La crise énergétique fragilise la relation entre la France et l'Allemagne
L'affrontement entre Paris et Berlin sur les questions énergétiques est fondamental car il concerne des orientations stratégiques de très long terme des deux côtés du Rhin, explique Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre énergie et climat de l'Ifri. La France et l'Allemagne rallient chacune leurs alliés pour peser dans les négociations européennes.
Quel est l'objet de l'affrontement entre la France et l'Allemagne sur l'énergie ?
Il est fondamental car il concerne tout l'équilibre de notre énergie décarbonée sur le très long terme. Quelle sera la place de l'électricité et des gaz, y compris l'hydrogène ? Comment sera produite l'électricité décarbonée ? Quelles exceptions aux règles communes européennes (aides d'Etat, subventions) autorise-t-on pour pousser cette stratégie ?
L'enjeu, pour la France, est la mise en place d'un terrain où les énergies renouvelables et le nucléaire peuvent faire jeu égal. Les traités européens reconnaissent la neutralité technologique et le libre choix des Etats membres dans leurs bouquets énergétiques, mais dans les faits, aujourd'hui, le soutien public aux renouvelables est beaucoup plus important que pour le nucléaire.
Comment cet affrontement se traduit-il dans les négociations européennes ?
Il concerne d'abord l'hydrogène. La France veut en produire avec de l'électricité renouvelable, mais aussi nucléaire. L'Allemagne l'admet, mais elle demande que le soutien public concerne uniquement l'hydrogène d'origine renouvelable.
Berlin fonde sa stratégie sur une importation massive d'hydrogène vert de l'étranger, hors Europe, une direction que Paris juge dangereuse car de nature à entretenir notre dépendance extérieure.
L'autre grand contentieux concerne la réforme du marché de l'électricité, que les Vingt-Sept veulent faire aboutir avant la fin de l'année. Quel soutien public autorise-t-on en vue de maintenir un prix de l'électricité abordable pour les entreprises et les ménages ?
Derrière cette question, la crainte profonde des Français est celle du décrochage industriel. La France, beaucoup plus endettée que l'Allemagne, redoute de ne pas pouvoir suivre si Berlin se mettait un jour à subventionner massivement le prix de l'électricité, par exemple en instaurant un prix plafond pour les industriels. Ce qui n'est pas le cas pour le moment.
Pourquoi le conflit éclate-t-il de façon aussi aiguë aujourd'hui ?
Parce qu'on est à la croisée des crises, climatique, géopolitique et industrielle. C'est maintenant que se mettent en place les réglementations européennes nécessaires pour parvenir à la neutralité carbone.
Cela coïncide avec une accélération de la réforme du marché de l'électricité, rendue nécessaire par la rupture d'approvisionnement en gaz russe. Au même moment, les rivalités industrielles s'exacerbent avec la Chine et les Etats-Unis. Aides d'Etat, screening des investissements, mesures protectionnistes, sanctions… La concurrence mondiale est entrée dans une nouvelle ère.
Sur quels alliés la France et l'Allemagne peuvent-elles compter, chacune de leur côté ?
Avec le Brexit, Paris a perdu un allié fondamental dans le soutien au nucléaire, le Royaume-Uni. Après une longue période de flottement, la France a réalisé qu'il fallait renouer des alliances avec des pays dont elle n'était pas proche idéologiquement comme la Pologne, la Hongrie et d'autres pays d'Europe centrale.
En face, l'Allemagne peut compter sur l'Autriche, irréductible opposante au nucléaire, le Luxembourg, le Danemark, le Portugal… De chaque côté, on a un groupe de pays puissant qui est en mesure de bloquer les négociations.
Mais le « camp » pronucléaire gagne du terrain. Récemment, le soutien à l'énergie atomique s'est renforcé à la faveur de la crise énergétique et de l'arrivée de nouveaux gouvernements en Suède, aux Pays-Bas, en Italie… Le débat est en train d'émerger aussi en Espagne.
Cet affrontement risque-t-il de gripper durablement le « moteur » franco-allemand ?
Oui, il fragilise la relation entre la France et l'Allemagne, car nos économies sont extrêmement liées. Si l'un des deux pays va mal, l'autre en souffre, tant nos échanges commerciaux sont élevés. La relation franco-allemande est déjà sérieusement éreintée par des choix stratégiques divergents en matière de défense et une incapacité des industries, des deux côtés du Rhin, à travailler ensemble.
Propos recueillis par Vincent Collen
> Voir l'interview sur le site des Échos
Média
Partager