Europe : les nouvelles routes du gaz
La Croatie augmente ses capacités d'importation de gaz naturel liquéfié et devient un hub gazier pour l'Europe centrale. Partout en Europe, la chute des exportations de gaz russe pousse les Etats côtiers à muscler leurs infrastructures. Les flux énergétiques qui traversent le Vieux Continent sont bouleversés.
L’île de Krk, au nord de la Croatie, est connue des touristes pour ses criques paradisiaques bordant les eaux transparentes de la mer Adriatique. Elle le sera aussi, désormais, au titre de son rôle stratégique dans la sécurité énergétique de la Croatie et de l’Europe centrale.
A quelques encablures des plages, un navire gazier long de 280 mètres est amarré au fond d’une baie, à l’abri des tempêtes. Ce bateau bleu et blanc, le « LNG Croatia », n’en est plus vraiment un : il a été entièrement reconfiguré pour devenir un terminal d’importation de gaz naturel liquéfié (GNL). En deux ans, plus de cinquante navires méthaniers ont déchargé ici leur précieuse cargaison, en provenance du golfe du Mexique aux Etats-Unis surtout, mais aussi du Qatar, d’Egypte, du Nigeria, de Trinidad... Le gaz a été refroidi à moins 160°C dans les pays producteurs pour être transporté sous forme liquide. Arrivé à Krk, il est transbordé sur le « LNG Croatia » où il est réchauffé avec de l’eau de mer pour redevenir gazeux. II est ensuite acheminé à terre par le biais d’un gros tuyau, avant d’être mis sous pression et injecté dans un pipeline qui rejoint le réseau gazier croate, ainsi que des gazoducs en direction de la Slovénie et de la Hongrie voisines.
Renforcer les gazoducs
Boris Martic, le capitaine de ce bateau qui ne navigue plus, s’étonne encore de cette situation nouvelle pour son pays. « Tout autour d’ici, c’est bondé de touristes en été, montre-t-il du doigt depuis le pont ensoleillé du “LNG Croatia”. Il y a quelques années seulement, je n'aurais jamais imaginé que la Croatie devienne un hub d’importation de GNL ». La petite république, qui vient de rejoindre l’espace Schengen et la zone euro, ne compte pas s’arrêter là. La société publique LNG Croatia a décidé l’été dernier d’installer un deuxième module de regazéification à l’avant du navire pour doubler ses capacités d’importation à partir de 2024. II pourra alors accueillir un navire méthanier par semaine. Le réseau de gazoducs terrestres sera renforcé pour acheminer des quantités plus importantes de gaz.
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Avec l’effondrement des exportations de gaz de Russie l’an dernier, tout s’est accéléré et les marques d’intérêt se sont multipliées en Croatie, Hongrie et Slovénie. « Toutes nos capacités sont réservées jusqu’en2030 »,se félicite Ivan Fugas, directeur des opérations chez LNG Croatia. « Nous n'avons aucun mal à sécuriser les volumes nécessaires pour que le projet soit rentable », abonde le ministre. « La Croatie était historiquement le point d’aboutissement de tous les réseaux gaziers européens ; nous étions tout au bout sur la carte, rappelle Ivan Fugas. Aujourd’hui, les flux s’inversent, c’est nous qui serons l’un des points d’entrée ». Pour la première fois de son histoire, la Croatie va devenir exportatrice nette de gaz... même s’il s’agit en grande majorité d’un gaz qu’elle aura elle même importé.
Elle n’est pas le seul pays à voir son rôle bouleversé par la crise énergétique qui secoue l’Europe. Presque tous les Etats disposant d’une façade maritime se sont lancés dans la course au GNL. L’Union européenne en a importé 100 millions de tonnes l’an dernier pour remplacer le gaz russe manquant, moitié plus qu’en 2021.
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Les terminaux d’importation d’Espagne et du Portugal tournent à plein régime, alors qu’ils étaient à moitié inutilisés avant la guerre en Ukraine. Les quatre terminaux français sur la mer du Nord, l’Atlantique et la Méditerranée sont sollicités à des niveaux record. Et un cinquième terminal doit être amarré dans le port du Havre à l'automne. il sera flottant, conme en Croatie.
La revanche de la Grèce
A l’autre bout de la Méditerranée, la Grèce prévoit d’installer deux nouveaux terminaux d’importation semblables à celui de Krk « Athènes prend une revanche sur Berlin, commente Thierry Bros, professeur à Sciences Po. L’Allemagne se rêvait en hub gazier européen, grâce aux gazoducs Nord Stream l et 2 qui la relient directement à la Russie en passant sous la mer Baltique. Finalement, c’est la Grèce qui jouera ce rôle, à plus petite échelle, certes, en fournissant du gaz à la Bulgarie privée de gaz russe. »
L'Allemagne n’est pas en reste toutefois. Ultra dépendante du gaz russe qui alimente sa puissante industrie, la première économie européenne ne disposait d’aucune infrastructure d’importation de GNL avant l’invasion de l’Ukraine. Elle s’est immédiatement lancée dans l’installation de terminaux flottants comme celui de Krk ou du Havre, mais aussi terrestres, d’une capacité plus importante et qui nécessitent des investissements plus lourds. Ce changement d’époque se fait à marche forcée : le terminal de Wilhelmshaven, près de Brême en Allemagne du Nord, a déjà été inauguré par le chancelier Olaf Scholz le mois dernier.
« De Saint-Nazaire à Wilhelmshaven, en passant par les grands ports belges et néerlandais, la façade maritime du nord-ouest de l’Europe devient le principal point d’entrée du gaz, en substitution aux gazoducs russes aujourd’hui quasiment inutilisés », décrit Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre énergie de l’Institut français des rela tions intemationales (Ifri). Les flux gaziers sont bouleversés : « On passe d’un trafic qui était majoritairement est-ouest à un flux de l’ouest vers l’est et le centre de l’Europe, et aussi du sud méditerranéen vers le nord. »
Verrouiller la consommation
Cette inversion est visible en France, devenue à l’automne exportatrice de gaz vers l’ Allemagne grâce au renforcement d’une interconnexion à la frontière, en Moselle. Avant l’invasion de l’Ukraine, c’étaitle contraire : la France importait généralement du gaz russe qui transitait par l'Allemagne. Les États-Unis, premier foumisseur de GNL du Vieux Continent, sont les grands gagnants de cette redistribution des cartes, même si Vladimir Poutine en est à l’origine.
« Depuis la présidence de Donald Trump, Washington poussait les pays européens comme l'Allemagne, la Grèce ou la Croatie à développer leurs capacités d’importation de GNL pour réduire leur dépendance à la Russie, reprend Marc Antoine Eyl-Mazzega. La guerre en Ukraine a validé la pertinence de ces investissements.»
Cela coûte cher. L’ensemble des dépenses annoncées depuis un an par les Européens pour leurs capacités gazières est évalué à 7milliards d’euros par l’ONG Global Energy Monitor. C’est le prix à payer pour assurer la sécurité énergétique du continent, et maintenir la compétitivité de son industrie face aux concurrents américains ou moyen orientaux qui ont accès à une énergie meilleur marché.
« Étant donné le danger que représente la flambée des prix, qui a coûté plusieurs centaines de milliards l’an dernier, sans parler des risques de coupures, ces dépenses ne paraissent pas invraisemblables»,estime le chercheur de l’Ifri.
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Ce grand retour de la Russie, personne n’ose en parler ouvertement aujourd’hui, mais il est jugé inéluctable par certains parce qu’il est, en temps normal, beaucoup moins cher que le GNL. Boris Martic, le capitaine du « LNG Croatia », se montre sans illusions : « Toutes les guerres finissent un jour, et quand celle-ci s’achèvera, la Russie enverra à nouveau du gaz ». Cejour-là, le Croatia LNG n’aura plus qu'à larguer les amarres, et dire adieu à l’île deKrk.
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