très lié à la rente énergétique, les exportations de pétrole et de gaz représentent entre 64 et 67 % des exportations. La chute des ressources affecte la possibilité pour l’État d’agir sur l’économie malgré la création du fonds souverain il y a quelques années, encore très bien rempli, mais auquel les autorités hésitent à toucher », note Tatiana Kastoueva-Jean.

Une dégradation du contexte économique qui nourrit les critiques contre le gouvernement, et notamment l’absence d’aide financière. « Il y a beaucoup de laissés-pour-compte dans cette stratégie qui ne choisit pas d’octroyer des aides à la population. Des protestations de rue à Vladikavkaz aux protestations virtuelles, les gens s’indignent car ils n’ont pas les moyens de rester confinés. En Russie, quasiment 20 millions de personnes vivent à la limite ou en dessous du seuil de pauvreté », observe Tatiana Kastoueva-Jean, pour qui le phénomène de contestation est actuellement encore contenu par une « peur du chaos et de la déstabilisation » dans l’idée que « l’État est encore le seul qui peut protéger ». Un constat qui suggère que les retombées politiques de la crise, en Russie comme ailleurs, se feront entendre dans un second temps, en décalé. « Le divorce entre Vladimir Poutine et la population, qui a déjà commencé depuis sans doute 2018-2019, va sans doute s’aggraver avec le coronavirus. Le Kremlin a toujours pensé que la population préférait adhérer à un mythe plutôt qu’à la vérité, mobilisant la population autour de grands mythes fondateurs, la grande Russie, l’Occident décadent et hostile… Cela a fonctionné notamment à la fin des années 2010. Mais face à une épidémie, est-ce qu’on peut se contenter de donner de grandes impulsions patriotiques ? La réponse de la société est non : on veut des informations précises, une médecine qui fonctionne. Le pari idéologique de la Russie de Poutine est mis à mal par la nouvelle épreuve qu’est le coronavirus », conclut Michel Eltchaninoff.

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Tatiana KASTOUÉVA-JEAN

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Directrice du Centre Russie/Eurasie de l'Ifri