« L’arrivée de Donald Trump promet une perturbation significative des flux commerciaux »
Le protectionnisme affiché du président élu des États-Unis met l’Europe dans une position inconfortable, elle qui s’est largement construite sur la séparation étanche entre relations économiques et politiques, estime l’économiste Sébastien Jean dans une tribune au « Monde ».
Des droits de douane de 60 % sur les importations chinoises. De 25 % pour le Mexique et le Canada. De 10 % ou de 20 % sur celles des autres pays. De 100 % pour ceux qui prétendraient se passer du dollar… Donald Trump défouraille. A croire qu’il ne voit pas seulement dans les tariffs (droits de douane) le « plus beau mot du dictionnaire », mais aussi une réponse à tous les maux. Il faut se garder des certitudes, s’agissant d’un personnage qui se targue de son imprévisibilité, mais ces annonces promettent bien des tensions et des désordres commerciaux, dans un contexte international déjà passablement troublé.
Il est peu probable que le nouveau président applique ses menaces immédiatement dans leur entier. Les Etats-Unis ont beau présenter un des taux d’ouverture aux échanges parmi les plus bas au monde, leurs importations de marchandises représentent plus de 11 % de leur PIB. Les taxer significativement serait prendre le risque de réveiller une inflation qui se calme à peine. Donald Trump est sans doute sensible au coût politique d’une telle éventualité, lui qui doit en grande partie son élection à l’inflation. La crainte de contrecoups boursiers pourrait aussi le faire hésiter.
Son goût immodéré pour les droits de douane, comme l’expérience de son premier mandat, laissent néanmoins penser que Trump utilisera cet instrument. Reste à savoir dans quelle optique. Si certains y voient un outil pour résorber les déficits commerciaux bilatéraux, voire couper les liens de dépendance (« découpler »), d’autres les considèrent avant tout comme un levier de négociation – et Trump aura à cœur d’exposer son « art du deal », pour reprendre le titre de son fameux livre.
La première approche appellerait des droits plus élevés, la seconde une mise en œuvre plus limitée, au moins dans un premier temps, voire conditionnelle. Difficile d’anticiper laquelle sera privilégiée et avec quel partenaire, d’autant que les deux approches peuvent se marier. Quoi qu’il en soit, ces taxes provoqueront en retour des représailles, au moins partielles. Le résultat est incertain. Il doit s’analyser sur deux plans, économique et structurel.
Perspective alarmante
Économiquement, c’est la promesse d’une perturbation significative des flux commerciaux. L’Union européenne (UE) y serait directement exposée : les États-Unis sont le premier client de l’Allemagne et le quatrième de la France. Celle-ci le serait aussi indirectement, si les exportations de pays tiers se voyant fermer la porte du marché américain forçaient celle de l’Europe par des prix cassés ; la dépendance chinoise aux débouchés extérieurs le laisse craindre. L’incertitude pourrait même s’étendre aux marchés de change, alors qu’un programme poussant a priori l’inflation et le dollar à la hausse (droits de douane, coupes fiscales, expulsions d’immigrés) s’accompagne d’une volonté affichée d’obtenir une dépréciation du dollar, tout en réaffirmant sa toute-puissance… Autant de facteurs déstabilisants, susceptibles de brider l’investissement, voire de provoquer des dégâts financiers.
Structurellement, c’est un nouveau coup de feu tiré sur l’ambulance du système commercial multilatéral, et plus largement sur les efforts de coordination internationale. Une perspective alarmante pour l’UE, en termes de principes aussi bien que d’intérêts. D’où l’importance d’une réponse cohérente, qui n’ajoute pas à la désorganisation, voire à la brutalisation des relations commerciales. D’autant que le « faiseur de deals » pourrait bien rechercher avant tout de nouveaux accords ou arrangements à sa main, avide qu’il sera de laisser sa marque dans l’histoire, alors qu’il entame un second mandat auréolé d’une victoire électorale sans bavure.
Pour autant, l’UE pourra difficilement s’en tenir à une simple référence aux principes multilatéralistes en cours, pour deux raisons : la principale, c’est qu’elle dépend des Etats-Unis pour faire face à une guerre de haute intensité à sa porte ; la seconde est que la situation commerciale actuelle n’est pas satisfaisante, alors que la Chine écrase le monde entier sous le poids de ses excédents manufacturiers (qui représentent 11 % du total des échanges mondiaux de ces produits), variables d’ajustement de son tropisme productiviste et technologique.
Au-delà des réponses transactionnelles nécessaires pour limiter les éventuelles retombées néfastes des initiatives trumpiennes, l’UE sera mise au défi d’assumer le coût de sa sécurité et de son ambition normative. Une position bien inconfortable, pour une Europe qui s’est largement construite sur la séparation étanche entre relations économiques et politiques. Tout est mêlé aujourd’hui : la concurrence technologique devient un enjeu central de sécurité nationale, l’instrumentalisation des interdépendances se banalise, les régulations se chevauchent, la coordination économique est plus que jamais indispensable à une réponse efficace et juste aux défis communs.
Voie étroite
L’UE est loin d’être la seule à vouloir éviter une dérive chaotique dont les moins puissants seraient les premières victimes. Mais elle devra d’abord montrer que le respect des principes multilatéralistes n’est pas incompatible avec la défense de ses intérêts et la préservation de ses ambitions sociales et environnementales : la voie sera étroite entre le protectionnisme clientéliste, l’irénisme sacrificiel et le repli moralisateur, mais les outils de politique industrielle et commerciale existent pour la trouver.
Dans le même temps, l’UE devra remédier de façon beaucoup plus volontariste à l’insuffisance de son investissement, qui la handicape pour accélérer sa transition climatique et tenir son rang dans la course technologique, mais qui constitue aussi une cause de déséquilibre externe : elle fait peser sur ses partenaires la charge de l’absorption de son épargne excédentaire. Dans ces défis qui mêlent les prérogatives nationales aux compétences communautaires, la clé de la réponse européenne résidera dans la cohésion entre Etats membres.
Sébastien Jean, professeur titulaire de la chaire d’économie industrielle au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), directeur associé de l'initiative Géoéconomie et géofinance de l'Ifri.
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